← Retour

L'amour fessé

16px
100%

Le cours de cette histoire a rejoint celui de ma vie. Que ces pauvres feuillets, qui contiennent tout le passé, aillent le retrouver, aillent dormir à la place qui leur est due : sous la poussière… Pourtant, mon Dieu, avant d'en finir avec tout cela, permettez-moi de me tourner vers vous et de vous dire :

« Seigneur, il n'y a pas de raisons pour que vous n'existiez pas et mon malheur ne m'a pas fait douter de vous, car je sais que j'en suis seul responsable ; je m'étais, tout jeune, accoutumé à ne vivre que dans mes rêves, et comme j'avais toujours dirigé au gré de mon désir cette vie imaginaire, l'idée ne m'était pas venue qu'il pouvait, dans la vie réelle, en être autrement. Seigneur, nous sommes vos enfants, mais des enfants terribles ; si votre puissance est infinie, nos aspirations sont sans limites, et malgré toute votre bonne volonté vous n'arriveriez jamais à nous satisfaire.

« Il me semble tout de même, Seigneur, que vous avez été quelque peu injuste envers moi. Il exista, évidemment grâce à vous, une enfant vers qui semblait me pousser votre grande main mystérieuse. Nous autres, Seigneur, nous n'avons pas votre clairvoyance, et vous devez nous excuser de mal comprendre vos desseins, puisque vous les avez voulus impénétrables ; je pouvais bien me tromper de cela ; dès lors, pourquoi ne pas m'avoir éclairé tout de suite, pourquoi n'avoir pas retiré le fer de la plaie quand elle n'était pas encore trop profonde et que j'en aurais pu guérir?

« D'ailleurs je ne vous demandais en somme rien d'impossible, je n'étais pas bien exigeant ; il était si simple, si logique, si naturel que ce rêve se réalisât! Nous avions grandi, elle et moi, l'un près de l'autre et ne l'aimais-je pas comme il doit vous plaire que l'on aime, depuis toujours et pour toujours? Je comprends que vous ne puissiez pas contenter la plupart des hommes dont les désirs sont multiples et variables, mais pour moi, qui n'avais qu'un désir, vous n'aviez vraiment qu'un mot à dire, qu'un geste à faire, et je vous assure que par la suite je ne vous aurais plus importuné jamais… Pardonnez-moi, Seigneur, je crois bien vous avoir accusé d'injustice, mais les mots dépassent ma pensée ; vous seul savez ce que vous faites ; peut-être que des douleurs comme la mienne ont leur place marquée dans l'enchaînement des lois éternelles, qu'elles vous sont nécessaires pour pousser le monde vers la grande fin de vous seul connue… Il n'y a pas moyen de discuter avec vous ; nous ne pouvons que vous implorer. Voici donc ma prière suprême :

« Vous me voyez, depuis des ans, chercher l'oubli et le sommeil dans la solitude ; mais l'oubli fuit qui le cherche et, quand je veux dormir, je n'ai pas plus tôt éteint la lampe que des fantômes accourent et peuplent les ténèbres autour de moi… Que signifie cela? Vous savez bien pourtant que si elle venait frapper à cette porte je ne pourrais ni la maudire ni lui pardonner, que je n'attends plus rien, que je n'espère plus rien, que je ne suis plus rien… Pourquoi retenir près de moi le souvenir et la souffrance?

« Laissez au moins, Seigneur, dormir les morts. »

Chargement de la publicité...