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L'amour fessé

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APPENDICE A L'AMOUR FESSÉ

NOTE SUR MON ONGLE CALIXTE VIDAL, AUTEUR DU PRÉCÉDENT RÉCIT

C'est dans les papiers de mon grand-oncle Calixte-Léonce Vidal (de la Gontrie) que j'ai trouvé le récit qu'on vient de lire. Calixte Vidal mourut quelque vingt ans avant ma naissance ; il n'est pourtant aucune personne qui me soit plus familière. En voici devant moi un portrait assez médiocre, mais, paraît-il, fort ressemblant que fit de lui un peintre bayonnais du nom d'Etcheparre. Il est daté de 1863 ; déjà les parties claires sont devenues jaunes et les dorures du cadre se sont écaillées et ternies.

Ceux qui se firent peindre autrefois ont eu pour eux la vieillesse de leur vie, et ils ont ensuite, pour nous, dans leurs portraits, une vieillesse plus longue et non moins lamentable. Bien que mon grand-oncle Vidal fût jeune quand on le représenta ainsi, il m'apparaît dans cette image déjà ancienne comme émacié, débile et chancelant sous le faix d'un grand âge ; je sais bien pourtant qu'il mourut de bonne heure. Il a les cheveux blonds, le nez long, le menton aigu, et d'extraordinaires yeux pâles, dont les regards, tournés vers le rêve, semblent aller trop loin pour rien percevoir de ce qui est dans la vie.

Il épousa Cécile Laubamont, qu'on appelait aussi Lilette. Il l'aima, comme on le sait, du premier instant qu'il la vit, et l'on peut dire depuis toujours. Ce fut, si j'en crois ce que l'on m'a conté jadis, une fort jolie personne, svelte, brune, et de traits excessivement délicats et réguliers. Elle était taciturne et passait pour sournoise ; on racontait qu'à Paris son père avait dû la retirer d'une pension où, vers la quatorzième année, elle se levait, la nuit, pour aller mordre ses compagnes jusqu'au sang.

Je ne pense pas que mon grand-oncle et Cécile Laubamont aient jamais eu beaucoup de bonheur ensemble. Durant une dizaine d'années Lilette trompa son époux tant qu'elle put, sans pour cela lui accorder les compensations de gentillesse, d'affabilité et de bonne humeur qui sont d'usage en cette circonstance. Surprise par lui comme elle se livrait sous le toit conjugal à son passe-temps favori, elle obtint son pardon et disparut le lendemain en emportant ses bijoux et quelques louis d'or. Il paraît qu'elle a traîné à Paris une vieillesse misérable après avoir eu dans la galanterie, sous le nom d'Eléonore de Sérimonnes, son heure de célébrité.

Un jour, tandis que de vieux amis de ma famille remuaient des souvenirs, j'entendis dire :

— Cette Cécile Laubamont ne valait pas un liard, mais Calixte avait aussi bien des torts.

Je ne sais pas si mon pauvre oncle avait bien des torts, mais je sais que la fugue de la jolie Lilette mit le comble au désespoir de son cœur. Durant plusieurs mois il ne sortit plus de chez lui et, les yeux pleins de larmes, il répétait sans cesse à ceux qui l'allaient voir : « Je paie la dette de mon oncle Barnabé… » Même, à partir de ce temps-là, il eut, comme disent les gens de chez nous, une étoile dans la cervelle.

Un beau jour il congédia ses domestiques, disposa tout à sa fantaisie dans la maison et en fit sceller les portes et les fenêtres. Ce fut fini par un clair matin de mai ; on entendait tinter tout le long du ciel les clarines des troupeaux que les bergers reconduisaient vers les montagnes ; c'était la fin des lilas et le commencement des roses. Mon oncle s'assit sur la dernière marche du perron, pleura longtemps, et puis s'en fut, les mains dans les poches.

Je l'imagine sur la route de la gare, avec le haut chapeau de paille, la cravate sombre et la redingote à boutons de métal que je lui connais pour les avoir vus sur son portrait ; il va lentement, la tête baissée, en faisant tourner sa canne. Alors je me rappelle que ma bien-aimée grand'mère Jacqueline disait dans mon enfance, en relevant mes cheveux sur mon front :

— Il ressemble à notre pauvre Calixte…

Et les images se brouillent dans ma tête. Ce n'est plus Calixte Vidal qui s'en va sur la route, c'est moi qui pars à mon tour, sans savoir où, désespéré par mon malheureux amour pour une Lilette encore inconnue.

Mon oncle se rendit à Bordeaux, où il acheta une maison dans la rue du Vieux-Huchoir. C'était un petit hôtel de fort bon style Louis XVI, assez délabré à la vérité, et dans le grand salon duquel une vieille dame avait fait auparavant l'élevage des souris blanches. Calixte Vidal s'en arrangea fort bien et ne prit même pas la peine de le faire réparer. Il y vécut solitaire, dévoré soudain par un grand amour de la science et plus précisément des sciences occultes.

Je l'imagine volontiers, penché jusqu'à l'aube sur Jamblique, les Mysteria numerorum ou la Kabbala denudata. Déjà, le long des quais prochains, les voix et les jurons résonnent, les chars roulent, les grues grincent ; sur le beau fleuve houleux, les brumes se dispersent lentement ; il vient par la fenêtre entr'ouverte une odeur fade de vase et de pierres mouillées. Mon oncle lit et, doucement, sur la table, une des petites souris blanches de la vieille dame, sans trop redouter le lecteur immobile, s'est avancée ; elle flaire, épie, cligne ses menus yeux roses et s'accroupit sur ses pattes de derrière, le museau levé, coquette, méfiante. Mais Calixte Vidal est toujours immobile, et le petit animal rassuré commence à grignoter un des in-folios épars avec un bruit de dents fines grêle et moqueur.

Les jours passèrent. Mon oncle s'absorba de plus en plus dans ses livres et se passionna surtout pour la magie blanche. Il fit même paraître un Traité des Elémentals et des moyens de s'en rendre maître par la musique (à Bordeaux, chez Magnion, un volume in-8o, avec des vignettes représentant des évocations accomplies par l'auteur selon sa méthode, 1867). Un an après, comme il avait pris l'habitude de jouer du violon sur son toit par les nuits de lune, il glissa, chut dans la rue, et se tua. On ramassa près de lui son violon qui miraculeusement était resté intact.

A la Gontrie, les plantes grimpantes avaient masqué les fenêtres closes et depuis longtemps s'étaient rejointes au-dessus du toit. Les moineaux et les pinsons pullulaient parmi ces fouillis de verdure. Ainsi, dans la maison délaissée, le passé dormait sous un linceul de chansons. C'est moi qui ai rouvert les portes, après que la mort de ma mère m'eut fait maître de ce domaine et que le désir me fut venu d'aller habiter un pays depuis quelques années abandonné par les miens.

Or, quand les rayons du soleil rentrèrent dans la demeure, ils vinrent frapper un tableau dressé à dessein au milieu du vestibule : des Satyres y fessaient l'Amour enchaîné. Je ne savais rien encore… Pourquoi, moi aussi, à sa vue me suis-je senti l'esclave d'une crainte mystérieuse, pourquoi n'a-t-il plus cessé de hanter les pensers de mes jours et les rêves de mes nuits? — Depuis, j'ai retrouvé à Sérimonnes les mémoires de l'oncle Vidal et j'ai compris. J'ai compris que le mauvais génie de notre famille avait attaché à cette image sa fatale influence. Une nuit, furtif, comme pour accomplir une œuvre de magie et conjurer un charme néfaste, je me suis levé, j'ai allumé du feu et j'y ai jeté le tableau. Qu'ai-je fait là? Insensé! ai-je détruit cette image dans ma mémoire?… Elle existe toujours, et elle n'existe plus que pour moi. C'est contre moi seul, à présent, que s'exercera la force malfaisante qui restait enclose dans ce sortilège.

Et j'attends dans l'antique demeure celle qui viendra m'apporter la douleur, moi qui, de toute une race sur laquelle semble s'être acharnée une si étrange fatalité, reste seul aujourd'hui : seul, car bien que Barnabé de la Gontrie n'ait plus reparu jamais, il est probable qu'à défaut du bienheureux pays terrestre où il avait espéré voir ses inquiétudes s'apaiser, il a atteint depuis longtemps le port obscur où nous irons tous faire un jour l'escale définitive.

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