L'amour fessé
I
Au creux d'une vallée pyrénéenne, dans un horizon étroit de montagnes bleues, c'est Sérimonnes, et son clocher pointu où luit un coq dans la lumière, et ses maisons qui grimpent le long d'un versant, serrées et grises comme un troupeau las et couvert de poussière. L'immobilité accablante des monts pèse lourdement sur les hommes ; dans le sommeil de la nature, le village semble endormi. Je le revois surtout tel qu'il était aux jours de l'été, quand les rayons du soleil s'amassaient dans la vallée ainsi qu'un liquide brûlant dans un vase, je le revois comme si je me trouvais encore sur la terrasse de notre maison qui était la plus haute au flanc de la montagne : à mes pieds, nul mouvement ne signalait la vie, nul bruit humain ne vibrait ; et, comme on entendait toujours le grondement fougueux du Gave d'Orio sur les roches, la voix de l'eau avait fini par n'être plus pour moi que la voix elle-même du silence.
Les hommes y étaient rudes et tout près de la terre. Ils se coiffaient d'un béret bleu, cambraient fièrement leurs torses dans des justaucorps de bure olivâtre, et leurs jambes nerveuses étaient serrées aux mollets par des lanières de cuir. Ils croyaient farouchement en Dieu, mais, le jugeant sans doute trop lointain pour qu'il valût la peine de s'en inquiéter beaucoup, ils préféraient prendre garde aux sorciers dont les maléfices peuplent les nuits noires. Apres au labeur, ils torturaient tout l'an le ventre de la terre, et, instruits dès l'enfance à épier sa fécondité, ils allaient, le front penché vers elle, jusqu'à la mort. Le sol déjà pierreux du val ne donnait que des maïs et des fèves maigres, mais, pourvu que les hivers ne fussent point trop rigoureux, les vignes de raisins blancs, qu'on laissait se marier follement aux branches des arbres, fournissaient en automne un vin piquant et capiteux. En mars, les perce-neige et les jacinthes sauvages fleurissaient à foison sur les pentes, puis, tandis que la neige des glaciers diminuait aux sommets des pics lointains, la neige des lilas s'épanouissait sur la vallée ; et, durant la fin du printemps et les mois d'été, c'était un immense et lent concert de parfums auquel chaque semaine ajoutait une gamme nouvelle et dont le ton changeait selon que les pluies mouillaient les plantes ou que le soleil les frappait dru.
C'est là que je suis né, en l'an mil huit cent vingt-sept, précisément le jour de Chandeleur, et, quand je replie sur lui-même l'écheveau de mes jours, c'est au penchant de la vallée de Sérimonnes, dans la maison qui dominait tout le village, que le fil de ma destinée échappe à mon souvenir en se perdant au milieu des ténèbres d'où nous sortons tous. J'y ai grandi près de ma mère et de ma grand'mère, mon père étant mort l'année même de ma naissance pour avoir bu d'une source glacée après s'être échauffé tout un jour à courre les lièvres. Pour ce qui est de ma mère, sa tendresse et la mienne furent unies l'une à l'autre par des liens si serrés et je me suis si peu éloigné d'elle durant le temps qu'elle a vécu, qu'à peine je la puis distinguer de moi-même. Tout autre était l'amour que je portais à ma grand'mère et j'ai tort, apparemment, d'écrire ici le mot amour, car elle n'excitait guère en moi qu'un vif intérêt ; elle était, dans mon âme, assez voisine des objets amusants ou curieux que le monde offrait à mes sens naïfs, et, notamment, de ces livres remplis d'histoires extraordinaires que je trouvais dans mes souliers aux matins de Noël et que je lisais ou me faisais lire pendant les jours froids.
Grand'mère de Castel-Baigts était une personne fort robuste encore, bavarde, tapageuse et grondeuse ; mais je la savais peu redoutable ; ses colères, qui étaient fréquentes, duraient d'autant moins qu'elle les faisait sonner plus haut.
Sa vie avait été assez diverse. Dans son enfance, les de la Gontrie, riches et bien en cour, avaient mené grand train à Versailles ; ce nom revient assez fréquemment dans les mémoires et les chroniques de l'époque ; le père de ma grand'mère, Pierre de la Gontrie, homme aimable, poli et ingénieux, fut pour Louis XVI une manière de confident ; il lui donna de précieux conseils sur l'art de fabriquer les serrures ; et le cadet, Sébastien, abbé de Lucernay, fut tenu pour la seule personne dont la Polignac pouvait supporter la compagnie, quand ses coliques lui donnaient des humeurs noires.
La Révolution venue, toute la famille se réfugia dans ses domaines pyrénéens ; le bruit du canon et des idées nouvelles ne retentit jamais jusque-là et, même aux jours les plus tourmentés, Sérimonnes, comme par le passé, dormit paisiblement dans son lit de montagnes bleues. Pierre de la Gontrie, devenu veuf, ne sut bientôt plus que faire de sa grande fille turbulente, que la solitude ennuyait ; en désespoir de cause, il lui enjoignit de se marier avec un gentilhomme du pays, M. de Castel-Baigts. C'était un grand chasseur et un bon buveur ; peu patient de nature, il battit sa femme d'importance, toutes les fois que la chasse et le vin lui en laissèrent le temps ; mais elle le lui rendit bien. Au fond, ils s'aimaient beaucoup et ma grand'mère n'aurait sans doute pas gardé de son mari un mauvais souvenir, si elle n'avait découvert à sa mort qu'il avait beaucoup joué dans les tripots des villes voisines, et si malheureusement qu'elle était à peu près ruinée. Elle en prit du reste assez facilement son parti ; sur certains points son caractère était devenu fort accommodant et c'est ainsi qu'elle laissa ma mère se marier avec un simple bourgeois, quand le désir lui en vint : « Il faut bien, disait Mme de Castel-Baigts, marcher avec son temps. »
Pour dire le vrai, elle avait fini par voir d'un œil indifférent les événements aller leur train parce que, tandis qu'elle avançait en âge, elle laissait son esprit reculer vers le passé, et vivait de plus en plus au milieu de ses souvenirs. Et les objets familiers de ses souvenirs, ce n'étaient point les jours de Sérimonnes, ni M. de Castel-Baigts, mais sa plus lointaine jeunesse : Versailles, le roi, la reine, et tout ce monde prestigieux qu'elle avait traversé en sortant du couvent.
Seul l'amour de ses paons et de son chien Némorin la rattachait à la vie réelle. Les paons vivaient en liberté dans le jardin ; l'après-midi, elle les appelait, et les nobles bêtes, reconnaissant sa voix, venaient picorer sur la pelouse les grains qu'elle leur lançait. Quant à Némorin, c'était un affreux petit animal qu'un ami lui avait rapporté de Chine ; sa peau grisâtre était presque nue, à cela près que des touffes de poils maigres et sales poussaient au bout de sa queue et au-dessus de ses yeux, lesquels étaient bombés et luisants comme des billes de jais ; frileux et hargneux, il grelottait perpétuellement et grondait. Ma grand'mère l'adorait, le prenait dans ses bras, le laissait retomber, le couvrait de baisers et de coups en lui racontant des histoires. Sa tendresse pour moi devait se confondre à peu près avec celle qu'elle nourrissait pour Némorin ; en tout cas elle manifestait l'une et l'autre de la même manière. Je n'aimais pas les coups, ses baisers m'étaient indifférents, mais ses histoires me charmaient.
Comme elles ont jadis bourdonné dans ma tête, ces histoires en qui mon imagination retrouvait si facilement le charme mystérieux des contes de fées!… Voici la reine Marie-Antoinette, blonde sous la poudre à l'égal de Marsya et de Viviane… Elle joue dans les jardins de Trianon fleuris comme ceux de l'enchanteur Merlin… Et voici encore la belle Lamballe, avec sa bouche de sang qui s'épanouit sur des dents blanches en un perpétuel sourire… Un jour d'automne, la reine légère et son amie, vêtues comme de simples dames, se sont échappées du Château. Oui, c'est l'automne ; contre le ciel bleu gris les arbres sont d'or et, bien que nulle brise ne souffle, des feuilles s'envolent et tombent lentement, lentement, une à une, comme à regret, sur l'herbe, au bord du Grand Canal ; jamais l'odeur du buis ne fut si pénétrante… La reine et son amie fuient en se tenant par la main et, parfois, gaiement émues à la pensée qu'on peut les suivre, elles se retournent, regardent : là-bas le Château rougeoie dans un embrasement de soleil ; toutes les vitres lancent des flammes. Pour qui est le bûcher que le soleil allume aujourd'hui sur l'immense terrasse? Des cloches sonnent… Pour qui est ce glas?
A l'entrée des bois, la reine et Lamballe ont rencontré ma grand'mère :
— C'est la petite de la Gontrie. Hé! petite, veux-tu venir avec nous?
Et les voici parties toutes les trois. Déjà le Château a disparu derrière les arbres. La forêt frémit et embaume ; les noires myrtilles sont mûres, et les fugitives s'en barbouillent les lèvres en riant… Il y a aussi des violettes d'automne qui sont plaisantes à mettre dans les cheveux ; Antoinette en a tressé une couronne pour son amie, et la pose sur la belle tête aux yeux verts et tranquilles… Alors elles s'embrassent longuement et leurs joues sont rosées. Et parfois, à présent, comme lasses, elles s'arrêtent, s'assoient sur les mousses et disent à ma grand'mère :
— Petite, va donc chercher d'autres fleurs.
Ma grand'mère fait semblant de disparaître ; mais, sournoise, elle se cache derrière un arbre, et, de là, elle voit la reine et Lamballe, qui s'embrassent, qui s'embrassent…
— Grand'mère, pourquoi s'embrassaient-elles comme cela?
— Hé! parbleu, parce que… Ah! mon Dieu! comme tu es insupportable! Tiens, attrape cette gifle, et si tu m'interromps encore je ne raconterai plus mes histoires qu'à Némorin…
Et la promenade s'est poursuivie, et les folles ont tant et tant couru qu'à présent elles ne savent plus guère où elles sont. C'est l'orée du bois, et elles voient se dérouler devant leurs yeux des prairies et des prairies, après lesquelles les bois recommencent. Les oiseaux chantent à voix lasse et une grande douceur tombe du ciel.
Soudain la reine retient par le bras sa compagne :
— N'allons pas plus loin, ne nous faisons pas voir, regarde : à l'ombre de ces arbres, devant nous, un jeune homme…
— Il écrit sur un bout de papier, puis lève les yeux au ciel. Un poète… C'est à coup sûr un poète que nous allons surprendre, ma chère!…
— Approchons-nous tout doucement ; que les feuilles ne craquent pas sous nos pieds… Mais comme nous sommes faites! Où trouver de la poudre et du rouge?… Nos lèvres sont barbouillées de myrtilles et de mûres et nos cheveux désordonnés sont mêlés de violettes…
Mais tant pis! Elles apparaissent dans la lumière. Le jeune homme fort galamment se lève et salue. Sans doute ces belles égarées vont lui demander leur chemin. Non, elles se sourient, lui sourient et semblent fort embarrassées d'elles. Il y a quelques instants de silence.
— Mesdames, dit ensuite l'inconnu, oserai-je vous prier de prendre place en ces fauteuils que la seule nature a fabriqués?… Le soir est doux, et, après cette rencontre imprévue, nous pouvons connaître ici quelques instants de causerie et de rêve dignes des âges les plus naïfs et les plus charmants.
— En effet, Monsieur, nous voici tout à fait loin du reste des hommes, répond Antoinette ravie… Cette nature solitaire m'enchante, et je maudis des temps où le monde nous enchaîne presque toujours par des liens d'une sévère rigueur. Oublions cela : nous sommes pour un moment bergers en Arcadie, et je voudrais qu'il y eût près d'ici le temple d'un Dieu antique : nous ne manquerions pas de le remercier par une offrande de violettes.
— Seriez-vous donc, Madame, pieuse aux vrais Dieux?
— Hélas! répond la reine, j'aurais souhaité de vivre aux jours où ils étaient visibles ailleurs qu'en leurs statues. Mais ils sont morts à présent.
Une vive rougeur monte aux joues du jeune homme. Il sourit énigmatiquement :
— Les Dieux ne sont pas morts ; les Dieux ne peuvent pas mourir ; ils se cachent à nos regards parce que nous les avons méprisés ; mais ils sont là, dans l'ombre, tout près de nous… Moi, qui me sens presque exilé en ces temps-ci, je me plais à les chercher dans les plaines heureuses d'Ile de France. J'espère les retrouver un jour… oui, j'espère. Et quand vous m'êtes apparues tout à l'heure, rayonnantes de jeunesse, de beauté et de soleil, j'ai cru enfin que la nature, apaisée par ma piété, écoutait ma prière, et vous envoyait vers moi, vous deux et cette enfant, joyeuses, couronnées de violettes, et traînant après vous l'odeur des bois, nymphes riantes et échauffées d'avoir joué avec des Faunesses.
— Vous êtes un sage. Monsieur ; je vois que les vaines agitations de notre temps ne vous troublent guère ; vous aimez mieux écouter les murmures charmants de votre rêve que les cris forcenés de ceux qui, se disant philosophes, veulent pousser l'État dans un abîme, où, sans nul doute, ils seront engloutis les premiers.
L'inconnu devient grave :
— C'est vrai, Madame, que les Dieux dont je vous parlais sont des Dieux aimables, et qu'on ne saurait trop en rêver. Mais il est une autre divinité, la plus grande, certes, et la plus désirable, dont les hommes attendent anxieusement la venue parce qu'elle doit leur donner le bonheur et la sagesse. S'ils l'appellent et s'ils la cherchent, il les faut approuver, même s'ils s'abusent et prennent un fantôme pour elle, même s'ils errent à sa poursuite, même si nous en souffrons, et même…
— Et même?…
Le jeune homme regarde étrangement la reine et dit :
— Que sais-je?
Un souffle de tristesse semble courber ces fronts prédestinés. Tous se taisent ; puis la reine s'efforce de sourire.
— Allons, Monsieur, le soir descend et l'on doit s'inquiéter de nous ; il faut que nous rentrions. Adieu! Adieu!…
Elle lui tend sa belle main à baiser, fait quelques pas, puis revient vers lui.
— Voudriez-vous, Monsieur, me dire votre nom?
— Que vous importe?… Un nom peut-être à jamais obscur!
— Il me serait doux de m'en souvenir.
— Je m'appelle André de Chénier.
Le vent s'est levé et, cette fois, c'est une avalanche de feuilles mortes. Il fait déjà froid ; oui, c'est bien l'automne, un indéfinissable, un immense automne, l'automne de tout, dirait-on. Et le soleil, au fond du ciel, est rouge, et les nuages, qu'il enflamme au-dessous de lui, semblent, ruisselant de cette tête tranchée, des flots de sang qui coulent et tombent au fond de quelque immense abîme.
A quoi donc me suis-je laissé aller, et que revenez-vous faire au-dessus de ma tête penchée, belles histoires du temps jadis?… C'est vrai, vous avez à ce point nourri mon enfance que je ne sais plus vous séparer des images qui lui étaient offertes par la réalité ; vous êtes ici à votre place et le cours régulier de ma pensée y devait naturellement entraîner l'une de vous… Mais à présent rentrez dans l'ombre, contes de ma grand'mère où le fantôme sanglant et poudré d'une reine passait, contes de ma vieille bonne Ursule où les loups-garous hurlaient en bondissant à travers la campagne nocturne et contes où se déroulaient à l'infini les aventures que je prêtais avant de m'endormir aux bergers qui, près de leurs bergères, jouaient de la cornemuse sur les rideaux de mon petit lit… Les souvenirs sont devant moi comme jadis devant le roi errant les têtes vaines des morts accourus en murmurant du fond de l'Erèbe ; qu'un seul d'entre eux, l'inexorable, s'approche à présent de la fosse où bouillonne le sang noir.