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L'amour fessé

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Le jour où fut baptisée ma sœur Jacqueline, au bras de M. de Parpelonne, qui était parrain, nous revint inopinément M. Laubamont. Il était arrivé la veille au soir dans le pays ; il nous parut bien vieux et bien triste. Tout de suite je lui demandai comment se portait Lilette ; alors il s'aperçut qu'il l'avait oubliée à Sérimonnes ; M. d'Escorral lui ayant proposé de faire atteler et d'envoyer une servante chercher la petite, il répondit qu'elle n'était pas indispensable et que, d'ailleurs, le voyage l'avait beaucoup fatiguée. On n'insista pas.

Mais, peu de temps après, comme nous venions de prendre nos quartiers d'hiver à Sérimonnes, j'appris que Lilette allait venir le soir même avec son père dîner chez nous. La journée se traîna dans la fièvre de l'attente. Vers six heures la clochette carillonna et ma mère dit :

— Voici nos hôtes…

J'étais assis dans un fauteuil, le dos tourné à la porte, et je pensais : « Jamais je n'oserai bouger, jamais je ne pourrai la regarder… » Puis une rafale intérieure dispersa ces pensées accablantes ; j'entendis le bruit des embrassades et les paroles de bienvenue ; je me levai brusquement : Lilette était en face de moi.

Quelle étrange surprise! Elle ne ressemblait pas du tout à l'image que j'avais peu à peu dessinée en moi-même ; elle avait grandi autrement dans la vie que dans mon rêve. Mais c'était en la voyant que je croyais rêver…

— Bonjour, Calixte, comment allez-vous? Hélas! je ne reconnaissais pas même le son de sa voix et elle ne me tutoyait plus. Déjà, aussi peu émue que si nous nous étions quittés la veille, elle s'était éloignée de moi ; dressée sur la pointe des pieds, menue et coquette, elle arrangeait sa coiffure devant la glace. Durant quelques minutes, je la détestai violemment ; puis je sentis les larmes me monter aux yeux et j'allai m'enfermer dans ma chambre pour les laisser couler à leur aise. Alors, peu à peu, l'apaisement se produisit ; en regardant en moi je constatai que la véritable image de Lilette avait soudain effacé l'autre et qu'elle était beaucoup plus belle. Je revins au salon irrité de mon injustice, et d'autant plus amoureux de le réelle Lilette que je me sentais coupable de l'avoir secrètement offensée.

M. Laubamont nous mit au courant de sa situation ; elle n'était pas gaie : les laboratoires et les appareils avaient englouti toute sa fortune et il ne s'en était aperçu que récemment, en ne trouvant plus dans sa poche de quoi payer une robe à sa fille. De plus, il se reprochait amèrement d'avoir poursuivi son but avec précipitation et impatience ; car, si le succès n'avait pas couronné des expériences accomplies dans d'excellentes conditions, c'était, à n'en point douter, qu'il avait proclamé prématurément l'infaillibilité de ses formules.

— Vous me direz, ajoutait M. Laubamont, que ce n'est pas un grand malheur de n'avoir plus un sou vaillant et que, d'autre part, les savants eux-mêmes ne doivent pas se laisser abattre par la constatation d'une erreur. Je vous accorde qu'il est également possible de réédifier une fortune et de faire une nouvelle tentative pour découvrir la vérité. Mais ce qui n'est pas possible, c'est d'obtenir un délai lorsqu'il plaît à notre maître inconnu de nous rappeler à lui… Hélas! j'ai bien peur que mon heure ne soit proche ; tous les jours je me sens plus débile, comme si mon cœur n'était plus capable de distiller du sang en quantité suffisante. J'avoue qu'il est assez vexant pour celui qui veut de ses propres mains créer la vie de se voir comme les autres soumis à la loi de la mort. Il n'importe : jusqu'au bout je poursuivrai courageusement mes recherches. Mais un savant doit procéder avec méthode ; je dois donc avant tout essayer de prolonger mon existence et, plus spécialement, m'enquérir des moyens par lesquels je puis donner à mon sang plus d'abondance et de vertu…

A huit jours de là, Yan Rescampane, le valet de M. Laubamont, vint nous apprendre la mort de son maître. En pleurant à fendre l'âme il nous conta comment tout s'était passé : le pauvre monsieur s'était injecté du sang de lapin dans les veines, et dès le lendemain il avait dû se mettre au lit, brûlé qu'il était par une fièvre à faire frémir ; puis des pustules lui avaient crevé la peau de la tête aux pieds ; mais il avait exigé qu'on n'avertît personne ; il était resté jusqu'au dernier moment sans inquiétude et avait déjà peine à faire aller la langue qu'il bégayait encore avec satisfaction : « L'effet se produit… l'effet se produit… » A présent il faisait horreur à voir et répandait une odeur épouvantable.

— Même, affirmait le domestique, quand j'ai quitté Balem, des poils pareils à ceux des lapins commençaient à lui pousser sur tout le corps.

A ce moment, M. de Parpelonne, accablé de douleur, fit son entrée et nous confirma la nouvelle. Troublés comme nous l'étions par cet effrayant trépas, ce fut pour nous un véritable soulagement d'acquérir de la bouche de notre ami la certitude que le détail des poils de lapin était dû à l'imagination affolée du pauvre Yan Rescampane.

Il me sembla très doux de me répéter que Lilette était pauvre et orpheline et de prendre dès ce jour, tout au moins vis-à-vis de moi-même, l'attitude de celui qui devait la protéger dans la vie. Mais j'eus tout d'abord, à son sujet, une grosse déception : M. de Parpelonne avait promis de s'occuper d'elle à M. Laubamont mourant qui, du reste, ne le lui avait pas demandé ; il nous fit part de cette promesse ; ma mère, de son côté, avait décidé de garder la petite chez nous et elle fit observer à notre ami que cela serait préférable pour tout le monde ; mais il ne voulut rien entendre.

Bientôt il prit l'habitude de nous arriver agité ou inquiet ; nous le questionnâmes ; il nous avoua que Lilette le faisait endêver :

— D'ailleurs, ajouta-t-il, cette enfant n'est pas tout à fait coupable ; le métier de père ne peut pas s'apprendre du jour au lendemain : j'y suis nouveau et c'est d'autant plus grave que je me fais vieux et que cette fille imprévue m'est tombée du ciel déjà toute grande.

« Ma chère amie, dit-il encore en se tournant vers ma mère, vous devriez bien me donner quelques leçons.

— Hélas! répondit celle-ci, vous avez passé l'âge d'aller à l'école et d'ailleurs on n'apprend pas la paternité comme une science. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de nous confier cette enfant.

Alors il objecta sa promesse qui, pour avoir été imprudente, n'en devait pas moins être tenue, puisque celui à qui il l'avait faite n'était plus là pour l'en délier.

— Attendez, dit ma mère après quelques minutes de réflexion, je crois qu'il y aura, si vous le voulez bien, un moyen de tout arranger… M. d'Escorral et moi nous vous aimons comme un père ; pourquoi ne viendriez-vous pas habiter avec nous?

M. de Parpelonne demanda deux jours pour prendre son parti et, sur le soir du deuxième jour, il vint frapper à notre porte avec ses hardes et Lilette. Nous l'installâmes dans les appartements de feu ma grand'mère et nous l'appelâmes désormais grand-papa. Ainsi, à quelques années de distance, les hasards de la vie me procurèrent un père et un grand-père, à moi qui ne m'en étais jamais connu ; je dois avouer qu'en cette circonstance tout fut pour le mieux et qu'il eût été difficile d'en imaginer de plus aimables et de meilleurs…

Dès qu'elle fut entrée chez nous, Lilette se confina aux côtés de ma mère ; c'était là que je me tenais ordinairement, mais je n'en fus pas jaloux, parce qu'il y avait place pour deux et que d'ailleurs on n'est pas jaloux de ceux que l'on aime. Ce qui m'attristait, c'était que ma présence semblait visiblement agacer Lilette. Après m'avoir subi quelque temps en silence, elle ne se gêna pas pour me dire que j'étais une femme manquée, qu'on me trouvait toujours dans les jupons et que je ferais bien mieux de suivre M. d'Escorral à la chasse. Je dus m'avouer qu'elle avait raison, mais tout de même j'aurais préféré que cette observation ne me vînt pas de sa part.

D'ailleurs, Lilette s'aperçut bientôt que les travaux féminins ne l'intéressaient pas ; près de ma mère elle demeura perpétuellement les bras ballants, les mains inertes, le front barré par la ride profonde de l'ennui. Cependant, ne trouvant aucun charme à la chasse, je m'occupais, solitaire et navré, à édifier des volières au fond du jardin. Un jour Lilette vint examiner ces travaux, me donna son avis, essaya même de se rendre utile ; elle avait un joli petit air humble et triste de chien battu ; pour la première fois la solitude et le désœuvrement la poussaient vers moi comme vers un refuge… A cette époque, je le compris assez bien pour lui lancer ironiquement que sa place n'était pas en la compagnie d'un garçon et que je n'étais pas allé la chercher. Mais Lilette n'était pas fière ; elle pleura, implora ma pitié, ouvrit son âme : il ne fallait pas lui en vouloir, elle n'était pas heureuse, elle était d'autant plus malheureuse qu'elle n'avait jamais su ce qu'elle désirait… Je m'attendris ; je lui dis qu'elle pouvait tout au moins être sûre de trouver en moi un ami qui saurait la plaindre et la consoler…

— Je ne tiens même pas à ce qu'on me plaigne, répondit Lilette…

Pourtant, désormais, elle ne me quitta plus. Nous errions ensemble dans les allées du jardin ou le long des routes, cherchant des sujets de conversation et nous résignant le plus souvent à nous taire. Lilette coupait brusquement au passage les fleurs qui se trouvaient à portée de sa main et, quand c'étaient des roses, elle les mordait. Parfois elle s'asseyait soudain : « Comme je suis lasse! » soupirait-elle. Et les larmes lui montaient aux yeux, et elle parlait d'elle, toujours d'elle ; la pitié qu'elle éprouvait pour sa personne la rendait éloquente ; tout la fatiguait et l'ennuyait, et, quand elle se tournait vers l'avenir, elle n'y voyait que du noir ; elle aurait voulu avoir déjà fini sa vie, n'avoir plus rien à espérer, à attendre… Les premières fois j'essayai de lui donner du courage.

— Voyons, Lilette, c'est stupide, à votre âge, de vous laisser abattre ainsi.

Je finis par m'attirer cette réponse :

— Mon ami, vous n'êtes pas sans doute un imbécile, mais vous ne me comprenez pas du tout.

Dès lors, quand elle se lamenta, je me gardai bien de l'interrompre ; mes inquiétudes personnelles suffisaient, du reste, à occuper mon esprit, Qu'étais-je pour elle? M'avait-elle pris pour confident, parce qu'elle voyait en moi celui sur qui s'appuieraient un jour sa faiblesse et son incertitude? En tout cas, cette faiblesse même et cette incertitude me la faisaient chérir davantage encore. Quel bonheur ce serait, plus tard, de veiller sur elle, de la protéger, comme aux jours où j'écartais en rêve devant elle les pierres et les ronces sur les sentiers de la montagne! Mais consentirait-elle à m'en confier le soin? Ses grands yeux sombres gardaient obstinément leur secret et, quand j'essayais de lire en eux, elle les détournait tout de suite. Parfois, aux heures où nous restions silencieux l'un près de l'autre, je pensais en frémissant : « Je n'aurais qu'à parler pour que le doute s'évanouît. » Mais est-ce je ne serais pas mort de tristesse ou de rage si mon aveu l'avait laissée indifférente ou si elle en avait ri? Et je me taisais, attendant avec résignation qu'un mot, un geste d'elle me renseignât, et les jours succédaient aux jours avec des alternatives de désespoir et d'espérance, et jamais aucune lueur certaine n'éclairait le douloureux et doux mystère…

Je parlais du passé, de notre enfance ; mais cela était mort et Lilette s'en souciait peu ; du présent, et elle pleurait d'ennui ; de l'avenir, et elle avait peur. Un soir nous nous assîmes par hasard sur le banc où ma grand'mère nous avait jadis surpris pour ma honte à échanger un puéril baiser d'amour. L'intention me vint de rappeler cette aventure à ma compagne ; mais quand il fallut ouvrir la bouche, je fus véritablement terrifié et je me contentai de lui vanter en termes vagues le charme de l'endroit, le parfum des rosiers sauvages qui formaient une tonnelle au-dessus de nos têtes, la grâce de ces vieilles pierres rongées de mousse…

— Oui, fit Lilette, tout ce que vous me racontez est très joli ; seulement on est bien mal assis sur ce banc et vous devriez le faire remplacer.

A Vaugarrec, dans le désert de la montagne, elle se rapprocha de moi plus encore. Mais déjà j'étais trop lâche devant elle pour consentir à m'avouer que l'ennui était la vraie raison de cette sympathie ; lorsque nous revenions vers le château après une longue promenade, Lilette s'appuyait avec plus d'abandon à mon bras et c'en était assez pour mon bonheur… Vers la fin de l'été, par un après-midi déjà froid et triste, je la trouvai sur la terrasse en train de pleurer en embrassant la petite Jacqueline ; comme mes paroles de consolation n'avaient le plus souvent d'autre effet que de l'agacer et de lui inspirer des réponses désagréables, je m'empressai de tourner les talons ; mais elle courut à ma poursuite.

— Calixte, ne m'abandonnez pas… écoutez-moi… il faut que je vous parle.

Puis elle se mit à pleurer de plus belle et murmura :

— Non, pas maintenant, pas ici… Ne me demandez rien et venez demain matin au pic d'Astaran.

Elle y était déjà quand j'arrivai, assise sur la tombe de Blanche, et les rêves n'avaient pas menti. Faute de trouver rien de mieux, je m'agenouillai devant elle ; mais elle me releva doucement en disant :

— Ce n'est pas à vous de vous agenouiller, c'est à moi de vous demander pardon, pardon de vous avoir fait souffrir, de vous avoir fait attendre cette heure… Mais il ne faut pas m'en tenir rancune : je craignais de n'aller vers vous que parce que je n'avais jamais vu que vous dans la vie, je ne voulais pas affirmer mon amour alors qu'il n'était pas sûr de lui-même ; qu'en aurait-il été de notre bonheur si, à la première occasion, j'avais reconnu que je m'étais trompée? Vous savez comme je suis lâche, comme l'avenir me fait peur ; j'ignore tout autant qu'hier ce qu'il sera, mais je vous y vois, et cela suffit…

Je me reproche à présent de ne pas m'être abandonné alors à toute l'ivresse de ma joie ; c'est une coupe qu'il faut épuiser violemment quand elle nous est tendue, car nous ne savons pas si nous l'aurons un instant plus tard près de nos lèvres… J'étais assis près de Lilette, je tenais ses mains dans les miennes sans la regarder, et je modérais mon délire intérieur en me répétant sans cesse : « Il faut être calme, il faut être sage ; ce bonheur n'est-il pas tout naturel, ne l'ai-je pas prévu depuis toujours?… » Je me disais même : « Qui sait? ce n'est peut-être qu'un rêve cette fois encore… Si je me tourne vers elle, mes yeux la retrouveront-ils?… »

Et je murmurai, regardant toujours en face de moi :

— Dis-moi que c'est bien vrai, Lilette!…

Et alors je ne vis plus rien du tout : un baiser s'était posé sur mes lèvres, et parce que ce baiser avait soudain effacé le monde et Lilette elle-même, le bonheur semblait couler en moi comme d'une source surnaturelle, comme du sein entr'ouvert de l'infini.

Je connus quelques beaux jours. La joie nous rend égoïstes comme la douleur ; ébloui par elle, j'en oubliais de regarder Lilette ; j'énonçais mille espoirs, je faisais mille projets, et je ne pensais pas que mon amie pût désirer autre chose que ce que j'avais désiré pour elle ; je me rappelle aujourd'hui qu'elle souriait étrangement en m'entendant parler de la sorte, et qu'elle me répondait avec mélancolie, comme lassée à l'avance de tout ce que je lui promettais :

— Oui… oui… nous ferons tout ce que vous voudrez…

Peu après, nous redescendîmes à Sérimonnes. Quel bon hiver je prévoyais pour nous deux… Hélas! n'ai-je pas dès lors été coupable, par trop d'amour, de croire que mon bonheur et celui de Lilette étaient destinés à toujours se confondre, et n'est-ce pas cette idée insensée qui fut la cause de tant de désillusions?… Lilette, elle, voyait venir l'hiver avec une sorte d'angoisse. Elle disait : « Cela m'ennuie de revenir à Sérimonnes, il me semble qu'un rêve va finir, que je vais redescendre du ciel sur la terre… » En vain je lui parlais de longs soirs attiédis par notre tendresse, devant les flammes dansantes des grands feux, auprès de ceux que nous aimions. Tout cela n'avait pas l'air d'enchanter Lilette…

— Vous comprenez bien, me dit-elle un jour, qu'à Sérimonnes nous serons moins libres qu'ici. Je ne veux pas que vous avertissiez encore votre mère… A quoi bon? nous sommes trop jeunes pour nous marier tout de suite… Promettez-moi, Calixte, que personne, pour le moment, ne saura rien de nos projets?

Certes, je ne pouvais croire que Lilette eût aucune arrière-pensée ; je ne doutais pas d'elle après lui avoir entendu dire librement des mots que la crainte ou l'orgueil avaient si longtemps retenus sur mes lèvres. Mais cette cachotterie inutile m'ayant attristé, je me sentis environné de noirs présages. Ils tinrent leurs promesses : durant tout l'hiver, l'attitude de Lilette fut énigmatique, pénible, irritante. Elle semblait éviter de se trouver seule avec moi ; un instant plus tard elle m'écrivait de longues lettres. Elles sont brûlées depuis longtemps, mais ma mémoire a gardé copie de phrases entières : « Promettez-moi que nous serons heureux, j'ai besoin que vous me le répétiez… Je vous aime, je ne devrais pas être triste, dites-moi pourquoi je le suis… Jadis je n'étais pas sûre de moi-même ; il me semble que c'est de vous que je ne suis pas sûre à présent ; j'ai peur que vous ne me connaissiez pas, que vous ne vous fassiez des illusions sur mon compte… » Alors je m'empressais d'aller la rassurer, mais j'étais souvent mal reçu : « C'est tout ce que vous avez à me dire?… Ce n'était pas la peine de vous déranger! » Parfois je tentais de remplacer par un baiser ou une caresse les paroles impuissantes ; mais Lilette s'écartait de moi ou me repoussait : « Vous êtes fou… on peut nous surprendre. » Parfois encore c'était elle qui se jetait furieusement à mon cou, et puis, durant quelques instants, elle demeurait dans mes bras, les yeux clos, inerte et froide comme une morte… Bientôt elle devint fort dévote ; il fallut que ma mère l'accompagnât à la messe tous les jours ; je remarquai aussi qu'elles avaient ensemble de longs et secrets entretiens.

Au début du printemps, M. d'Escorral dut aller à Toulouse pour recueillir l'héritage d'une parente ; ma mère m'ayant engagé vivement à le suivre, j'y consentis, bien qu'à regret. Quand nous fûmes dans la grande ville, M. d'Escorral ne négligea rien pour me distraire ; tous les soirs il me conduisit à la comédie ou dans divers lieux de divertissement. Il était en relation avec plusieurs familles toulousaines, auxquelles je fus présenté, et je retrouvai là des jeunes gens qui avaient été mes camarades au collège. Ils m'accueillirent si aimablement que je ne pus refuser de prendre part à leurs plaisirs quand ils m'en prièrent. Je me rappelle quelques promenades en bateau, sur le beau fleuve aux rives empanachées de hauts peupliers, les gais repas dans les auberges riveraines, les longues parties de cartes dans les tripots, l'or luisant à la lueur des bougies ; je me rappelle surtout la nuit où, les seins nus, jolie et provocante, une grisette, chargée par mes compagnons de me déniaiser, vint m'offrir une bouche qui n'était pas celle à qui j'entendais réserver mes baisers… Je cédai par peur du ridicule ; mais quand je revis M. d'Escorral, j'étais tellement accablé de dégoût et de tristesse que je me confiai à lui, dans l'espoir de soulager ma conscience. Alors il fit de grands éclats de rire : je n'étais qu'un sot, j'étais resté trop longtemps pendu aux jupons de ma mère, et il fallait au plus tôt jeter ma gourme sous peine de voir les gens se gausser de moi… Il parlait très haut, d'une voix que je ne lui connaissais pas et détournait ses yeux des miens… Dès ce moment il me sembla qu'il se forçait pour rire et que ses conseils n'étaient pas sincères. Cependant, pour lui faire plaisir, je lui promis de rester à Toulouse après son départ, comme il m'y conviait. Au moment de me quitter, devant la diligence, il me remit une bourse pleine de louis d'or en me disant :

— Amuse-toi bien ; c'est de ton âge…

Et la lourde voiture s'ébranla… Je me revois encore, bien après qu'elle eut disparu, abaissant d'une main les bords de mon chapeau pour dissimuler mes yeux gonflés de pleurs, et faisant machinalement sauter dans l'autre la bourse pleine de louis d'or.

Durant quelques jours, j'essayai d'obéir à M. d'Escorral et de me rendre aux invites de mes compagnons ; mais c'était au-dessus de mes forces ; dès que je me retrouvais seul, je versais des torrents de larmes ; des rêves affreux troublaient mes nuits ; une fois, dans mon sommeil, je crus tenir Lilette morte entre mes bras ; je m'éveillai en sursaut et j'écrivis immédiatement aux miens que j'avais l'intention de revenir et que d'ailleurs mes ressources étaient épuisées ; M. d'Escorral m'envoya d'autre argent et quatre pages de moqueries. Alors je pris la résolution de ruser : dans les lettres que j'écrivis par la suite, je m'arrangeai pour lui faire croire que je devenais un parfait débauché ; mes appels de fonds se multiplièrent ; je criais misère sans répit et laissais pressentir de considérables dettes de jeu… La tactique était bonne ; on ne tarda pas à me rappeler.

Ma mère m'attendait à Tarbes en berline et nous partîmes sur-le-champ. Elle me dit, sur un ton d'affectueux reproche :

— Tu vas bien t'ennuyer avec nous à présent, mauvais sujet!

Elle semblait toute triste ; je ne pouvais pas faire durer la plaisanterie plus longtemps ; en riant, je tirai donc de mes poches tout l'or qu'elles contenaient :

— Regarde, m'écriai-je triomphalement, j'ai été sage, et si je t'ai fait croire le contraire, c'est que je ne demandais qu'a revenir.

Je m'attendais bien à ce que maman m'embrassât — ce qu'elle fit — mais non pas à voir ses yeux se remplir de larmes ; immédiatement je compris qu'un malheur était arrivé ; j'étais même sûr qu'il s'agissait de Lilette ; son nom était sur mes lèvres, où je le retenais éperdument ; et pourtant je voulais tout savoir…

— Maman, je t'en supplie, dis-moi tout!

— Mon chéri, calme-toi, ne me fais pas davantage de peine ; si vraiment tu l'aimais, comme je le crois, il faut que tu sois bien courageux : tu ne la reverras jamais…

J'écoutais accablé comme par ces chaînes que nous sentons parfois peser sur nous dans les cauchemars… Pourquoi ne devais-je pas la revoir? Des hypothèses se présentaient avec une rapidité vertigineuse : elle était morte, partie, mariée… J'envisageais en un instant toute l'horreur de ces événements possibles, et, chaque fois, l'étau qui broyait mon cœur semblait resserrer sa morsure…

— Tu ne la reverras jamais… Elle ne voulait pas d'autre époux que Dieu… C'est à Vaugarrec, l'été dernier, qu'elle m'a confié pour la première fois son dessein de prendre le voile. J'ai lutté, mon enfant : je croyais que ce n'était là qu'une lubie de jeune fille ; mais je me suis heurtée à une ferme volonté. Il ne faut pas la détester ; elle n'avait pas voulu qu'on te mît au courant, parce qu'elle se doutait, comme nous, que tu l'aimais, et nous t'avons éloigné au moment de son départ pour essayer de nous épargner à tous une douleur inutile…

Devant l'inexplicable duplicité de Lilette, mon accablement fit place pour un instant à la rage :

— Maman, tu as été sans le savoir complice d'une folle, d'une malheureuse!…

— Elle était malheureuse, mais non pas folle, répondit ma mère ; elle t'aimait comme un frère, elle me l'a dit bien des fois, mais elle n'aurait jamais consenti à être ton épouse, pas plus que celle d'un autre. Peut-être sous ses sentiments religieux cache-t-elle quelque lâcheté, quelque égoïsme ; mais il n'est pas généreux de l'en soupçonner et c'est, d'ailleurs, tellement inutile!… Apprends encore qu'elle est entrée au couvent comme d'autres dans la tombe, de son plein gré, sans doute, mais désespérément… Si tu avais vu sa tristesse, le jour qu'elle partit!… Il faut, mon enfant, lui témoigner par devers toi-même un peu de cette pitié que l'on doit aux morts…

— Maman, elle est affreusement égoïste, lâche et peut-être méchante… En tout cas, elle nous a menti, à toi, à moi, à tous… Tiens, regarde!

Et je lui mis dans la main les lettres de Lilette. Aux dernières clartés du jour elle en lut quelques passages avec une douloureuse stupéfaction ; et puis, après avoir réfléchi quelque peu :

— Mon petit, me dit-elle, j'aime presque mieux qu'il en ait été ainsi ; au moins, à présent, tu vois ce qu'elle vaut et tu finiras même par avouer qu'elle ne méritait pas tant d'amour…

— Maman, je l'aimais!…

— … Que tu n'aurais pas été heureux avec elle, qu'elle t'aurait fait souffrir de la pire des manières, c'est-à-dire sans le vouloir…

— Je l'aimais! Je l'aimais!…

— … Que c'était une malade, une détraquée, peut-être pis encore!

— Maman, dis-toi bien que je l'aime à présent davantage, parce que je la plains.

Nous gardâmes quelques instants le silence ; puis ma mère me dit en me serrant de toutes ses forces contre son cœur :

— Mon chéri, promets-moi que tu vas être sage, que tu te laisseras soigner et guérir? Pense à nous tous, à moi qui t'aime et que tu aimes, à M. d'Escorral, qui a tant souffert autrefois, à notre petite Jacqueline… Pense que nous pouvons être si heureux tous ensemble et que nous méritons si bien de l'être… Sois sage, et puis, tu verras, dans quelques années, que dis-je? dans quelques mois, comme tout ce gros chagrin sera loin…

Elle cessa brusquement de parler, comprenant, avec la merveilleuse lucidité de l'amour, la douloureuse inutilité des meilleures paroles. Et je restai, durant tout le voyage, appuyé contre elle, dans une épouvantable crispation de tout mon être, sans pouvoir rien dire, sans pouvoir même pleurer…

— Calixte, me demanda simplement ma mère comme nous arrivions à Sérimonnes, tu nous pardonneras bien d'avoir eu recours pour te guérir à un remède indigne de toi?…


Même à distance, même en considérant mon passé comme un étranger insensible pourrait le faire, j'essaierais vainement d'évoquer sans frémir la semaine qui suivit ce retour ; je sens encore vivante en moi l'horreur de ces jours accablés par la tristesse ou tourmentés par la colère, de ces nuits sans sommeil… Savez-vous ce que c'est que de ne plus dormir, d'entendre sans trêve une voix dans le silence, de voir un visage dans les ténèbres, de se souvenir avec cette minutie cruelle que l'esprit tourmenté par la fièvre apporte à ses travaux, de se répéter mille fois : « Il y a trop longtemps que la nuit dure, l'aurore ne reviendra plus. » Ah! je ne pense pas qu'on ait souvent, par amour, souffert de la sorte, et ceux qui auront lu ces pages trop vite ne m'accorderont sans doute que cette espèce de pitié qu'on a pour les malades, les exaltés, et les fous ; peut-être même mépriseront-ils tant de faiblesse ; mais le mépris m'est indifférent et je ne demande pas la pitié ; je voudrais seulement qu'on me comprît, je m'adresse à la raison et non pas au cœur. Ce que je pleurais alors, ce n'était pas un petit être vain et misérable, je pleurais un mort précieux : le cher espoir de toute ma vie ; où il n'y avait jamais eu que cet espoir, je ne voyais plus rien ; je ne me retrouvais plus quand je me cherchais moi-même, c'était la détresse absolue, la fin de tout, cet anéantissement de l'âme qui ne peut pas se concilier avec la vie persistante du corps et qui nous fait bientôt considérer celle-ci comme inutile et odieuse… C'est à ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ont souffert ainsi, que je fais appel, tandis que je me revois, derrière Balem, assis au bord d'un gouffre où gronde le gave, les yeux fixés vers le fond. Qu'ils s'imaginent à ma place… Est-ce qu'ils n'auraient pas alors pensé qu'ils étaient lassés, qu'ils avaient bien sommeil? Est-ce qu'une main plus forte que leur volonté ne les aurait pas poussés vers cet abîme, est-ce qu'ils n'y seraient pas tombés, comme j'y suis tombé?

Oh! surtout, qu'on ne m'accable pas en me reprochant cette lâcheté suprême : ceux qui se sont jetés dans les bras de la mort et que la mort a repoussés emportent d'elle un souvenir qui est leur punition éternelle ; toutes les douleurs terrestres, même celles de l'amour, peuvent s'oublier ; mais ce qu'on n'oublie pas, lorsqu'on a sincèrement voulu mourir, c'est la minute où l'on se détache de la vie, le remords inouï qui suit l'acte que l'on a cru définitif… Désormais, celui qui est passé par là, quand le malheur reviendra vers lui, ne pourra même plus se consoler avec la pensée du grand repos ; il saura, lui, que les tempêtes qui l'assaillent ne sont rien à côté de l'affreuse nuit qui l'attend, et, à ces moments-là, il reverra dans toute son horreur la face implacable sur laquelle il souleva le voile.

Des bergers me ramassèrent inanimé au bord du gave ; par miracle je ne m'étais pas blessé gravement ; mais à la suite de cette émotion physique et morale je restai deux jours évanoui… Quel étrange sommeil! j'entendais vaguement les voix de mes parents, et je me disais : « Je suis mort, et mon âme est revenue vers ceux que j'aimais… » Quand je repris connaissance, Lilette sanglotait auprès de mon lit, je crois même que ce furent ses sanglots qui me réveillèrent tout à fait.

A quoi bon me torturer longuement avec le souvenir des jours qui suivirent, les seuls où j'ai connu le bonheur autrement qu'en rêve? Je revois, sans trop oser regarder ces images, une Lilette ayant enfin l'air d'être heureuse et confiante près de moi, pendant ma rapide guérison et nos courtes fiançailles ; je me rappelle nos promenades à la Gontrie, les ouvriers qui chantaient en réparant la maison où nous allions vivre, le cortège nuptial sur la route jonchée de roses, et puis, à la nuit, la vieille Anne ouvrant les portes devant nous deux avec des mots de bienvenue…

Nous avons, dans la vie, une heure triomphale, celle où précisément le rêve et la réalité se donnent la main. Alors nous sommes parvenus au sommet de notre existence ; nous pensons même un instant y pouvoir demeurer ; nous oublions que la vie est une étape et que nous n'avons pas le droit de nous arrêter en chemin ; bientôt nous nous sentons poussés en avant ; étonnés, nous essayons d'abord de résister, mais toute résistance est vaine et la descente commence sur l'autre penchant de la montagne, d'autant plus précipitée que le sommet atteint était plus haut…

J'ai été bref sur mon bonheur par pitié pour moi, je serai bref sur mes désillusions pour ne pas lasser la patience des autres. Mon infortune, je m'en rends bien compte, fut d'une vulgarité et d'une banalité lamentables : en deux mots, je fus ce qu'on appelle indulgemment un mari malheureux ; j'aurais même pu remplacer ces derniers mots par un seul… Mais pourquoi me couvrir davantage de ridicule, puisque je ne saurais pas même avoir la consolation de m'irriter contre les rieurs? J'irai même jusqu'à leur accorder qu'il eût été plus élégant et plus sage d'oublier bien vite cette mésaventure. D'autres n'y eussent point manqué. C'est dire que les événements n'ont d'importance que celle que nous leur attribuons, que par suite les douleurs ne gardent tout leur sens qu'en nous-mêmes, et qu'il est peut-être exagéré de taxer les autres hommes d'égoïsme toutes les fois que nos petites misères ne réussissent pas à les intéresser.

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