L'amour fessé
Écrit en septembre 1865 par M. Calixte Vidal (de la Gontrie).
Ma sœur Jacqueline Lassort est venue ce soir me surprendre en ma retraite bordelaise de la rue du Vieux-Huchoir. Elle est entrée dans l'asile de la science environnée par un turbulent concert de frous-frous soyeux et d'éclats de rire. Comme elle est jeune et comme elle est belle! Bien que ma mère l'ait eue d'un second mariage et que je sois presque de seize ans plus âgé qu'elle, nous nous aimons très tendrement. Elle est arrivée ce matin pour choisir ses robes d'hiver et, demain, le train l'emportera de nouveau vers les Pyrénées et sa maison de Sérimonnes. Cette fois encore, elle n'a point oublié son pauvre grand. Elle m'a conté ses achats : elle a surtout parlé d'une robe de bal en soie ambrée avec des entre-deux en « blonde de Caen ». Moi, je contemple les yeux noirs de Jacqueline et ses lourds cheveux couleur de seigle mûr… A n'en point douter, voici une robe qui, de Sérimonnes à Tarbes, fera, cet hiver, bien des envieuses et vaudra bien des jaloux à ce bon Lassort.
Mais déjà ma sœur, en faisant la moue, a promené ses regards sur les objets maussades qui m'environnent. Voici les farouches in-folios, rangés en bataille sur les rayons de la bibliothèque, ou tristement épars sur le sol ainsi que des guerriers après le combat ; voici mes instruments d'astronomie, les télescopes dont les lentilles, dans l'ombre, sont braquées comme des yeux luisants et mauvais ; voici mes papiers noircis de grimoires, et les boîtes de mes violons alignées sur le sol, comme de petits cercueils où, pour un temps, les âmes musicales des mélodies sommeillent ; et voici partout la poussière des choses et, sur mon front, celle des souvenirs, qu'on nomme la mélancolie.
Et Jacqueline me gronde :
— Oh! le vilain, qui reste enfoui dans son trou, au lieu de revenir au pays, où il ne quitterait plus jamais sa petite sœur qui l'adore!…
Elle s'est jetée à mon cou et parle à présent tout près de mon âme. Ah! si c'était possible de partir avec Jacqueline, de recommencer la suite des jours et de les laisser couler doucement auprès d'elle, là-bas, dans la maison où je suis né, où elle vit heureuse à présent! Si la source des larmes ne s'était pas tarie à la longue, si je pouvais pleurer, devenir faible comme un enfant et me laisser guider par cette petite main, si c'était possible, mon Dieu!
Et Jacqueline dit encore :
— Écoute ; le soir, mon mari et moi, nous poussons quelquefois nos promenades jusqu'à ta demeure. Si tu savais comme le parc de la Gontrie est beau en ce moment! Bien avant d'y arriver, on sent l'odeur des magnolias ; ils sont en fleurs ; c'est une fête… Calixte, il faut revenir, il faut rouvrir les portes, il faut oublier.
Oublier!
Si Dieu le permettait, est-ce que cette grâce ne s'épanouirait pas en moi aujourd'hui, par ce bel après-midi d'été finissant, tandis que je sens contre mes joues, Jacqueline, la fraternelle caresse de vos bras et, dans ces tristes yeux, la jeune clarté des vôtres?…
Comme d'habitude, je ne réponds rien à la tendre requête de ma sœur ; je reste immobile près d'elle, les yeux cloués au sol ou perdus dans le vague ; puis je lui dis, d'une voix bien humble, bien suppliante, comme si je craignais qu'elle ne fût fâchée de mon entêtement :
— Petite sœur, je vais m'habiller, me faire très beau ; tu prendras mon bras… je serai si heureux… Nous irons dîner ensemble, et puis je te conduirai où tu voudras… Ce sera charmant de rentrer pour quelques instants dans la vie à côté de toi… J'avertirai Mme Lanselme, mon intendante ; tu dormiras dans ma chambre et elle fera mon lit dans la bibliothèque, ici…
Jacqueline m'embrasse encore. Je la quitte pour aller « me faire très beau ».
Oublier, Seigneur[1]!…
[1] Le lecteur sera gêné, durant ces premières lignes, par telle ou telle allusion à des événements qu'il ne connaît pas encore. Mais notre dessein bien arrêté est de ne rien changer aux notes de M. Vidal de la Gontrie (Calixte-Léonce). Un appendice explicatif, à la fin de l'Amour fessé, rendra compte de tout ce qu'il y a nécessairement de mystérieux dans cette sorte de prologue, et, entre autres choses, jettera quelque clarté sur les opinions tout au moins singulières que M. Vidal de la Gontrie professe un peu plus loin sur la musique. Avant qu'il nous raconte les aventures lamentables dont il fut témoin dans son enfance, que les curieux se contentent de savoir qu'il n'eut guère lui-même à se féliciter de la bonté du destin. (Note de l'Éditeur.)
Nous sommes allés dîner presque hors ville, dans un cabaret d'été où se réunit la jeunesse élégante. Jacqueline prenait naïvement plaisir à sa beauté. Les dandys se rapprochaient de nous, parlaient à voix haute pour attirer son attention et faisaient des mines en son honneur. Quelle jolie gaîté! Une fois elle s'est penchée vers mon oreille en murmurant :
— Ils te prennent pour mon mari. Comme je m'amuse! Et toi? Est-ce que cela ne t'amuse pas, d'être mon mari?
Charme tout-puissant de l'innocence! Je crois que j'ai pu sourire… Mais, hélas! qu'est-ce que cette enfant est allée dire là?
Ensuite nous avons écouté un opéra dans le théâtre solennel, somptueux et laid, œuvre de l'architecte Louis. La Déesse Musique peut-elle vraiment trouver en lui un temple digne d'elle? Quelle vaine prétention ont les hommes de la vouloir loger dans ce monument massif où elle ne doit déployer ses ailes qu'avec dégoût! Quels entrelacs d'immatérielles pierres, quelles effarantes et vertigineuses tours dressées jusqu'aux nuages lui fourniraient la demeure que sa divine essence est en droit d'exiger? Quel Piranèse pourrait rêver les escaliers fantastiques qui figureraient les ascensions par lesquelles elle nous amène jusqu'à la sphère des esprits errants?… En vérité la Musique n'a de temples que dans les âmes qu'elle daigne élire ; et c'est, d'ailleurs, une profanation de la faire servir à la seule délectation des oreilles, alors qu'elle porte en elle des forces péremptoires que notre devoir est d'utiliser.
En rentrant nous avons, Jacqueline et moi, parlé encore de Sérimonnes. A présent ma sœur dort derrière cette cloison, et sourit à de jolis songes où miroitent des robes de soie ambrée ornées de dentelles anciennes. Petite sœur, dormez. Moi, solitaire, je vais veiller ici toute la nuit. J'écouterai le vol tumultueux des souvenirs s'ébattre en soulevant d'antiques poussières. Et, déjà, les voici tous… Mais il en est un dont le fantôme passe et repasse inexorablement devant mes yeux. Attendez-vous, ô Spectre, les honneurs funéraires que l'infortuné Elpénor demandait au vieil Odysseus, dans le pays des Cimmériens couverts d'ombre et de nuées. Soit donc! Acceptez le récit que j'entreprends à présent, que je ne puis plus ne pas entreprendre. Les bruits du dehors se sont tus ; quand je tourne la tête, je vois, par la fenêtre, l'arête d'un toit découper un fastueux lambeau de nuit semé d'étoiles ; ma plume glisse doucement sur le papier ; une race effrontée de petites souris blanches, nourries jadis par la vieille dame qui me précéda en ce logis, aiguise ses dents sur mes bouquins et fait, par instants, grincer le silence ; je devine à côté de moi, dans la chambre, un souffle paisible, égal, heureux…
Puissiez-vous dormir ainsi toute votre vie, ma sœur Jacqueline!