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L'amour fessé

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Il était dit que, jusqu'au bout, le ciel serait cruel pour ma pauvre tante. Peu de temps après, elle retrouva la raison. M. Cabardos, le médecin, en revenant de sa visite quotidienne, l'apprit à ma mère : Mme de la Gontrie gardait le lit ; elle était extrêmement faible, mais aussi sensée que possible ; elle lui avait plusieurs fois demandé que ma mère, en venant la voir, m'amenât. Et M. Cabardos ajouta :

— Vous pouvez lui faire ce plaisir : la pauvre dame n'en a plus pour longtemps.

Et Lilette vint avec nous. Nous trouvâmes ma tante dans sa chambre, assise sur un fauteuil ; elle était fort pâle. Elle fit signe à Lilette et moi de nous approcher d'elle, puis nous embrassa en pleurant. Nous ne parlions guère. Par la fenêtre ouverte nous regardions les sommets bleutés qui découpaient le ciel. Nous écoutions tinter des milliers de clarines ; car, sur les penchants, les troupeaux dévalaient en se rapprochant des villages ; leurs toisons floconneuses les faisaient ressembler à des nuages blanchâtres errant le long des montagnes. Puis, au loin, un berger entonna la vieille chanson de notre pays :

Ces montagnes qui sont si hautes
M'empêchent de voir où sont mes amours…

La voix traînait longuement, comme désespérée, sur les derniers mots : « Mas amous ount soun… Mas amous ount soun… » L'écho les répétait dans les vallées prochaines. Les autres bergers, ayant reconnu le chant fraternel, de montagne en montagne, reprenaient en chœur le lent, mélancolique et bizarre refrain : Diretoun, toun tène diretoun… Et la sonorité de l'espace amplifiait jusqu'à l'infinité son des voix.

Baissez-vous, montagnes, plaines, haussez-vous
Pour que je puisse voir où sont mes amours!

C'était la fin du jour. Déjà les feux s'allumaient sur les monts ; les fumées s'élevaient toutes droites en gerbes grises qui s'épanouissaient dans les nuages. Les clarines tintaient encore, mais plus doucement : on eût dit que le brouillard montant voilait leur son comme les lignes du paysage. L'angélus se traîna le long du ciel. Ma tante écoutait le chant, frémissante et accablée.

Si je pensais les voir ou les rencontrer,
Je passerais l'eau sans peur de me noyer.

Ma tante se leva brusquement, poussa un grand cri… « Diretoun toun tène diretoun », psalmodiait une dernière fois le chœur pastoral… Elle essaya de s'avancer vers la fenêtre ; elle chancelait… Ma mère ouvrit une porte et appela la servante : « Anne! Anne!… » Des pas dans le corridor… Cependant maman courait vers ma tante qui venait de tomber lourdement sur le plancher. Anne entra. Je m'étais réfugié contre le mur et Lilette m'avait suivi. Comme il avait fait froid soudain! il me semblait qu'il n'y avait plus que de la neige dans mes veines ; et quel silence! On n'entendait plus rien que les douloureuses exclamations de ma mère et d'Anne, parfois…

Ma tante était morte. Les bergers avaient fini leur chanson.

Il y eut à l'enterrement la plupart des personnes qui avaient assisté au dîner donné par Barnabé de la Gontrie. Je les revis de près au banquet funéraire, qui était alors d'usage chez nous. Cette fois ma grand'mère avait bien voulu être des nôtres ; elle essayait de dissimuler sa joie, car elle savait vivre, mais elle n'y pouvait pas tout à fait parvenir. Sa vieille amie d'Houeilhacq, pour la flatter, lui disait à mi-voix :

— Dieu est comme les bons jardiniers, il coupe les branches pourries sur les arbres de son verger.

D'autres déploraient le sort de cette pauvre femme, et Barnabé de la Gontrie était, à les entendre, coupable de sa mort. Quelques-uns enfin plaignaient Barnabé aussi bien que son épouse, et je pense qu'ils avaient raison. M. Laubamont racontait :

— Il avait des ailes, il avait des ailes, et rampait pourtant à la façon d'un serpent. S'il est mort, c'est que je ne savais vraiment comment nourrir une bête aussi singulière.

Mais M. de Parpelonne lui répondait :

— Tout cela n'est rien, mon cher ami, à côté de ce qui m'advint un jour à Singapore…

Et peut-être bien que ces deux hommes étaient encore les plus sensés, qui poursuivaient leurs pensées familières sans se préoccuper d'événements dont nous ne sommes pas les maîtres et du vain bourdonnement de la vie.

L'après-midi, je m'égarai avec Lilette au fond du jardin. L'automne agonisait ; l'odeur déchirante des chrysanthèmes se mêlait à l'arome amer des feuilles moisies. Nous regardions, au ciel gris, très haut, passer des vols triangulaires de grues. Je pensais : « Le jour de Toussaint, je partirai pour Toulouse et l'on m'y enfermera dans un collège. » Quelle tristesse! Je serrais parfois très fort la main de Lilette pour me sentir enveloppé par le cher regard obscur de ses yeux. Je me répétais : « Elle est tout mon bonheur… elle est tout mon bonheur… Je veux le lui dire, il faut que je le lui dise. Et nous nous en irons tous deux, bien loin, je ne sais pas où… »

Mais je ne disais rien de tout cela ; je ne savais que dire : « Ma petite Lilette!… » Elle avait passé son bras autour de mon cou. Nous nous étions assis sur un banc, un vieux banc de pierre rongé de mousse. J'inclinai ma tête sur son épaule et je sentis ses fins cheveux caresser ma joue. Je n'y tins plus ; je me mis à pleurer à l'ombre de ce voile odorant et tiède. C'était si bon, c'était si doux, c'était… c'était… Est-ce que je savais? Et je murmurai éperdument :

— Lilette, Lilette, il faut nous marier nous deux ; promets-le-moi, jure-le-moi…

Elle ne répondit pas, mais ses petites mains serrèrent mon front et attirèrent ma face contre la sienne. Elle était grave, et dans ses yeux noirs, si près pourtant de mêler intimement leurs regards aux miens, l'énigme demeurait encore. Que m'importait? N'étaient-ils pas dès ce moment deux lacs profonds où j'étais heureux de laisser mon âme s'engloutir?… Et, nos bouches étant toutes voisines, il se trouva que le Prince Amour apprit alors à deux enfants le baiser qui est le plus précieux de ses trésors.

Ce fut en cet instant précis que ma grand'mère, qui nous cherchait, nous aperçut. Sa voix résonna, terrifiante, à côté de nous. Mais je restai seul ; Lilette, souple et rapide comme une biche, avait disparu.

— Holà! holà! voici un garçon qui commence jeune à s'en prendre à la vertu des dames. Attends un peu, mauvais sujet!

Je crois avoir dit que, malgré son âge, ma grand'mère était fort vigoureuse… Elle me souleva de terre et me tint pressé contre elle, les bras et les jambes battant le vide : je sentais la rougeur de la honte et de l'indignation me monter ou plutôt me descendre au visage, et les sarcasmes impétueux, qui allaient leur train au-dessus de moi, me pénétraient comme d'atroces piqûres d'épingles, tandis que je sentais sur mon derrière la brûlure de la fessée qu'elle m'administrait méthodiquement, d'une main allègre et impitoyable.

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