L'amour fessé
Lettre écrite par Barnabé de la Gontrie à son épouse, tandis qu'il se trouvait en l'île de Bâli.
« Je vous prierai dès l'abord (ma bien chère Épouse) d'excuser mon départ imprévu. Il est, je le sais, aussi offensant pour mon renom de galant homme que pour l'amour que je sais que vous me portez. Mais je me rends justice en me disant qu'il n'y va point de ma faute ; je ne suis pour rien dans les ordres qu'un démon familier me dicte impérieusement, et c'est là ce qui me désespère. Si j'étais le maître de mes désirs, nul doute que je ne fusse demeuré près de vous, à cueillir des jours faciles sous le ciel de mon pays natal. J'envie ceux qui se contentent, durant leur vie, d'attendre le bonheur dans leur lit, et qui finissent par le trouver dans le calme même de cette attente. Mais le destin en a ordonné autrement de moi.
« Comme vous le saurez avant même qu'ouvrir ma lettre, je suis l'hôte des pays les plus lointains. Je partis dans l'espoir que, sous des cieux nouveaux, de nouveaux pensers s'épanouiraient en moi, et qu'un jour, peut-être, je trouverais le port bienheureux où s'apaiseraient mes inquiétudes. Si le ciel y consent jamais, je ne manquerai pas à vous le faire savoir.
« Après diverses incertitudes, j'advins à Bordeaux le huit d'avril, qui tombait précisément le jour de Pâques. Or, tandis que Cadet Rémoulat et moi étions, pour la promenade, le long des quais, nous rencontrâmes une compagnie de Levantins ; ils nous saluèrent fort poliment ; après quoi ils nous contèrent leurs voyages. Ils nous dirent qu'ils faisaient le négoce et arrivaient de Négritie. C'étaient de fort honnêtes gens et leur société me charma. Ils me firent des présents, qui d'un poignard, qui d'un arc curieusement ouvré. Je les priai à dîner, ce qu'ils acceptèrent. Ensuite, le garçon servant ayant apporté des cartes, ils m'apprirent un jeu en usage dans leurs pays ; c'est une espèce de brelan assez compliqué, qu'ils nomment mossib ; je perdis deux cents écus, non sans prendre beaucoup de plaisir. Cependant, mes nouveaux amis me racontaient force merveilles sur les pays qu'ils avaient visités, et j'admirai quelques belles filles qu'ils en avaient ramenées ; elles étaient d'une peau un peu brune à la vérité, mais grandes, fort bien faites, avec d'admirables yeux noirs et des dents les plus blanches du monde. Elles étaient originaires de Barbarie et vêtues, à la mode du pays, de tuniques blanches sur lesquelles tintaient des colliers de cuivre ; elles avaient des bagues à leurs pieds, lesquels étaient nus et fixés par des bandelettes de cuir sur des semelles de liège fin. Les Levantins comptaient en tirer profit en les vendant à de riches Turcs pour l'ornement de leurs sérails ; et, malgré que nul plus que moi ne soit bon chrétien, il me faut bien dire que j'ai regretté, lorsque je me suis séparé de tout ce monde, qu'on ne m'eût point élevé dans la religion de Mahomet.
« Les récits qu'on m'avait faits m'ayant mis en goût pour les voyages, je conçus le dessein de prendre la mer. Vous le voyez, j'avais raison : nos destinées sont des trames obscures où les événements sont brodés par le hasard, et nous ne sommes pas les maîtres de nous-mêmes… Je fis part de mon projet à mes amis les Levantins, qui m'approuvèrent ; ils m'offrirent même de me conduire à quelqu'un qui me vendrait un beau bâtiment. J'allai le visiter avec eux. Il me plut. Tout d'abord, j'en trouvai le prix un peu élevé, mais ces braves gens me firent comprendre qu'il ne fallait point lésiner sur l'achat d'un navire à qui on allait confier sa vie et celle de quinze hommes.
« L'Alcyon est une goélette de 120 tonneaux environ, élancée, légère et, malgré tout, solide sur l'eau. J'aime la longue ligne courbe de ses flancs et sa svelte mâture qui accueille heureusement le bienveillant essor des brises. A la proue, une sirène est figurée, les bras enchaînés à la coque, les seins droits et la face tendue, comme si toute son âme de captive était attirée vers le désir de la libre aventure. Que de fois, par les nuits chaudes, quand l'insomnie me forçait à délaisser mon étroite cabine, je suis allé m'étendre, à la pointe du navire, au-dessus d'elle! La calme mer était toute lumineuse et nous glissions insensiblement sur une immense étendue d'or phosphorescent où se déroulait à notre suite un sillage moiré. Je voyais la sirène au-dessous de moi, mais ma main elle-même ne pouvait arriver à caresser sa tête pourtant toute prochaine, et dont la chevelure dorée brillait dans le reflet de la mer. Elle était là, toujours près de moi et toujours insaisissable, et je pensais qu'ignorant à jamais ma présence la captive poursuivait, elle aussi, le cœur plein du désir des flots paternels, un rêve qu'elle ne réaliserait pas.
« C'est par un beau matin de soleil, à l'heure du reflux, que nous avons levé les ancres. Les quais, s'infléchissant le long du fleuve selon la courbe du croissant, orgueil des armes de la ville, semblaient danser dans la lumière tourbillonnante. Les jurons des porte-faix qui s'agitaient, la face empourprée sous les ailes du chapeau gascon, se mêlaient aux appels des matelots et aux cris irrités et baroques d'animaux étrangers que des montreurs achetaient près de nous. Et déjà le vent gonflait les voiles ; le pilote était à son poste ; le moment de partir était venu. Mes amis les Levantins m'avaient accompagné jusqu'à la goélette ; nous nous embrassâmes. Et nous pleurions tous à chaudes larmes.
« A quoi bon vous raconter en détail (ma bien chère Épouse) les péripéties de mon voyage, et qu'importe d'ailleurs à celui qui va cherchant par le monde les débris épars d'un rêve inconnu le souvenir des lieux où il promena vainement son espoir et son anxiété? Je serai donc bref. — Après avoir longé les rivages de Maroc, nous vîmes les sables torrides du désert expirer dans les flots de l'Océan. J'eus l'idée un moment de débarquer sur cette côte et d'y fonder un empire dont personne ne m'aurait contesté la possession, quitte à le rendre ensuite habitable par des conduits d'eau, ou d'une autre manière. Peut-être eussé-je trouvé dans l'exercice du pouvoir suprême des distractions qu'une vie ordinaire m'a refusées. Mais les matelots me représentèrent qu'une descente en ce pays risquait bien de n'être profitable qu'aux seuls lions, fort nombreux en ces parages, et je n'insistai pas. En revanche, à quelques jours de là, quand nous fûmes à la hauteur de la Côte d'or, l'endroit m'ayant plu, je donnai l'ordre de jeter les ancres.
« Les naturels nous donnèrent les marques de la plus vive sympathie. Or, apprenez que j'avais fait faire avant mon départ une superbe livrée galonnée d'or pour Cadet Rémoulat. A la vue de quoi les sauvages le prirent pour notre chef et lui témoignèrent un profond respect. Ils le suivaient, palpaient religieusement son habit, et, de temps en temps, d'aucuns, le dépassant, s'aplatissaient devant lui et, s'étant emparés de l'un de ses pieds, le posaient sur leurs têtes, j'imagine en signe de soumission. Puis ils allaient de l'avant, faisant de grands bonds, gesticulant et poussant des cris rauques que je jugeai être des chants d'allégresse. Cadet Rémoulat en était tout confus. J'aurais souhaité que vous fussiez là. Vous eussiez bien ri. Ce que nous fîmes.
« Il se trouvait justement que, le roi du pays étant mort, il y avait frairie pour l'avènement de son successeur. Nous assistâmes donc à diverses réjouissances toute la journée. Au soir on vint nous chercher de la part du prince. Il nous caressa les joues en manière d'amitié, nous prit par la main et nous fit asseoir près de lui sur une sorte d'estrade. La foule nous entourait, chantant un air monotone et s'accompagnant en frappant des mains. Un vieillard fut conduit jusqu'à nos pieds ; il souriait. Puis un enfant de sept à huit ans survint qui portait un grand sabre. Le roi éleva les bras, les chants cessèrent. Et l'enfant se mit à frapper avec son sabre sur le cou du vieillard. Comme il maniait péniblement cette arme, à cause de son âge encore tendre, il se passa bien trois quarts d'heure avant qu'il n'eût complètement détaché la tête du tronc. On nous apprit que c'était un sacrifice en usage à l'avènement des rois et que c'était un grand honneur d'être choisi pour victime.
« Ce pays délicieux nous retint un mois. Je dois vous dire que les femmes de la Côte d'or passent pour les plus jolies négresses qui soient. Tous leurs soins se rapportent à plaire, et elles plaisent surtout par leur extrême propreté et leur goût pour le libertinage. Tous les moyens leur sont bons par lesquels elles espèrent apaiser le feu qui les dévore. Leur impatience est si vive quand elles se trouvent avec un homme qu'elles ne balancent pas à se précipiter dans ses bras en arrachant leurs vêtements pour accélérer le moment du plaisir. Le roi nous en offrit de fort séduisantes, surtout à Cadet Rémoulat, qu'il avait logé dans la case la plus confortable de la ville. Ce furent de beaux jours pour lui ; après avoir été tout d'abord gêné par tant d'honneurs, il s'en était accommodé avec beaucoup de bonne grâce. Ses négresses surtout semblaient le réjouir, encore que, la chaleur du climat aidant, il fût visiblement très fatigué. Le matin, les naturels venaient le réveiller par des chants et des danses ; il se montrait et se laissait adorer bienveillamment. Le soir, assis sur le seuil, entouré d'une populace admirative, il fabriquait des flûtes avec des roseaux, à la façon des bergers de notre pays ; il en donnait à qui en voulait et apprenait aux sauvages les airs qui avaient charmé son enfance ; plusieurs d'entre eux finirent par s'en tirer fort bien, et je ne doute point qu'un jour, si quelque voyageur pyrénéen aborde en ces contrées, il ne s'arrête soudain, stupéfait d'entendre un motif de Despourrins modulé par des lèvres noires.
« Mais voici bien le plus beau de l'histoire. Un soir, comme j'en étais venu à craindre que l'air du pays ne valût rien pour ma névralgie, je résolus départir et j'en avertis mes compagnons. Disséminés çà et là, bien nourris, oisifs, ils auraient été en passe de devenir fort gras si, plus encore que par ces bons noirs, ils n'avaient été choyés par leurs dames. Cadet, comme d'habitude, jouait de la flûte devant sa porte. Quand il m'eut entendu, il leva les bras au ciel, sa bouche s'ouvrit et sa flûte qu'il avait laissé choir se brisa… Hélas! il n'y eut pas que la flûte du pauvre Cadet à se briser pour lui en cet instant! Le coup fut rude pour cette âme simple et crédule. Ainsi, lui, que tout un peuple avait cru roi, il allait redevenir le valet de Barnabé de la Gontrie. Assis sur son escabeau, il fondit en larmes. Ses femmes accoururent ; la foule le considérait avec stupéfaction ; puis soudain une des demoiselles de son sérail s'étant mise à pleurer pour faire comme son seigneur, tous ceux qui étaient là l'imitèrent et, jusqu'à une heure avancée de la nuit, on n'entendit plus dans le village que de longs hurlements de douleur.
« Depuis, partout où nous ont poussés les vents et ma vagabonde fantaisie, Cadet est resté la proie de l'abattement et de la tristesse. Comme nous passions auprès de Sainte-Hélène, je ne pus m'empêcher de méditer sur les ressemblances qui liaient Cadet Rémoulat et Napoléon et jamais il ne m'est apparu plus clairement que tout se tenait dans la nature. Ni les femmes du Monomotapa, qui mêlent leurs cheveux de coquillages, ni les bayadères hindoues, qui dansent au crépuscule dans les carrefours, ne purent lui faire oublier les amours et la gloire qu'il dut laisser sur la Côte d'or.
« Mais voici que, tout récemment, un assez violent noroît nous a portés vers l'île de Bâli. Nous en avions entendu parler dans les Indes par des voyageurs néerlandais, et nous la reconnûmes au tintement des clochettes balancées par les brises aux frontons des pagodes. Quand nous avons atteint le port, j'ai aperçu un brick aux mâts duquel flottait le pavillon de France ; à la vue des fleurs de lys d'or, mes yeux se sont mouillés de larmes ; tant il est vrai qu'on reste toujours attaché à sa patrie comme à sa famille.
« Mais quelles n'ont pas été ma surprise et ma joie! Après avoir mis pied à terre, j'ai reconnu mon ami Robert Guerlandes, celui-là même qui fut si plein d'attentions pour vous lorsque vous vous étiez évanouie d'émotion le jour de notre mariage. Sa destinée l'a, comme moi, chassé de son pays ; mais lui, c'était pour oublier de noirs chagrins d'amour qu'il errait à travers le monde. Et je l'envie, car, à peu près guéri, il repartira demain pour la France et ne sera plus ce Juif-Errant maudit que je resterai peut-être toujours.
« Hier, voyant Cadet plus triste encore qu'à l'ordinaire, j'ai pensé que j'avais une occasion unique de le rendre à une vie paisible et qu'en outre je ne pourrais jamais mieux vous donner de mes nouvelles qu'en le chargeant d'une lettre pour vous. Robert Guerlandes m'affirma qu'il se ferait un plaisir de ramener ce garçon en France. J'ai donc demandé à Cadet :
— « Cadet, veux-tu revenir au pays, là-bas?… »
« Un éclair de joie a brillé sur son visage. Mais j'ai compris qu'il pensait encore à la Côte d'or. J'ai dû avoir le regret de le détromper. Certes, Cadet préfère le calme horizon des montagnes à l'infini déroulement des vagues. Mais à présent et pour toujours, son pays véritable est le village africain où, quand tombait le soir, il jouait de la flûte au seuil de la case qu'égayaient les rires de ses négresses.
« Pour moi, je compte rester encore quelque temps dans cette île. Le climat y est doux et le paysage fort poétique. Partout, sur des arbres bas et touffus, s'épanouissent des fleurs rosées ; toutes les abeilles de Malaisie s'y donnent rendez-vous et, le soir, leur immense bourdonnement enveloppe les tintements des clochettes. L'air a l'odeur d'un bouquet trempé dans du miel. Les femmes sont cuivrées de teint et assez agréables. Les hommes semblent d'un naturel fort doux et n'ont rien de particulier, sinon qu'ils se baissent pour pisser, parce que les chiens, qui passent parmi eux pour des bêtes immondes, pissent en levant la jambe. Je dis : je compte rester quelque temps dans cette île, mais il se peut aussi que j'en parte demain, je ne sais pour quel pays, pareil à ma goélette qui, dans les moments de calme, attend, ignorante et résignée, le vent imprévu et impérieux.
« Cadet Rémoulat vous apportera des oiseaux charmants dont un indigène m'a fait cadeau. J'espère qu'ils vous distrairont. Quant à Cadet, gardez-le près de vous, et, si vous voulez m'obliger, traitez-le désormais avec certains égards, comme il sied à un homme qui a été roi, fût-ce en rêve.
« C'est sur cette prière (ma bien chère Épouse) que je prends à regret congé de vous et que je vous prie de me croire toujours votre mari tendre et dévoué.
« Barnabé-Jules, vicomte de la Gontrie. »
(C'est donc fini… Jusqu'ici nous avions encore l'espoir ; mais à présent il ne nous reste plus qu'à courber la tête ; les cheveux qui deviennent blancs sont plus lourds à porter. Quand donc viendra la mort? Hélas! les jours se passent, et l'on espère mourir chaque jour, et l'on ne fait que vieillir!…
Et pourtant, il vit, il existe encore quelque part dans le monde, et je ne suis pas avec lui. Ah! fuir vers lui comme y court ma pensée, par-dessus l'horizon des montagnes, au delà des mers. Mais à quoi bon? Après le voyage, après l'espoir, après l'angoisse, je ne retrouverais plus l'âme qui m'aima, et je n'atteindrais encore que le fantôme de mon amour…)
Ma pauvre tante, comme je vois clair en vous à tous les moments de votre vie!
Elle courba la tête, et les années passèrent avec cet air tranquille et sournois qui les font s'éloigner loin de nous comme en glissant sur une pente douce. Et ma tante se demandait : « Quand donc auront-elles fini de passer? » Cadet Rémoulat resta près d'elle. Que de fois elle essaya de lui faire raconter en détail le voyage! Mais lorsque Cadet Rémoulat avait abordé en sa mémoire au pays où il avait été roi, il ne voulait jamais aller plus avant et son rêve poursuivait d'inoubliables images. Lui aussi se souvenait et ne vivait plus. Il dura trois ans encore, incapable de quoi que ce fût sinon de jouer de la flûte. Un soir, on le trouva mort au fond du parc, les roseaux pressés sur ses lèvres, et les yeux grands ouverts comme pour contempler éperdument le pays qu'il avait enfin retrouvé.
Je naquis, je crois, huit jours après.