L'amour fessé
Or, à deux années environ du départ de mon oncle et la veille même de Noël, parut à Sérimonnes un personnage bizarre. Il avait les allures des voyageurs misérables ; il portait sur l'épaule un petit paquet au bout d'un bâton, et tenait dans la main une grande cage remplie d'oiseaux bizarres : apparemment il en était montreur et les promenait de bourg en bourg, ce qui devait bien plutôt l'empêcher de mourir de faim que le faire vivre. Sa barbe et ses cheveux étaient fort longs ; on devinait qu'il n'avait pas dû en prendre soin depuis de longs mois. Son teint semblait hâlé par les plus diverses intempéries.
Depuis déjà deux jours, il errait dans les environs de Sérimonnes. On savait encore qu'il avait demandé l'hospitalité à la vieille Félicité Doigtdieu, laquelle l'avait envoyé dormir dans l'étable auprès des vaches. Il paraissait plutôt innocent que malin, et, d'après les quelques mots que Félicité en avait pu tirer, il revenait d'un très long voyage, peut-être bien des Iles, et même de chez les Turcs. Ce qui intriguait davantage les gens, c'était que l'étranger, à plusieurs reprises, avait nommé certaines personnes de Sérimonnes, tout aussi bien que s'il y avait vécu de longues années.
Et l'on ne parlait plus que de lui dans le village. L'oncle du cordonnier Heurteau était parti jadis pour le Brésil ; on racontait qu'il était devenu roi chez les sauvages et dormait sur des lits luisants de diamants et d'or. Heurteau parlait volontiers de son oncle le Roi, qui lui écrivait, disait-il, des lettres très tendres et lui promettait sa succession, ce qui lui permettait de ne point toujours payer son dû chez les fournisseurs émerveillés. De tout le jour, il n'osa se montrer ; il croyait, comme beaucoup d'autres, avoir vu autrefois le visage de cet homme, et malgré qu'il n'ignorât point que son oncle ne pouvait être si jeune, il se sentait envahi par une appréhension qu'il ne parvenait pas à maîtriser.
Le voyageur traversa le village comme midi sonnait, acheta du pain et le mangea sur les marches de l'église. Malgré la saison, le soleil était chaud. La nuit, il avait gelé et la fontaine, sur la place, s'était prise ; à présent elle recommençait sa chanson monotone dans l'humble vasque. Le vieux chien du sacristain vint y tremper son museau dans le même temps que le voyageur y remplissait d'eau une sorte de calebasse. Celui-ci caressa l'animal, qui, l'ayant flairé, se frotta contre ses jambes et jappa d'aise trois fois. L'heure était douce ; sur le clocher, les corneilles profitaient du jour pour se quereller bruyamment ; les toits luisaient ; les pas d'un cheval et le grincement d'un char résonnaient dans l'air cristallin. L'homme écoutait, regardait. Bientôt, les curieux qui, cachés derrière leurs rideaux, ne laissaient se perdre aucun de ses gestes, le virent pleurer comme une Madeleine, accoudé à la fontaine, auprès de la cage où les oiseaux, charmés par le soleil, lustraient leurs ailes et voletaient.
Puis il s'en fut par la route de la Gontrie. Il semblait très las ; parfois il s'asseyait sur le bord de la route, regardait les oiseaux, s'assurait qu'il avait bien dans sa poche un certain papier et se remettait en marche après quelque temps. Il atteignit la grille de la Gontrie, entra et, sans hésitation, se dirigea vers la demeure. Les chiens au chenil n'aboyèrent pas. L'horizon rougeâtre engloutissait déjà le soleil ; les arbres étaient immobiles et nus ; la nuit serait froide : sur la surface du bassin qui allait de nouveau se prendre, le travail silencieux de l'eau faisait courir de légers frissons circulaires ; les allées étaient couvertes de brindilles cassantes de sapins et de larges feuilles mortes de magnolias qui, sous les pas, craquaient ; c'était le règne de l'hiver, de la tristesse et du silence. Seules les fumées qui montaient droites du toit bas et large révélaient qu'on vivait là.
La vieille Anne, qui vint ouvrir, regarda le visiteur avec inquiétude et curiosité. Elle aussi le reconnaissait vaguement. Il demandait à voir Mme de la Gontrie. Anne lui dit :
— C'est bon ; je vais la quérir.
Et elle disparut, après avoir fermé la porte et laissé le visiteur sur le perron, par prudence.
Ma bonne tante arriva, regarda l'homme et se mit à trembler très fort.
— Dieu du ciel! C'est Cadet… Cadet Rémoulat… et il est tout seul. Oh! mon Dieu, mon Dieu!…
Elle pleurait, son mouchoir sur la bouche, dans les bras d'Anne. Cadet Rémoulat ne comprenait pas, et restait sur le seuil, étonné qu'on lui fît un accueil si ému. Puis il prit une lettre dans sa poche, et bégaya :
— C'est moi… oui… J'arrive avec une lettre de mon maître et ces oiseaux qui sont pour vous…
Alors le visage de Mme de la Gontrie s'éclaira, elle se précipita vers Cadet Rémoulat, étreignit l'humble main qui avait porté la lettre.
— Anne, il vit et il ne m'oublie pas!… Que me dit-il? Qu'il me tarde de lire cette lettre!… Et ces oiseaux! comme ils paraissent avoir froid!… Oh! mon Dieu, il y en a un qui est en train de mourir…