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L'amour fessé

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III

Si Cadet Rémoulat revint des pays lointains en hiver, ce fut au printemps qu'en revint mon oncle Barnabé. Car il en revint. Et, de ce retour, je puis en parler autrement que d'après les dires des bonnes gens et de ma mère : j'étais là, et dans un âge assez avancé pour que mes yeux pussent y voir clair et qu'il fût loisible à mon esprit de s'émerveiller.

Nous étions à table quand les grelots du coche tintèrent sur la route. Les fenêtres étaient ouvertes. Nous mangions en silence, sans prêter grande attention au passage de la voiture publique, dont le fracas familier ne représentait pour nous qu'une des heures de la journée, aussi bien que les carillons du clocher ou les tintements de nos cartels. Mais le bruit des roues cessa cette fois devant la grille du jardin, et nous n'entendîmes plus que les grelots secoués et les pieds ferrés cognant dur le sol des chevaux arrêtés et impatients de regagner l'écurie. Le jour était déjà bas. Une petite chauve-souris entra, et décrivit au-dessus de nos têtes des cercles cocasses à la poursuite d'un but incompréhensible et changeant.

Nous nous regardâmes. La servante courut en hâte à la fenêtre, avec sa charge d'assiettes qui s'entrechoquaient. Tournés vers elle, nous attendions ses paroles. Elle dit :

— Il y a quelque chose pour nous, mais je ne sais pas si c'est un paquet ou un chrétien.

J'allai rejoindre Ursule à la fenêtre, malgré grand'mère qui bougonnait :

— Calixte, veux-tu bien rester à table!… Calixte, il n'y a que les enfants mal élevés qui se lèvent de table avant que les parents en donnent le signal.

Mais, avec un air de se jouer de moi, la nuit noire était survenue d'une minute à l'autre, comme il arrive parfois au printemps et à l'automne dans nos pays de montagnes. Je ne vis rien que des ombres qui s'avançaient dans l'ombre tandis que j'entendais leurs pas faire crier le sable. De plus près je distinguai un homme et une femme, et des gens qui portaient des bagages derrière eux. Le bruit de la sonnette dans le corridor vaste grelotta. Des portes s'ouvrirent. Des flambeaux éclairèrent les nouveaux venus.

La stupéfaction empêcha ma mère de parler, mais ma grand'mère s'écria :

— Hé, Dieu! ce n'est ni un paquet ni un chrétien, c'est mon frère.

Ce fut en moi, comme dans la maison, un grand remue-ménage ; mes idées sautaient les unes par-dessus les autres, se houspillaient, se bousculaient, pareilles à des enfants turbulents et déchaînés. D'après ce que j'avais entendu dire de mon oncle Barnabé, je l'imaginais sous l'espèce de la Barbe-Bleue ou même de quelque démon biscornu. Or j'avais devant moi un vieux homme à barbe grise, avec de bons yeux timides et tristes. Il regardait autour de lui, s'efforçait de sourire, n'y parvenait pas, voulait parler, ouvrait la bouche, puis ayant bredouillé quelques mots se taisait brusquement. Mais je savais que le diable peut nous abuser en prenant toutes les formes, et, lorsque j'eus porté mon attention sur la créature qui l'accompagnait, j'eus grand'hâte de me réfugier dans la satisfaisante terreur de l'opinion que je m'étais, jusque-là, forgée sur son compte.

C'était une petite créature menue et souriante, dont les yeux brillants, impudents et amusés, nous examinaient tous les uns après les autres. Ma science enfantine eut suffi à me la faire reconnaître pour sauvagesse, à la couleur cuivrée de sa peau et à l'étrangeté de son costume, si je n'avais trouvé plus séduisant et convenable de penser qu'elle arrivait du plus profond de l'enfer. Ni son esprit ni son corps ne semblaient pouvoir tenir en place ; lasse bientôt de s'occuper de nous, elle promena sa curiosité sur les objets et les meubles de notre salon à manger ; parfois elle tirait mon oncle par la manche et lui parlait dans une langue gazouillante, sans doute pour lui demander des explications ; mon oncle étant trop troublé pour lui répondre, elle fit la moue, puis sourit à un pot de confitures qui se trouvait sur la table ; déjà elle avançait la main vers lui ; mais l'attitude sombre d'Ursule l'ayant arrêtée en son dessein, elle s'assit par terre et se mit à jouer avec ses pieds. Enfin, s'étant aperçue de ma présence, elle rampa vers moi, engageante et amicale. Je me reculai lentement vers le mur, blême, et prêt à pousser de grands cris. Elle s'arrêta, étonnée, et courut à la fenêtre ; l'air était vif ; elle toussa : une petite toux argentine et violente ; alors mon oncle sortit de sa stupeur, et, terrifié comme une oiselle dont l'oiselet se penche au bord du nid, courut mettre sur les épaules de la petite diablesse un manteau qu'il portait sur son bras. Elle lui sauta au cou, rit, et revint vers nous cramponnée à son bras. Tout cela n'avait duré que quelques instants, et tous, ma grand'mère furieuse, ma mère apitoyée, Ursule et moi remplis d'étonnement et d'épouvante, nous nous taisions. Ce fut encore ma grand'mère qui rompit le silence :

— Eh bien, monsieur mon frère, vous voilà joli… Et me direz-vous, s'il vous plaît, ce que signifie cette singesse?

Mon oncle, ayant considéré sa sœur avec tristesse et résignation, répondit :

— C'est la fille d'un roi… en vérité, ma sœur… la fille d'un roi au pays malais, et je vous demanderai des égards, beaucoup d'égards…

Ma grand'mère, tout en s'indignant, fit de grands éclats de rire :

— Des égards! ah! ah! ah! voilà qui est bien! Des égards pour cette créature qui n'est sans doute même pas baptisée, et qui ne pourrait m'intéresser que si je la nourrissais dans une cage à la manière d'une perruche!…

Barnabé de la Gontrie inclinait vers le sol sa tête déplorable ; il murmura :

— Vous n'êtes pas assez indulgente, ma sœur… tout le monde n'a point le bonheur d'être sans reproches. Pour ce qui est du baptême, je puis bien vous dire que je ne désire rien tant que l'instruction de Miariza, que voici, dans la foi chrétienne.

Ma grand'mère haussa les épaules et, lasse d'être en colère, s'apaisa. Mais il en fut autrement d'Ursule qui, l'œil torve, allait grondant entre ses dents :

— Sûr que les peaux que le Diable a roussies de cette manière n'ont point de place marquée dans le Paradis.

Ce fut une grave question de savoir où l'on ferait coucher Miariza. On décida tout d'abord qu'elle occuperait au-dessus des écuries une chambre fort propre où nos cochers avaient dormi lorsque nous en avions. On chargea mon oncle de l'y conduire, quand le moment en fut venu ; mais alors cette petite se mit à pousser des cris épouvantables ; elle se jeta aux pieds de mon oncle, embrassa ses genoux ; de grosses larmes roulaient sur ses joues cuivrées et l'on eût dit qu'on méditait de la conduire à la mort. Finalement on dressa le lit de Miariza dans la chambre de Barnabé, sur la demande qu'il en fit, sans doute dans le but de nous rassurer. Ma grand'mère nous recommanda de barricader nos portes ; pour elle, elle n'y manquerait point, persuadée qu'il y avait tout à craindre de la part de nos hôtes. Quand je fus dans la chambre de ma mère, qui était aussi la mienne, je vis qu'elle ne tenait aucun compte de ces conseils et je lui en fis l'observation. Elle me répondit :

— Ta grand'mère dit et fait ce qu'elle veut… Mais il ne faut pas avoir peur de ton oncle : il est malheureux.

O ma chère maman, lorsque je vous revois aujourd'hui, vous partie à jamais pour ce néant que peuplent seules les songeries de ceux qui sont demeurés, c'est peut-être en cet instant de nos vies que vous m'apparaissez sous les traits les plus précieux et les plus émouvants. Vous êtes bien belle encore, maman, et si jeune sous vos grands cheveux blonds dépeignés pour la nuit! Je me suis jeté dans vos bras et j'y pleure de toutes mes forces. Comme j'ai honte d'avoir eu peur de mon oncle et de la petite étrangère pour le vain plaisir de jouer avec cette peur! Pourtant, lorsqu'il était entré, n'avais-je pas entrevu tout ce qu'une destinée blâmable peut cacher d'infortune et d'innocence? Vous m'avez presque fait comprendre dès ce jour-là que ni les bonnes actions ni les mauvaises ne dépendent de nous, et qu'il n'existe en réalité qu'une vertu, celle de savoir plaindre. Et c'est pourquoi, aujourd'hui, où que vous soyez, que vous puissiez ou non m'entendre, il fallait que je vous remercie d'avoir, par ces quelques mots, ouvert toute grande pour ma petite âme la fenêtre qui donne sur les pays merveilleux de la pitié et du pardon.

Mon pauvre oncle Barnabé! Le lendemain, si tôt que je le vis, un irrésistible élan me fit sauter dans ses bras. Il en fut fort attendri. Mais déjà les signes de Miariza, à défaut de son langage, que je n'entendais point, me conviaient à jouer. Ma factice terreur de la veille était loin et ce fut avec joie que je me mis en devoir de courir après elle ou de m'en faire poursuivre ; j'essayai de grimper avec elle dans les arbres, mais elle était plus agile que moi et son rire clair tintait toujours bien au-dessus de ma tête, en des régions où, jusque-là, j'avais cru que les oiseaux seuls étaient capables de s'aventurer. D'autres fois, sur la prairie, après des courses folles, je parvenais à l'atteindre et nous roulions ensemble sur l'herbe en poussant des cris joyeux ; câline comme un jeune chien, Miariza s'amusait à me mordre tout doucement ; mais moi, alors, je ne bougeais plus ; un étrange plaisir faisait courir plus rapidement le sang dans mes veines, et je regardais ses yeux brillants et les traits délicats de son visage cuivré, et je respirais, pressé contre elle, un léger parfum de vanille et de thé.

De ce jour, ma grand'mère vécut dans la tristesse irritée de son cœur. Un grand malheur venait de la frapper. Une nuit, son chien Némorin avait été par mégarde enfermé dans la cuisine. Un cochon, orgueil de nos étables, y gisait éventré ; l'ingénieuse Ursule se proposait de l'accommoder en jambons et en saucisses. Mais la gloutonnerie de Némorin surpassait encore sa laideur ; pour charmer les ennuis de sa captivité, il dévora tant et tant de cette inépuisable pitance qu'on le retrouva, au matin, couché sur le carreau, le ventre tendu comme un tambour, la langue haletante, les yeux suppliants ; il mourut sur le coup de midi, malgré les soins qui lui furent prodigués, après une agonie fort douloureuse. J'étais dès lors le seul qui pût écouter les histoires de ma grand'mère et subir les conséquences diverses de sa tendresse. Mais la compagnie de Miariza me procurait des plaisirs plus séduisants et plus nouveaux, et, d'ailleurs, les récits de ma grand'mère pâlissaient singulièrement près de ceux au fil desquels, parfois, le soir mon oncle Barnabé, m'ayant pris sur ses genoux, se laissait entraîner. Que m'importaient Versailles, le roi, la reine et les coliques de la Polignac, alors que d'immenses et merveilleux horizons m'étaient tout soudain dévoilés?

Ciels contre l'azur de qui dansaient perpétuellement de chaudes poussières d'or!… Sous les flots transparents, auprès des îles, apparaissaient aux yeux des navigateurs, maritimes parterres de roses rosées, les floraisons des récifs corallins ; l'air du soir était animé par l'ardent bourdonnement des abeilles affairées autour du butin que leur fournissaient les arbres fleuris en toutes saisons ; et les parfums des fleurs sentaient déjà le miel des abeilles. Les indigènes à la peau cuivrée, à l'ombre des cases, se plaisaient à des jeux puérils et compliqués ; les bruits de leurs rires et de leurs disputes se mêlaient aux pépiements des perruches roses. Le long des humides prairies où la vie fermentait, où les raflésias monstrueuses épanouissaient à même l'écorce des arbres leurs fleurs purulentes et gorgées, les sœurs de Miariza passaient sur leurs chariots traînés par des poneys minuscules ; elles vivaient, oisives et heureuses, jouant avec leurs colliers de corail ou jonglant avec des balles de cornaline. Parfois les grands anthropoïdes, cachés sous les forêts des montagnes, avaient reniflé dans le vent leur odeur de vanille et de thé et venaient, égipans formidables, les ravir jusque sur les prairies du littoral. Au soir, les gongs résonnaient aux mains des prêtres ; d'île en île les voix monotones et sacrées saluaient l'apparition d'éclatantes étoiles, et le vent qui se levait faisait longuement frissonner aux frontons des pagodes le peuple aérien des clochettes de métal.

Et puis, un matin, la goélette repartait sur l'Océan, mollement poussée par les brises vers une autre île aussi belle et fleurie, vers un autre rêve…

C'était en ces pays que, pour l'instant, voyageait mon imagination. Ma grand'mère comprit bien que je lui échappais ; or ses souvenirs seuls l'intéressaient, mais elle ne les reconnaissait bien qu'en les racontant ; Némorin étant mort, nul auditeur ne lui restait plus ; alors les ressentiments qu'elle nourrissait contre mon oncle gonflèrent davantage son cœur et débordèrent bientôt en paroles amères et injurieuses.

Tous les matins mon oncle, tenant Miariza par la main, prenait la route de la Gontrie. Il allait à tous petits pas, revenait, repartait, allant chaque jour un peu plus avant. Mais l'angélus de midi sonnait toujours au clocher de Sérimonnes avant qu'il eût vu les briques du toit rougeoyer au milieu des branches vertes. Alors, se donnant à lui-même le prétexte de l'heure, il reprenait d'un pas presque allègre le chemin de notre maison. Il y avait environ huit jours qu'il était de retour et ce manège semblait devoir ne pas prendre fin, quand ma grand'mère accueillit mon oncle en ces termes :

— Ainsi donc, Monsieur mon frère, vous ne pouvez pas vous décider à rentrer chez vous? Avez-vous peur que votre noble épouse, soudainement transformée en furie, ne vous saute au visage… Ah! ah! ah! ah!… vous ne comptez pas pourtant passer ici le reste de vos jours? Nous n'avons que faire chez nous d'un vaurien de votre sorte, ni des guenons et autres bestioles dont il fait sa compagnie. Retournez chez vous… Si votre dame vous bat, rendez-le-lui bien, et fasse le ciel que l'un des deux reste sur le carreau et que l'autre crève à la suite de la bataille. Parbleu, ce ne sera point une grande perte!…

Nous venions de nous mettre à table. Mon pauvre oncle baissa le nez sur son assiette ; la cuiller tremblait au bout de ses doigts et bientôt des larmes tombèrent dans son potage. Je n'y pus tenir, et à mon tour je me mis à sangloter. Miariza, ayant vaguement compris, s'était levée et, regardant ma grand'mère avec des yeux brillants de colère, poussait des cris aigus ; tout son corps grêle et gracieux frémissait. Très triste, ma mère était sortie.

A présent que j'y pense, comme il y avait loin de ce pauvre homme si faible et si vieux qui pleura tout le jour en serrant Miariza dans ses bras à cet extraordinaire Barnabé de la Gontrie, qui avait ébloui Paris au temps de son orageuse jeunesse! Mais du moins les invectives de ma grand'mère eurent cela de bon qu'elles affermirent son courage. Le lendemain il s'arrêta devant la grille de son domaine, et enfin, le jour qui suivit ce jour, pour la première fois depuis près de quinze ans, il entra chez lui, et entendit les moineaux pépier, les dogues aboyer, le jet d'eau bruire, tandis que le vent vagabond du matin faisait grincer les girouettes et crépiter les unes contre les autres les aiguilles métalliques des sapins et les feuilles vernies des magnolias.

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