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L'amour fessé

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II

Ce fut sur le tard de son mariage, et comme il ne s'y attendait plus guère, que le vicomte Pierre de la Gontrie eut un fils. Il s'en réjouit fort, mais sa femme en mourut. Il se trouva dans une situation pareille à celle du prince Gargantua vis-à-vis de son fils Pantagruel et de sa femme Badebec. Son caractère expansif, que celui de ma grand'mère rappelait, paraît-il, assez bien, se donna libre cours ; pendant quelques jours il remplit le village par les cris de sa douleur et de sa joie, et laissa tour à tour l'une et l'autre déborder en larmes ou en rires dans les bras de ses amis et de son intendante, qui était aussi sa maîtresse à l'occasion. Puis, comme il était lettré et avait jadis brillé à la cour de France par son esprit, il composa une poésie sur ce double événement ; je regrette fort de ne la point retrouver aujourd'hui, car, l'ayant lue jadis, je me rappelle que les ciseaux de la Parque y étaient bien agréablement mêlés à ceux de l'accoucheuse.

J'imagine qu'ayant ainsi essayé, avec l'aide des Muses, de mettre sa douleur et sa joie hors de lui-même, il lui advint bientôt, comme c'est l'ordinaire, de les sentir moins bruyantes en lui ; du reste, à défaut des Muses, le temps se fût chargé de cet office. Mais M. de la Gontrie n'en chérit pas moins le petit Barnabé, qui poussait gaillard, et qui, à n'en juger que par sa précoce bonne mine, promettait de ne point laisser s'évanouir de sitôt l'antique nom qu'il portait.

L'enfant grandit. Il était fort beau, mais un homme avisé n'aurait point tardé à s'inquiéter de son caractère. M. de la Gontrie, en son orgueil paternel, n'en faisait rien. Barnabé aimait à se promener au clair de lune en faisant des gestes exaltés, soit! c'était qu'il nourrissait déjà de grands desseins ; emporté, d'autres fois, et tout agité de furieuses colères, il rossait d'importance les domestiques : très bien! cela sentait son gentilhomme ; il chassait de race. D'ailleurs, il n'y avait point à mettre en doute l'excellence de ses dispositions naturelles, car il était fort dévot et craignait Dieu.

A vrai dire, ce qui semble avoir caractérisé dès l'enfance Barnabé de la Gontrie, ce fut une inquiétude qui ne lui laissait en paix l'âme ni le corps. Il semblait toujours qu'il lui manquât quelque chose, et jamais on ne vit dans ses yeux cette heureuse clarté qui témoigne d'une entière satisfaction physique ou morale ; ils brillaient toujours d'un éclat fiévreux. En outre Barnabé s'ennuyait perpétuellement, et il est probable que les efforts désespérés qu'il faisait à chaque instant pour sortir du lac bourbeux et stagnant de l'ennui lui valaient son inquiétude. Elle se marqua, lorsque vint l'adolescence, par une curiosité ardente, mais vite lassée de toutes choses. Il colligea et étudia d'abord les minéraux, les plantes et les insectes. Le vicomte Pierre accourait chez les amis : « En vérité, mon fils sera un grand physicien… » Mais Barnabé laissa bientôt la poussière s'accumuler sur ses collections. Alors il essaya de fabriquer une machine pour s'envoler dans l'air à la façon des oiseaux. Le vicomte menait grand train dans le village : « Mon fils deviendra un mécanicien glorieux, le plus glorieux des mécaniciens… » Le futur mécanicien manqua de se tuer en se précipitant du haut d'un toit, les bras armés d'immenses ailes de carton, et, dégoûté de ces expériences violentes, se plongea dans la lecture. Il dévora Rousseau et commença sur-le-champ un traité « du Bonheur ». Son père allait le récitant de porte en porte et s'exclamait : « Quel philosophe nous allons avoir!… »

Mais, quand il mourut, à quelque temps de là, le pauvre homme eût été bien gêné pour définir la partie des sciences ou des arts humains que son fils illustrerait. Ayant relégué les philosophes sur les plus hauts rayons de la bibliothèque, celui-ci, pour le moment, élevait de la façon la plus singulière divers animaux dans des cabanes et des cages par lui aménagées au fond du parc. Ces animaux étaient rangés par couples ; mais le mâle et la femelle y étaient d'espèces différentes ; un cerf était logé avec une jument, une biche avec un taureau, un gros lézard des rochers avec une couleuvre ; la cage qui l'intéressait le plus était celle qu'un bouc partageait avec une guenon de grande taille ; de celle-ci, un jeune homme du pays qui s'était mis en tête de courir le monde, M. de Parpelonne, lui avait fait don. Barnabé passait des nuits à épier ces deux animaux par un trou aménagé dans une planche ; ses yeux brillaient, ses narines frémissaient d'impatience ; le plus souvent ces bêtes se livraient à de tumultueuses batailles, d'où elles sortaient, l'une couverte de horions, l'autre meurtrie de coups de cornes.

Barnabé de la Gontrie voulait, comme on l'a peut-être deviné, renouveler par ces étranges accouplements certaines espèces d'êtres. Pour lui, il ne doutait pas que les jumarts, les licornes et les satyres n'eussent existé jadis ; pour qu'il fût donné aux hommes de les revoir, il suffisait de reconnaître les circonstances où les entrevues de leurs disparates parents risquaient d'être efficaces ; il y tâchait, et l'on va voir jusqu'à quel point d'impudence le conduisit l'ardeur qui l'enflammait pour cette science bizarre.

Il semblait en tenir surtout pour les satyres, à en juger par l'intérêt qu'il portait aux ébats, pourtant peu amoureux, du bouc et de la guenon. Sans doute il eût été charmé de voir cette race poétique se répandre dans nos montagnes, et jouer du pipeau près des bergers à l'heure des étoiles. Mais le succès ne semblant toujours pas devoir couronner son entreprise, il sépara la guenon de son compagnon, qui l'avait d'ailleurs fort endommagée, et attendit. Un soir d'automne, il entendit les bêlements du bouc bruire plus acres et plus chaleureux, ainsi qu'il arrive lorsque ces bêtes sentent l'amour en elles. La nuit allait descendre. Sous les voûtes du bois le vent soulevait doucement les tas des feuilles mortes, et l'on eût dit que dans l'ombre de jaunes toisons se traînaient sur le sol. Le moment était venu ; les yeux de Barnabé brillèrent plus que jamais ; il alla prendre la guenon et la conduisit dans la demeure de son époux imprévu. Mais celui-ci, comme par le passé, la reçut à coups de cornes. Barnabé dut se résigner à les séparer de nouveau, puis s'assit le front dans les mains.

Il y a lieu de croire que, réfléchissant ainsi, il porta soudain son attention sur un détail qu'il avait jusque-là considéré comme négligeable : ce n'était point une face de singe, mais bien un visage humain que les auteurs les plus compétents attribuaient aux satyres, et, sans doute, il en était arrivé à ce point de sa méditation, lorsqu'une jeune paysanne vint à passer. Il hésita un instant, puis se leva, l'appela. Dans l'obscurité, ils causèrent. La fille comprenait que quelque dessein difficile à énoncer troublait l'âme du jeune vicomte ; jolie, elle souriait de ses dents fraîches et sans doute eût volontiers accordé ce qu'elle croyait qu'on voulait obtenir. Elle se rapprocha, rit plus nerveusement. Alors Barnabé tira une bourse de sa poche, fit luire de l'or et, brusquement, expliqua à la paysanne ce qu'il attendait d'elle. Elle demeura bouche bée, puis tenta de fuir, ayant compris. Mais lui l'empoigna brutalement, et sans se soucier de ses cris la poussa dans l'étable. Il regarda : le bouc flaira longuement la femme, puis, soudain, se dressa contre elle, immense et obscène ; les cris de la prisonnière devenant plus aigus, des voisins s'émurent, des pas résonnèrent sous le bois ; alors Barnabé de la Gontrie, un peu gêné, ouvrit la porte, et ceux qui arrivaient, effarés, virent, la lune s'étant levée, un grand bouc en folie qui poursuivait une fille sous sa clarté bleue.

Mais quand l'histoire se répéta, ce fut un gros scandale. Ma grand'mère furieuse accourut et débita par devant son frère un sermon long et bruyant ; il l'écouta poliment, puis la pria de sortir, ce qu'elle fit avec toutes sortes d'imprécations. « Monsieur mon beau-frère, lui dit M. de Castel-Baigts, il y a meilleur usage à faire des filles. » Tout le village s'indignait et l'affaire aurait pu mal tourner, si mon oncle n'avait été le plus riche seigneur de la contrée, et si son nom n'avait commandé le respect, à défaut de sa personne.

Barnabé de la Gontrie abandonna ses expériences ; non point qu'il prît en considération l'opinion des hommes ; mais il ne pensait pas qu'il lui fût possible d'arriver pour l'heure à un résultat satisfaisant, et ensuite ces occupations le retenaient depuis assez de temps pour l'avoir lassé.

Deux ans passèrent, durant lesquels il stupéfia encore Sérimonnes par mille extravagances. Ainsi, lorsqu'advint ce que je viens de conter, le curé n'ayant pas voulu le laisser s'approcher de la Sainte Table, il le rossa sur la place, à la sortie de la grand'messe ; puis il se repentit, s'humilia, et finalement fit dans l'Église une confession publique qui sut émouvoir les cœurs les plus endurcis. Il faillit même se marier, mais au dernier moment M. d'Obezan, son futur beau-père, s'étant refusé à lui laisser voir sa fiancée toute nue, il cria bien haut qu'à ce marché il risquait fort d'être volé, et rompit avec éclat. Après quoi, un beau matin, il fit ses malles et s'en fut déclarer à son beau-frère qu'ait allait à Paris pour se former aux belles manières. M. de Castel-Baigts répondit que, quoi qu'il dût advenir, c'était pour le mieux, et Barnabé de la Gontrie monta dans le coche, fort content de lui-même.

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