L'amour fessé
M. de Parpelonne, que le départ de M. Laubamont avait laissé tout inquiet et désorienté, devint soudain un familier de notre maison. Son instinct de vieil homme mélancolique lui avait laissé pressentir en ma mère une amie qui prêterait indulgemment l'oreille aux récits de ses souvenirs. Nous le vîmes bientôt arriver à toute heure du jour ; nous le reconnaissions avant même qu'il parût, au bruit de ses bottes qu'il cognait durement sur les dalles du perron pour en faire tomber la boue des chemins.
Un jour, il nous annonça que son jeune ami Sulpice d'Escorral allait arriver de Vaugarrec pour passer avec lui un jour ou deux à Sérimonnes ; il demanda de nous l'amener, et, comme il paraissait surtout craindre que la présence de cet hôte ne lui enlevât le plaisir de ses visites quotidiennes, ma mère lui en accorda bien volontiers la permission. D'ailleurs, Sulpice d'Escorral n'était pas un inconnu pour elle ; jadis elle avait joué avec sa sœur Blanche dans le jardin de Sérimonnes ou dans leur domaine de Vaugarrec ; elle avait longtemps pleuré cette amie morte à vingt ans.
Sulpice d'Escorral entra chez nous par un clair après-midi de Noël. A la mode des gentilshommes de la montagne, il était sanglé dans un justaucorps de velours, guêtre de cuir fauve et coiffé d'un large feutre ; la rudesse un peu sauvage de ses gestes et de sa voix ne m'empêcha pas un instant d'être certain de sa bonté ; il était de haute taille et fort bien de sa personne ; je remarquai surtout ses yeux : bien que très bruns, ils semblaient parfois vagues et comme noyés d'invisibles larmes ; on comprenait que pour toujours sur leurs regards était tombé le voile des tristesses soigneusement ourdies dans la solitude.
Les souvenirs communs firent les frais de la conversation et, naturellement, on évoqua surtout le doux fantôme de la petite sœur disparue. Sulpice d'Escorral l'avait adorée. Ils avaient vécu l'un près de l'autre dans le désert de Vaugarrec, n'ayant pour toute compagnie qu'un chapelain, une vingtaine de grands chiens et quelques vieux domestiques ; leurs amis les allaient rarement visiter ; n'ayant eu à dépenser leurs cœurs que pour une mutuelle tendresse, ils avaient été l'un pour l'autre tout le bonheur et toute la vie.
Et M. d'Escorral racontait les lointaines années, les soirs d'hiver passés près de Blanche devant les hautes cheminées où flambaient les feux de chêne : le vent se ruait contre les murailles du château ou galopait en hennissant dans les prochaines ravines ; il y avait des nuits où les grands chiens, au chenil, hurlaient en grattant furieusement aux portes, comme s'ils avaient senti passer dans l'ombre des animaux fabuleux ; la campagne était pleine de froid et de terreur… Oh! quelle immense joie gonflait alors le cœur de Sulpice, à la voir, elle, dans la grande salle tiède et bien éclairée, coudre, rêver ou lire, le front rosé par le reflet du feu… Puis venait le printemps et, dès les premiers beaux jours, elle allait cueillir à brassées les jacinthes sauvages, elle en remplissait la chapelle et toute la maison ; et l'air qu'on respirait n'était qu'un parfum, grâce à cet ange… Elle était si belle, si bonne, si divinement pure, elle était la petite fée des sommets, la petite fleur des neiges…
— Oui, je me la rappelle bien, disait maman : elle ne semblait pas faite pour la terre… Quelle douce créature! On l'eût dite pétrie, âme et corps, avec la neige vierge de vos glaciers… Et comme son nom lui allait bien! Aurait-on pu l'imaginer s'appelant autrement que Blanche?
— N'est-ce pas?… n'est-ce pas, sanglotait le pauvre garçon en baisant la main de ma mère pour la remercier.
Non, Blanche d'Escorral n'était pas faite pour la terre ; comme ses sœurs, les jacinthes sauvages, elle n'avait même pas attendu le milieu du printemps pour mourir. Et Sulpice racontait encore l'agonie imprévue et brève de sa sœur, ses paroles déchirantes : « Ne me laisse pas partir, je t'aime tant!… » sa mort par un matin de la belle saison, les jardins de la contrée dévastés sur trois lieues, les jeunes filles jonchant de fleurs les sentiers de la montagne, quatre mules blanches portant le cercueil au sommet du pic d'Astaran et la fosse creusée dans un glacier pour que les éternelles neiges recouvrissent la petite morte d'un linceul digne d'elle ; et puis la tristesse tombant comme une chape de plomb sur les épaules du solitaire, le bruit étrange de ses pas dans le château en deuil, les heures affreuses où il croyait la voir, où il lui parlait, et, pour oublier, parfois, les courses folles dans la montagne, les chasses féroces et, parmi les hurlements des grands chiens déchaînés, les combats corps à corps avec les ours et les loups.
M. d'Escorral revint souvent frapper à notre porte. Je remarquai bientôt que, quand il était là, M. de Parpelonne se résignait à interrompre ses récits de voyages et ne tardait pas à s'endormir. Dans les premiers temps, c'était pour moi un malin plaisir de le réveiller par des taquineries, mais cela paraissait agacer maman bien plus que mes enfantillages ne l'avaient jamais fait et je me gardai bien de recommencer.
Notre nouvel ami nous parlait de ses montagnes, en vantait éloquemment la beauté, faisait entrevoir à mon imagination un fantastique paysage de pics grandioses, de cirques où dormaient des lacs, de ravins où bondissaient des gaves ; plus loin c'était le déroulement d'un plateau où des entassements chaotiques de rochers bleus déchiquetés figuraient à la tombée de la nuit des villes apocalyptiques ; enfin, au seuil d'une forêt de pin, sur la frontière même de l'Espagne, le château de Vaugarrec érigeait ses quatre tourelles, vestiges des temps où il avait à se défendre contre les hordes pillardes des Vascons et des Sarrazins.
Ma mère, me semblait-il, n'avait pas grande envie d'interrompre M. d'Escorral ; mais il fallait bien qu'elle parlât :
— Quel charme ce doit être pour vous, lui disait-elle, de vivre dans ces vieux murs, au milieu du passé et de ses mystères!
— Madame, répliquait Sulpice d'Escorral, il n'est pas besoin de se tourner vers les jours enfuis pour éprouver le vertigineux émoi que nous cause le voisinage des mystères. Nous sommes sans nul doute environnés par tout un monde d'êtres et de choses que la plupart des hommes, emportés par la vie, ne soupçonnent même pas. Mais la solitude affine les yeux et les oreilles ; bien que la nature de nos sens nous contraigne à ne pas tout voir, à ne pas tout entendre, celui qui vit dans le désert se sent bien souvent transporté sur les limites de l'inconnaissable. Alors il se rappelle les chansons et les contes des bergers ; il pense aux esprits des neiges, aux loups-garous, aux fées ; il donne à tous les vagues murmures dont les nuits sont pleines une signification profonde, et lorsque, parfois, les troupeaux pris de panique galopent éperdument sans se soucier de l'appel des gardiens ou que les chiens, tous poils hérissés, hurlent au clair de lune sans cause apparente, il frémit, car il comprend que ces humbles bêtes voient plus loin et plus clairement que lui…
Quand il parlait de la sorte, je l'aurais volontiers écouté jusqu'au jour, les yeux tout ronds et la bouche bée. Mais bientôt ma mère appelait Ursule et lui disait :
— Emmenez le petit, il tombe de sommeil…
Et cela faisait travailler ma cervelle, car ma mère, j'en étais sûr, savait parfaitement que je n'avais pas envie de dormir.
Enfin, au bout de trois mois, elle me demanda :
— Si tu avais un papa, comme qui voudrais-tu qu'il fût?
Et je répondis sans hésiter :
— Comme M. d'Escorral.
Ah! quels bons baisers ma pauvre maman me donna ce jour-là!
Le lendemain, M. d'Escorral arriva de bonne heure, seul.
Il avait quitté son costume de velours pour une redingote et un pantalon à sous-pieds. Il aurait eu fort grand air s'il n'avait porté sur son visage et sur toute sa personne les signes d'une intense émotion. En s'asseyant il manqua de choir.
— Rassurez-vous, mon ami, lui dit ma mère, le petit veut bien.
Alors il se leva, les yeux pleins de larmes et, en bégayant « mon petit… mon bon petit… », il vint s'agenouiller devant moi. J'ai toujours été plus à l'aise devant les gens à qui allait ma reconnaissance que devant ceux qui me manifestaient la leur, et l'attitude de M. d'Escorral était plus gênante encore pour un enfant qui ne s'attendait guère à avoir des obligés de si tôt ; sans prendre le temps de réfléchir j'éclatai donc de rire à cet événement imprévu, mais ce rire me parut si vite déplacé qu'avant même d'avoir pu l'arrêter je fondis en larmes. Après qu'on se fut empressé à me consoler, mes sentiments penchèrent dans un autre sens et ne retrouvèrent pas de suite leur équilibre : je sentis la fierté gonfler mon cœur à l'idée que j'avais dispensé le bonheur avec un geste d'arbitre suprême ; en quoi d'ailleurs je ne me trompais pas, car ma mère eût immédiatement renoncé à tout si je m'étais montré tant soit peu inquiet en voyant qu'elle pouvait tenir à quelque autre que moi dans le monde.
Grisé par l'orgueil et les caresses, que l'on ne me ménageait pas, je me laissai aller à un bavardage sans frein ; ma timidité familière était loin ; j'avais oublié que je n'étais qu'un gamin et je finis par dévoiler le secret de mon cœur comme si l'heure en était véritablement venue :
— Moi aussi, je me marierai, quand Lilette sera revenue de Paris…
Je n'eus pas plutôt laissé échapper ces paroles que je rougis et les regrettai affreusement, craignant toutes sortes de moqueries. Mais non : maman, comme j'étais tout près d'elle, me prit dans ses bras et me considéra longuement avec une sorte de surprise peureuse. Aujourd'hui que je puis à loisir évoquer l'immense sollicitude dont elle entoura mon existence, je comprends qu'elle s'était doutée de ce qui se passait dans mon cœur fermé d'enfant, et que mon aveu la terrifiait en lui démontrant la naïve imprudence avec laquelle j'avais rempli ce cœur d'un unique rêve.
Nous demeurâmes à Vaugarrec l'été, l'hiver à Sérimonnes, et les jours continuèrent à couler pour moi tels que par le passé, à cela près que j'eus désormais un double horizon pour encadrer ma vie et une double tendresse pour veiller sur elle. M. d'Escorral alla me dénicher à Tarbes un brave homme de précepteur dont la science était tenue pour universelle ; même aujourd'hui, je m'en voudrais de croire que cette réputation était usurpée, car une connaissance approfondie de toutes choses prouve surtout à celui qui la possède la vanité de toute connaissance et ce fut là, sans doute, la raison pour laquelle mon précepteur négligea de m'apprendre rien. Je lui en ai gardé beaucoup de gratitude ; il fut prévoyant sans trop s'en douter : les enfants ont l'horreur de toute discipline intellectuelle, et le souvenir des mauvais instants que la plupart des hommes ont dû à la science durant leurs jeunes années les en détourne souvent dans l'âge où ils sauraient goûter le plaisir qu'elle dispense ; en vérité les hommes devraient tenir ce plaisir en réserve et se ménager prudemment le désir de s'instruire pour les jours où ils n'auraient plus rien à faire de mieux ; si je ne pouvais pas éprouver ce désir à présent, avec quoi remplirais-je les heures de ma vie?
Mais alors j'aimais bien mieux vagabonder dans la montagne. Devant ces libres espaces, mon imagination osait déployer ses ailes plus follement que jamais ; et puis, là, je ne craignais pas que l'arrivée soudaine de quelqu'un vînt me déranger quand ma pensée s'occupait au délicat travail qu'exige la construction des rêves ; pour mieux leur donner l'apparence de la réalité, je pouvais même, sans crainte de passer pour fou, faire les gestes, prononcer les mots appropriés à la circonstance : ainsi, lorsque je m'essoufflais à grimper le long d'une pente, je me retournais parfois, la main tendue, et je disais : — Prends ma main, Lilette ; sois un peu courageuse, nous allons arriver… Fais attention à cette pierre, à cette ronce… Attends…
Et je me baissais, et, comme si la pierre et la ronce eussent pu vraiment blesser ou entraver les doux pieds de ma petite amie, je les écartais du chemin…
Dans les premiers temps de leur mariage, ma mère et M. d'Escorral allèrent souvent au pic d'Astaran remercier la morte qui, reconnaissante de tant de piété et d'amour, avait, par une occulte et tendre influence, uni deux êtres créés pour puiser l'un dans l'autre un parfait bonheur. Ils m'y emmenèrent un jour. De là-haut, j'aperçus un merveilleux horizon ; les monts, sur plus de dix lieues, s'abaissaient peu à peu vers la plaine que l'on voyait au loin confuse, indéfinie et pareille à la mer telle que je pouvais l'imaginer. Je me serais cru volontiers sur la plus haute marche d'un immense escalier qui reliait le ciel à la terre. M. d'Escorral désignait du doigt certains clochers et disait des noms de villages ; mais je l'écoutais distraitement ; devant moi, dans une échancrure du paysage, un château en ruines apparaissait au flanc d'un mont ; je venais de reconnaître Balem, et mon cœur battait très fort. Certes, depuis le départ de Lilette, j'étais allé rôder autour de la maison où elle était née ; mais en cet endroit où je venais d'éprouver violemment les émotions que procurent à certaines âmes la contemplation de la nature et le voisinage de la mort, l'apparition inattendue de ces vieux murs prit pour moi une importance extraordinaire.
Depuis, je revins bien souvent au pic d'Astaran et là, debout sur une roche, tourné vers Balem, j'appelais « Lilette! Lilette!… » de toutes mes forces… Oui, c'était là qu'elle viendrait un jour me retrouver, là, devant ces montagnes et devant cette tombe que nous échangerions les promesses éternelles… Je contemplais au fond de moi-même toutes sortes de pensées grandioses et vagues ; et puis, il me semblait qu'une douce sympathie veillait sur moi… Ah! sous la neige, un cœur aimant de vierge endormie devait battre à l'unisson du mien!… Ainsi mon amour puisait une force nouvelle aux sources fécondes du mystère ; une étrange exaltation m'emportait pour ainsi dire aux cimes de moi-même ; je m'agenouillais sur le sol en murmurant des paroles délirantes et bientôt je croyais entendre, comme pour me pousser irrévocablement dans la voie de mon rêve, la petite morte d'Astaran murmurer à mon oreille le nom de la petite absente de Balem.