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L'amour fessé

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… C'est la nuit où notre voiture est entrée en quittant la Gontrie qui se perpétue, la nuit noire où passent des ombres. Mais ces ombres sont devenues très nombreuses et très bizarres. Parfois aussi des flammes entourent ma tête, et comment se fait-il qu'elle ne fonde pas au milieu d'elles comme un rayon de cire? En s'éloignant, ces flammes éclairent davantage les êtres qui peuplent le monde autour de moi. Je les reconnais : voici, au premier plan, mon oncle et Miariza qui semblent à chaque instant s'enfuir pour toujours ; çà et là volètent les bergers et les bergères de mes rideaux, et il y a encore Mme de Lamballe, dont la tête roule à mes pieds ; elle danse sans tête au son d'une chanson de ma grand'mère :

Quand je perdis la tête
Par amour de Tircis…

et cette chanson, à présent, je la comprends bien, et c'est vrai que la princesse a perdu la tête. Ma mère et ma grand'mère semblent bien passer dans ces parages, mais loin, bien loin de moi, et derrière un mur d'ombre si épais!… Je les appelle à mon secours… Hélas! jamais leurs mains ne pourront arriver jusqu'à moi, et l'horrible cauchemar, en s'éternisant, est devenu la réalité elle-même… — Puis c'est la nuit absolue, douce, reposante, où je me sens rouler comme une plume sur un fleuve de lait, et enfin un beau matin je me retrouve comme après un long sommeil dans mon petit lit. J'ai peine à bouger, tant je suis faible. Mais cette faiblesse ressemble à l'amollissement d'un immense bien-être, je me trouve très heureux, et je souris au soleil qui entre par les fenêtres ouvertes ; la vie a une saveur charmante et toute neuve… Ma mère est à mon chevet. Je l'appelle : « Maman… maman… » Comme le son de ma voix est drôle! Il me semble que je l'entends pour la première fois… Je reconnais des amis de ma famille, et M. le curé et M. Cabardos, le médecin… Parfois maman se penche vers moi et m'embrasse follement, en pleurant de joie. Ursule me raconte des histoires ; Lilette vient avec des livres d'images et, quand elle me regarde, ses yeux sont pleins d'une tendre curiosité. Jamais je ne l'ai trouvée si jolie ; je veux très souvent qu'elle m'embrasse, car ses baisers ont une véhémente douceur… Enfin, un jour, Ursule m'annonce que j'ai failli mourir, que j'ai eu très longtemps tout le feu d'une fièvre maligne dans la cervelle et qu'à présent je suis guéri.

Quand on me permit de descendre au jardin, l'automne y était déjà. L'herbe roussie et les arbres aux feuilles pourprées respiraient leur acre et douce odeur d'arrière-saison. Les porte-nouvelles bourdonnaient au-dessus des dernières roses dont ils suçaient la liqueur de leur trompe déployée sans interrompre leur vol précipité, immobile et sonore. Les chasselas et les malagas gorgés de jus pendaient en longues grappes aux treilles qu'animaient les abeilles gourmandes. Au crépuscule, on entendait sur les montagnes voisines les appels des cors pastoraux, et les moutons, qui sentaient déjà l'hiver dans l'automne, bêlaient vers la vallée et les chaudes litières des étables délaissées.

C'était à présent dans notre jardin de Sérimonnes que le domestique de M. Laubamont amenait Lilette tous les jours. Nous nous y promenions, paisibles et sages, sans plus avoir de goût pour les jeux bruyants dont nous avions jadis fait si souvent nos délices. Nous allions l'un et l'autre sur nos douze ans. Qu'elle était jolie! D'épais cheveux noirs encadraient son fin visage un peu pâle, et j'aimais bien, quand elle riait, à voir ses petites dents briller derrière ses lèvres. Mais Lilette ne riait guère ni ne parlait : Lilette, vous étiez déjà un puits profond de silence et de mystère. Quand nous étions assis dans le jardin, elle laissait souvent reposer sur moi ses yeux sombres ; que se passait-il derrière leurs voiles, dans cette petite âme? Je disais : « A quoi penses-tu, Lilette? » Et les yeux noirs devenaient encore plus noirs : « Je ne pense à rien… je ne pense à rien, » répondait-elle.

Ainsi, pour la première fois, j'étais soucieux de voir en Lilette Lilette elle-même, et non plus seulement la compagne préférée de mes plaisirs enfantins ; et l'inquiétude de cette énigme se confondit dès lors avec celle d'un naissant amour… J'aurais voulu être très grand déjà, très fort, et emporter mon amie dans un pays lointain où j'aurais été roi, où elle aurait été reine ; nous aurions habité des palais fastueux que mon rêve construisait avec minutie (comme vous y auriez été belle en petite reine, Lilette!). Et j'imaginais tous les soirs, avant de m'endormir, notre départ pour le beau pays, au galop d'un cheval fougueux, sur une route qui escaladait l'horizon des montagnes.

J'avais eu bien souvent le désir d'interroger les miens sur ce qui se passait à la Gontrie. Parfois, sans prendre garde que j'étais là, on avait tenu des propos qui m'avaient laissé pressentir un grand malheur. Presque tous les soirs je voyais partir ma mère sur la route que j'avais jadis suivie tant de fois. Ursule l'accompagnait ; elles allaient très vite. Je ne sais quelle appréhension et quelle timidité m'avaient toujours empêché de demander à ma mère la permission de venir avec elle. J'ouvris mon âme à Lilette. Elle me dit simplement :

— Il ne faut pas parler de la Gontrie, nous n'y reviendrons jamais plus : ta tante est folle.

Je fus plein de tristesse et de terreur.

— Lilette, demandai-je, est-ce qu'elle est comme ce chien fou qu'on tua un dimanche devant l'église à coups de fusil?

— Je ne sais pas. Mon papa m'a dit : « Tu n'iras plus à la Gontrie, et Calixte et toi vous n'en parlerez jamais. » Tu vois bien qu'il ne faut pas que nous en parlions…

Pourtant, le lendemain, lorsque, après une nuit troublée de mauvais rêves, je proposai à Lilette de nous échapper à travers les champs et d'entrer dans le parc de la Gontrie une minute, rien qu'une minute, pour voir, les yeux brillants de ma petite amie me firent bien comprendre que j'allais au devant d'un désir secret. Nous partîmes. La journée était lourde ; de gros nuages s'amoncelaient sur les montagnes ; j'étais très las ; vers la fin, c'était Lilette qui m'entraînait : « Allons, viens!… » Une sorte de fièvre avivait le rouge de ses lèvres et le rose de ses joues.

Nous nous étions glissés dans le parc à travers un trou de la haie. Nous nous avancions à tout petits pas et, cependant, je reconnaissais les lieux où j'avais si souvent joué sans penser à rien qu'à la douceur des minutes fugitives. Mais à présent, à l'attrait de notre escapade audacieuse, à l'attente de prodiges effrayants, se mêlait en moi une mélancolie que je n'avais point éprouvée jusque-là ; déjà je pensais à des choses qui avaient été et qui n'étaient plus, déjà les eaux du fleuve où la vie nous entraîne tous roulaient à mes côtés des feuilles mortes…

Miariza! c'était au pied de cet arbre que vous aviez caché vos trésors naïfs… O Miariza, lointaine petite amie, rêve d'une saison d'été, où étiez-vous alors et où êtes-vous à présent? Distinguez-vous seulement aujourd'hui, si vous vivez encore, le voyage que vous fîtes dans nos pays des visions que les douces nuits de là-bas conduisirent en votre enfance autour de vos sommeils? Avez-vous mis le feu au bûcher funéraire d'un vieillard qui vous adorait et que vous chérissiez? Avez-vous pensé quelquefois au petit Calixte, et, par delà les mers, lorsque le soir tombe, le son des clochettes aux frontons des pagodes éveille-t-il en vous le souvenir des Angélus, Miariza qui fûtes un jour Marie-Agathe et qui, redevenue Miariza, attendez sous les arbres en fleurs, parmi les pépiements des perruches roses, l'heure où le Vieillard Aboua vous conduira aux bords de la rivière Oguilé, plus désirable que notre Paradis?

Et voilà ce que déjà je me disais, sous les feuillages du parc resté le même et où Miariza ne reviendrait plus… Tout à coup, Lilette me poussa derrière un buisson en me faisant signe de me taire. A travers l'entrelacs des arbustes, nous vîmes venir ma tante de la Gontrie. Elle allait à petits pas et regardait çà et là dans le vague ; parfois ses lèvres remuaient et elle faisait des gestes comme si elle avait conversé silencieusement avec une personne invisible et présente. Soudain là-bas, sur la route, la grêle chanson d'une vielle s'envola. Il n'y avait rien là d'extraordinaire, car, souvent, de petits Savoyards passaient par chez nous en faisant sauter des marmottes aux sons de leur instrument. Mais ma tante, s'étant arrêtée, parut écouter avec attention. Puis elle pinça du bout des doigts ses cotillons, et se mit à évoluer en sautillant sur un rythme que ses seuls souvenirs devaient dessiner en son esprit. Léocadie Logardin dansait.

Elle dansait, la tête renversée. Ce fut d'abord une promenade avec des arrêts brusques durant lesquels elle ouvrait les bras et souriait. La promenade devint plus lente : il semblait décidément que quelqu'un fût là que la danseuse conduisait à sa suite et vers qui elle se retournait comme pour l'appeler. Le mystérieux invité dut s'enfuir, car la danse s'accéléra en poursuite circulaire ; et cela dura longtemps. Après quoi ma tante mima la douleur et le désespoir ; ses gestes étaient brusques et incohérents comme des sanglots. Autour des cercles que suivait la danse, elle était emportée ainsi que dans un tourbillon ; les cercles se rétrécirent de plus en plus ; elle finit par tourner sur elle-même, puis, brusquement, s'arrêta. Alors elle se tint sur la pointe des pieds, les bras levés, comme pour prendre l'élan et se précipiter dans un gouffre. Enfin, ce fut une fuite éperdue sous les futaies et la danseuse disparut à nos yeux. Nous entendîmes quelques instants encore, sous ses pieds rapides, le craquement des feuilles mortes.

Nous nous disposions à la suivre et nous sortions déjà de notre cachette quand l'apparition d'Anne nous cloua sur place. Notre vue parut l'épouvanter ; elle accourut et s'écria :

— Allez-vous-en, allez-vous-en vite, petits malheureux!…

Nous n'en voulûmes pas savoir plus long et nous partîmes, dans notre émotion, plus vite encore que nous n'étions venus. Malgré la chaleur accablante, Lilette bondissait dans les prairies, légère, sans paraître lasse ; combien cela dura-t-il? J'avais soif, le sang bourdonnait à mes tempes ; parfois elle se retournait vers moi en riant, moqueuse… Que de fois dans ma vie je devais me rappeler cette course!

Nous arrivâmes enfin. Quand nous atteignîmes la petite porte de notre jardin, les grondements du tonnerre retentissaient avec un bruit de rochers déracinés roulant aux flancs des montagnes.

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