L'amour fessé
Ce fut une brillante journée d'avril et plus que jamais le beau temps remplissait les cœurs de joie, car c'était le jour où Sérimonnes célébrait sa bote ou fête votive qui est placée sous la protection du bienheureux Marc.
J'allais sur mes six ans. De grand matin, la vieille Ursule entra dans ma chambre et rangea près de mon lit un costume neuf. Je me levai précipitamment pour pouvoir l'admirer tout à mon aise. Il était question de ce costume depuis fort longtemps : on m'avait promis que, si j'étais sage, je porterais culotte pour la bote. Cette perspective m'avait comblé de joie. Aussi, lorsque j'aperçus le pourpoint bleu pâle à boutons de nacre, la large casquette de velours qu'ornaient des glands d'or à la dernière mode et surtout le pantalon de coutil crème qui était resserré en manière de guêtres sur les mollets, je conçus une idée très nette des progrès que cet événement faisait accomplir à ma personne. Je me sentis tout à coup très grand, très fort et prêt à marcher victorieusement vers l'avenir. Et ainsi je roulais dans mon âme des pensées d'orgueil.
Lorsque je fus habillé et que je me fus promené devant la glace, il me parut que je devais être tout près d'égaler les bergers de mes rideaux dont j'inventais chaque soir l'histoire avant de fermer les yeux, et qui étaient devenus mes parangons chéris de vaillance, de vertu et de beauté. Du reste, les compliments que me firent, tant aux vêpres qu'à la messe, les amis de ma famille ne me laissèrent aucun doute à cet égard.
Je sus garder jusqu'au retour des vêpres une attitude et des pensées conformes à la dignité de mon nouvel état, à savoir une démarche grave que n'intéressaient plus la couleur des cailloux ou les sauts mécaniques des sauterelles, une certaine onction dans les gestes de mes mains gantées de frais, et dans mon cœur un mépris indulgent pour toutes choses. Mais le temps se fit long et cette gravité me parut de mauvais goût. Vers le milieu de l'après-midi je me surpris en train de grimper dans les marronniers pour cueillir à même les feuilles les hannetons endormis dont les ventres marbrés et les fauves élytres farineuses étincelaient à portée de ma main dans les rayons du soleil. Ce fut à cet exercice périlleux qu'il m'advint de déchirer largement mon pantalon neuf. L'accident était tout au moins possible, mais je n'ai jamais été philosophe et il m'affecta profondément.
J'interrompis sur le champ ma chasse aérienne, fort inquiet de savoir si le dommage était réparable ; les grandes personnes n'ont aucune intelligence et, par suite, aucune pitié des infortunes qui frappent les petits ; on me répondit par une fessée bénigne, il est vrai, mais fort vexante, et ce qu'il y eut de plus triste, c'est que je dus reprendre les jupons que je croyais avoir délaissés pour toujours. Concevez-vous la honte d'un papillon qui se verrait redevenir chenille? Déchu de ma gloire, je méditais pour la première fois et fort amèrement sur la vanité des grandeurs et des joies humaines.
Ce fut là, en vérité, une affaire considérable. Mais soudain, au milieu de mes réflexions et de ma tristesse, j'entendis dans le jardin des cris d'indignation auxquels des sanglots répondaient. J'allai voir, et je compris que ma mère et ma grand'mère chassaient Marinounette Cantarel, la petite servante. Je ne manquai point d'exagérer très fort la portée de cet acte. Depuis mon enfance j'avais toujours vu autour de moi les mêmes domestiques, Marinounette, Ursule et Guilhem Cabrit ; si donc Marinounette quittait notre maison, ce devait être à la suite d'un crime irréparable et cousin germain de celui qui fit fermer les portes de l'Éden derrière nos premiers parents. Je questionnai ma mère sur ce méfait ; mais elle me dit tout net que cela ne regardait en rien un bambin de mon âge. Aujourd'hui je reconstitue facilement le drame tel qu'il dut se passer. Marinounette avait entendu le printemps à la manière des pauvres bêtes qui vont courbées vers le sol et louant Dieu. Avril!… Les boucs riaient dans leurs barbes auprès des chèvres ; les hannetons, sur l'herbe, tombaient des arbres, immobiles et liés ; les couleuvres, le soir, au fond du jardin passaient par couples près des viviers et, en voyageant, cinglaient l'air vibrant comme d'une double lanière… Pauvre Marinounette! elle avait en son cœur simple accueilli les conseils de la saison et les invites d'un voisin, et ma grand'mère, bien que les pages les plus éloquentes de Rousseau eussent fait les délices de sa jeunesse, n'avait pas jugé favorablement cette religion naturelle.
Tant et si bien que, dans le salon où ma mère, elle, et moi nous nous trouvâmes réunis quelques minutes plus tard, elle n'essayait même pas de mettre d'entraves aux paroles ardentes que la colère lui dictait. Bien sage, à l'écart, je me réjouissais, sans même oser me l'avouer, de ce que la mésaventure de Marinounette avait fait oublier la mienne. Mais c'était d'une âme fort troublée que je considérais la succession précipitée des événements. Un malheur, dit-on, n'arrive jamais seul ; c'est, peut-être, que la douleur et la tristesse qu'il laisse après lui jettent leur ombre sur les événements quelconques qui le suivent… En vérité, après avoir déchiré mon pantalon et vu chasser la servante, je prévoyais encore je ne sais quoi d'extraordinaire et même de redoutable. En silence, dans mon coin, sans guère m'occuper des images éparses par terre, j'écoutais les pas de la destinée en marche vers moi.
J'attendais. J'avais bien raison.
La colère de ma grand'mère n'avait pas encore pris fin que Guilhem Cabrit, fort effaré, annonça que Mme de la Gontrie était là et demandait à voir ces dames. Après quoi, il resta sur place, tournant son béret dans ses doigts, comme si le son même de sa voix, en confirmant ce fait, l'eût accablé de stupeur. Mais la fureur de ma grand'mère crut à tel point, et son discours devint si tumultueux que, dans ma mémoire, il en est seulement resté une sorte de bourdonnement confus entrecoupé de quelques paroles distinctes…
— Brbrbrbroum… une gueuse, ma fille, que mon pendard de frère alla ramasser dans l'Opéra… une danseuse… brbrbroum… Moi vivante, elle n'entrera pas ici, je le jure… brbroum…
Ma mère la laissa dire, puis parla tout doucement. Cette pauvre femme, insinuait-elle, payait après tout fort cher en ce moment les erreurs de sa jeunesse ; mais cela n'apaisa point Olympe de Castel-Baigts. Il fut ensuite question de moi. J'étais l'unique héritier de Mme de la Gontrie, il ne fallait donc pas l'accueillir trop mal. La discussion n'en fut pas moins fort longue avant que ma grand'mère se laissât convaincre.
— Soit, dit-elle enfin, je la recevrai, pour l'amour de vous et du petit. Mais n'espérez pas, ma fille, que je lui fasse un accueil très tendre.
Guilhem Cabrit, toujours immobile, attendait les ordres. Ma mère dit :
— Faites entrer Mme de la Gontrie.
Mme de la Gontrie entra. Elle s'avança vers ma grand'mère ; elle chancelait d'émotion. A l'antique cartel, quatre heures sonnaient, et le coucou vint faire son apparition : « Coucou!… coucou!… » Cette voix indifférente et comme ironique parut augmenter le trouble de la visiteuse. Elle s'arrêta, salua deux ou trois fois de la tête et bégaya :
— Ma belle-sœur, je…
Mais cette dernière avait trop présumé de sa bénignité. Elle se leva soudain, rouge de fureur. Il lui suffisait, du reste, de voir qu'elle intimidait les autres, pour que le courage bruyant qui lui était naturel s'accrût. J'eus peur qu'elle ne sautât au visage de la nouvelle venue tant l'élan de son indignation était impétueux. Fort heureusement elle n'en fit rien. Mais elle jeta loin d'elle l'ouvrage de tapisserie auquel elle était occupée et, le poing tendu vers ma tante, s'écria :
— Gaupe!
Après quoi elle partit précipitamment. Nous entendîmes le bruit des portes malmenées sur son passage et les aboiements rêches de Némorin qui, prenant fait et cause pour elle, avait bondi à sa suite.
Ma tante suffoquée se laissa tomber sur un fauteuil, puis de silencieuses larmes coulèrent sur ses joues ; alors ma mère se rapprocha d'elle et l'embrassa. C'était, je crois, la première fois qu'elle la voyait véritablement. Mais l'âme de maman était un beau vase de bonté et de mansuétude. Or, il y avait longtemps que ma tante avait perdu l'habitude d'être cajolée ; sa douleur contenue se donna libre cours ; ses sanglots furent bruyants, que scandait le tic-tac monotone du cartel. Jusque-là je n'avais point bougé. Il semble aux petits enfants que les grandes personnes soient des manières de divinités qui s'irritent parfois ou s'attristent, mais qui ne pleurent point ; ces larmes mirent ma tante au même niveau que moi, qui pleurais souvent, et je l'en aimai ; et je sus aussi la plaindre, car pour qu'une grande personne en vînt là, elle devait apparemment avoir été victime d'un malheur immense, que mon intelligence pressentait sans le comprendre, et devant qui je m'arrêtais, comme au bord d'un abîme, la pensée vacillante et les yeux troubles. En tout cas je me persuadai que le mieux était de régler ma conduite sur celle de ma mère ; de moi-même j'allais embrasser ma tante et quand elle m'eut rendu ce baiser et m'eut pris sur ses genoux, ce fut la première fois que je vis son sourire.
On ne peut pas pleurer toujours, ni même longtemps. Plus encore que le bonheur nous cherchons la consolation de nos peines et nous ouvrons nos âmes à tout ce qui paraît devoir nous l'offrir. Les bonnes paroles de ma mère calmèrent ma tante ; tout fut arrangé. Elles se mirent à parler de ces humbles et douces choses dont les vies sont tissues. On me laissa parfois l'occasion de placer quelques mots et, dans l'orgueil de me sentir volontiers admiré, je ne tardai pas à oublier les émotions récentes.
Maman promit qu'elle irait souvent à la Gontrie :
— Je laisserai ma mère tempêter, madame ma tante, dit-elle ; je la connais, elle s'en lassera très vite.
— Surtout, répondit ma tante, envoyez-moi souvent cet enfant. N'est-ce pas, petit Calixte, que tu veux bien venir à la Gontrie? Tu joueras avec Cécile Laubamont.
— Son père est-il ce M. Laubamont qui vit comme un sauvage au-dessus de vous, à Balem, en pleine montagne, avec ses alambics et ses cornues?
— C'est lui-même ; les bergers de là-haut le croient sorcier, et se signent quand, au crépuscule, ils aperçoivent à la lueur rouge des fourneaux sa haute taille qui se profile derrière les vitres. C'est simplement un brave homme, un peu fou, qui oublie parfois au milieu de ses études l'existence de sa fille. Je vous avoue que j'en suis presque heureuse, car ainsi la petite Lilette est presque toujours à la Gontrie. Elle est jolie comme un cœur, et, souvent, je m'amuse à m'imaginer qu'elle est à moi… Je suis sûr, Calixte, que Lilette et toi vous serez bons amis. Et puis je te donnerai une arbalète pour chasser dans le parc…
Dès lors, la Gontrie m'apparut comme une puérile terre promise, féconde en gâteries et bourdonnante de jeux. Mais, plus fortuné que le peuple hébreu, je devais l'atteindre le surlendemain du jour où ma tante, qui représentait ici la divinité, m'en eut révélé l'existence. Je partis de fort bon matin accompagné par Ursule. J'étais heureux ; la journée promettait d'être belle et, comme j'avais reconquis mes pantalons enfin réparés, j'allais dans la fierté satisfaite de mon cœur.