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L'amour fessé

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Lilette n'était pas là et la pluie tombait.

Il est tellement d'instants de notre vie qui passent indifférents à nous-mêmes que nous revoyons éternellement ceux qui nous furent précieux pour quelque raison. Ils restent en nous, pareils à ces cailloux brillants que le petit Poucet semait le long de la route, et, dans la nuit de la forêt intérieure, lorsque nous revenons vers le passé, ils attirent nos regards et nous aident à nous retrouver nous-mêmes. Comme tout est présent en moi! Il me semble que je revois encore à travers la vitre où j'appuyais mon front une grappe de glycine que courbaient dans leur chute régulière des gouttes d'eau glissant du même point du toit. Ma tante m'avait prêté des livres d'images, mais, ce jour-là, je ne leur trouvais aucun intérêt. Soudain, dans le couloir un trousseau de clefs tinta aux mains d'un domestique qui passait, et ce bruit me ramena immédiatement vers un de ces rêves auxquels mon imagination s'amusait pendant des semaines, d'autant plus passionnément qu'elle ne tardait pas à leur donner toute la valeur de la réalité.

Au fond du couloir qui séparait l'intérieur de la maison était une porte que je n'avais jamais vue ouverte. Que se passait-il derrière la porte? Comme j'étais voluptueux et artiste à ma façon, je me serais bien gardé de questionner personne afin qu'une réponse toute simple ne vînt pas détruire d'un coup mes chères terreurs. Car j'étais charmé d'avoir peur. Le soir, le long des haies, quand je voyais une blancheur étrange ou une forme équivoque, je n'essayais pas de la bien regarder pour me rendre compte : j'avais vu la Dame blanche ou le loupérou[3]. Et, plus tard, dans mon lit, avant que ma mère s'éloignât de moi, je lui disais, en cet instant où les petites âmes balancées entre la veille et le sommeil s'expriment déjà comme si elles rêvaient :

[3] Loup-garou.

— Maman, tu ne l'as pas vu, toi, le loupérou, quand nous passions sur la route?…

Maman souriait, haussait les épaules et disait :

— Allons, dors.

Sa douce moquerie me vexait profondément ; mais ne faisait que m'assurer davantage de l'exactitude de mes visions. Et j'avais pour son aveuglement quelque pitié. Puis, quand la lampe était éteinte, tandis que des lunes de toutes les couleurs sortaient de mes yeux grands ouverts pour aller danser contre les murs, je voyais nettement auprès de moi, et non plus en moi, les êtres mystérieux que j'avais créés.

Certes, il devait y avoir derrière la porte fermée, à la Gontrie, les prodiges les plus effrayants ou les plus baroques. D'ailleurs, j'étais assez irrité de ne point parvenir à inventer une histoire qui pût dignement illustrer cette vague épouvante. Mais un matin, en me conduisant à la Gontrie, ma mère me conta la Barbe-Bleue. Ce fut pour moi une révélation. La chambre au bout du couloir, la porte à jamais fermée… Et la vieille gouvernante, qui s'appelait Anne!… n'était-elle pas la même que Sœur Anne, elle qui tous les soirs faisait semblant de coudre sur le plus haut degré du perron, comme en ces temps où le frère de ma bonne tante, la pauvre Madame Barbe-Bleue, était arrivé si à propos… Mon Dieu! ma grand'mère ne répétait-elle pas à qui voulait l'entendre que mon oncle avait été un bien mauvais sujet?… Elles dormaient donc là leur dernier sommeil, les sept Princesses pâles et sanglantes, en leurs robes de noces, et je n'avais, pour les voir, qu'à retrouver la clef-fée… Tels étaient les raisonnements que je me tenais pour la centième fois et jamais plus qu'en ce jour de pluie et de désœuvrement leur évidence ne m'était apparue impérieuse ; tout à coup, convaincu au point d'en oublier ma timidité, je poursuivis ma pensée à haute voix :

— Ma tante, je sais pourquoi tu penses à des choses, en regardant en l'air ; je le sais : tu as été reine autrefois, puis bien malheureuse…

Les yeux de ma tante interrogèrent les miens avec une sorte de curiosité affolée ; puis, secouant sa tête sous sa coiffe de dentelle et de jais :

— Mon pauvre petit, répondit-elle, tu ne pensais sans doute pas dire si vrai.

Comme sa voix était triste! Je demeurai devant elle rouge et fort piteux, baissant la tête et n'osant pas tourner mes regards de son côté parce que je sentais les siens fixés sur moi. Et je murmurai bien doucement :

— Est-ce que tu me permets d'aller jouer?

Je sortis du salon, bouleversé d'avoir vu m'apparaître ainsi toute nue la vérité de mes songes. Mais dès cet instant je ne sais quel irrévocable élan m'entraînait vers la porte, je m'y abandonnai. Et, d'ailleurs, qu'avais-je à redouter? Si j'avais possédé la clef magique, je l'aurais évidemment jetée au fond du puits, ou dans les eaux du Gave, par crainte de la tentation. Mais je ne l'avais pas. J'appuyai ma main sur la poignée, je savais bien que la porte ne s'ouvrirait pas ; je ne risquai donc rien à la pousser ; je le fis… Et, soudain, j'entendis grincer les gonds, je sentis le battant fuir devant moi, et le soleil, qui luisait follement après l'averse, me frappait à la face dans le corridor sombre.

J'entre et je regarde autour de moi. C'est une chambre comme les autres chambres, à cela près qu'on trouve étrangement en elle ce recueillement mélancolique des choses qui se sont déshabituées d'être frôlées par les hommes. A mon arrivée, elle dormait véritablement ; à présent, la table sous un tapis vieillot, les chaises et les fauteuils où l'on ne s'assied plus, le lit où depuis longtemps n'a dormi personne semblent me considérer avec étonnement et tristesse. Sur une console, dans une cage dorée, un oiseau de bois peint est perché, les ailes étendues, le bec ouvert. Mais au-dessus de la cheminée, en plein soleil, j'aperçois un tableau ; je l'examine un instant, puis je voudrais revenir vers des objets qui m'intéressent davantage, vers l'oiseau, par exemple ; mais c'est en vain, mes yeux ne peuvent plus le quitter, et je sens que je dois le regarder encore… J'y pense : il paraît que Léonard de Vinci inscrivit sur la toile de la Joconde une formule magique ; d'où l'attrait singulier qu'a le visage de cette femme ; on me conta même jadis que d'aucuns étaient devenus fous pour avoir contemplé ce chef-d'œuvre trop longtemps : peut-être celui qui peignit le tableau de la Gontrie, et qui certes n'était pas un grand artiste, était-il un grand magicien? — Peut-être.

Sur la lisière d'un bois, dans un pré où les marguerites sont grandes comme les arbres, sous un ciel plein d'oiseaux volants qui figurent assez bien des colombes, des Satyres ont attaché l'Enfant Amour au socle sur lequel sourit la statue de sa mère. A présent, dansant joyeusement, ils frappent de verges ses fesses nues ; le marmot divin pleure d'indignation et de rage ; il tente de briser ses liens et sa bouche s'ouvre comme pour crier à l'aide. Mais de partout le chœur des chèvrepieds arrive vers lui, triomphant et vindicatif ; une vie équivoque et silvestre grouille sous la feuillée, de rousses toisons se devinent derrière les haies, des cornes pointent entre les branches ; au loin, dans un sentier, un villageois et une villageoise, portant des javelles et des corbeilles, passent indifférents. C'est tout…

Et je demeure là, les bras ballants, les yeux écarquillés, et cette fascination est si puissante que je n'ai point pensé à être désappointé… Je n'ai pas trouvé les sept Princesses mortes ; mais il y avait mieux que cela dans la chambre fermée, et, en cet âge où l'on distingue encore mal son bonheur d'un pot de confitures, n'est-ce pas toute ma destinée que je viens d'y pressentir obscurément?

Des pas se rapprochèrent : c'était la vieille Anne qui me cherchait pour le goûter :

— Tu étais donc là?… Il y a un quart d'heure que je te cherche… Que regardes-tu? Cette image?… Tu vois, c'est un petit garçon qui n'a pas été sage ; et les diables lui donnent des coups de bâton.

Je la considérais gravement, et j'étais bien sûr qu'elle ne disait pas vrai.

— Allons, viens!

Mais je cherchais désespérément un moyen de ne point partir encore. Je questionnai Anne, qui était encline à bavarder :

— Qu'est-ce que ceci… et cela… et cet oiseau?

— Cet oiseau, répondit Anne, c'est ton oncle Barnabé qui l'avait fabriqué. Il avait mis dans son cœur une machine qui le faisait chanter : je ne sais pas quel était le système. Ton oncle est parti, nous avons tous perdu le secret, et le petit oiseau ne chante plus…


Ma pauvre tante, lorsque je vous revis quelques minutes plus tard, mon âme, en vérité, était prête à comprendre toute votre tristesse et il ne me restait plus qu'à connaître l'histoire de votre vie.

A présent, je la connais.

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