L'Empire Japonais et sa vie économique
CHAPITRE IX
I. Armée ; instructeurs français et allemands. — II. Marine ; instructeurs et ingénieurs français ; professeurs anglais. — III. Système de recrutement ; dernières modifications ; réorganisation actuelle ; augmentation des divisions et de l’artillerie. — IV. État actuel de la marine ; projets de construction. — V. Conclusion.
I. — L’Armée et la Marine méritent un chapitre spécial ; car c’est ici qu’est l’âme japonaise. Le Japon a conservé de ses traditions l’amour du métier des armes, et tout Japonais, on peut le dire, naît soldat. Déjà, dans l’antiquité, le Japonais avait comme principale occupation : se battre, et il en fut ainsi à travers le moyen âge, jusqu’à l’époque actuelle. Il est vrai de dire qu’il y a, jusqu’à présent, fort bien réussi.
Les premiers instructeurs de l’armée japonaise moderne furent des Français, appelés par le gouvernement du Shôgun, vers 1866, alors que la révolution ne s’était pas encore accomplie et que les Tokugawa étaient considérés par l’Europe comme les souverains du Japon. Après le rétablissement du Mikado, malgré nos désastres de 1870, ce furent encore des officiers français que le Japon demanda pour former son armée ; nous pouvons donc sans forfanterie dire que nous avons fait l’armée japonaise. Nos officiers y sont restés jusqu’en 1888 et ce n’est qu’à cette époque que le gouvernement japonais fit venir le Major Meckel de Berlin, qui passa trois ans à Tokio comme professeur à l’École de guerre. Aujourd’hui les Japonais se sont affranchis de tout le monde, et grâce aux nombreux officiers qu’ils envoient en France et en Allemagne, ils sont parfaitement au courant des choses militaires qu’ils s’assimilent fort vite, grâce à leur remarquable aptitude naturelle.
II. — Pour la Marine, le gouvernement shogunal s’était également adressé à la France, et c’étaient des ingénieurs français qui, les premiers, avaient construit l’arsenal de Yokosuka. Mais le gouvernement impérial, lorsqu’il créa son école navale, fit appel aux Anglais. Ce n’est que vers 1884 que M. Bertin, un de nos ingénieurs les plus distingués, fut demandé par les Japonais pour une période de quatre ans. La marine japonaise a donc été formée par l’Angleterre.
La campagne contre la Chine étonna d’abord ; mais la campagne contre la Russie surprit bien davantage, et l’Europe et l’Amérique comprirent qu’un concurrent terrible était né dans le Pacifique et dans les mers de Chine.
III. — Pour ceux qui suivaient de près le développement militaire du Japon ; pour ceux qui savaient, pour y avoir vécu, quelles ressources d’énergie militaire et d’orgueil patriotique ce pays renferme, les victoires japonaises n’ont pas été surprenantes ; il ne faut du reste pas oublier que la Russie n’avait, au début, à opposer aux forces japonaises, que des troupes sans cohésion et très peu nombreuses.
Il est incontestable que le Japonais est né soldat ; en six mois on peut en faire une excellente machine de guerre ; même d’un paysan qu’on sort de ses champs de riz, on réussit, en bien moins de temps qu’il n’en faut pour débrouiller un paysan français, à dresser un troupier parfait. Cela tient, évidemment, à ce que le Japon est encore tout près du moyen âge, de son moyen âge à lui, qui, en somme, n’a pris fin que voilà quarante ans à peine. Élevé au bruit des querelles armées, des tueries, des guerres entre seigneurs, le jeune Japonais était vite passionné pour le métier des armes. C’est cet atavisme qui lui a permis d’adopter le militarisme européen, et d’y réaliser des progrès si sérieux.
A l’heure actuelle, ne se reposant pas sur ses victoires, et, bien au contraire, ayant toujours l’œil ouvert sur l’avenir, le Japon, depuis son règlement de comptes avec la Russie, a dépensé des sommes considérables pour réorganiser, en les modifiant, son système et son organisation militaires. Sans bruit, mais avec une persévérance et une ténacité dont il a déjà donné plus d’un exemple, il a fait en sorte que, dans un temps relativement prochain, il puisse mettre en ligne des effectifs très puissants.
Il est très difficile de pénétrer les plans militaires du Japon ; tout ce qui concerne l’armée, les armements, les règlements, est tenu excessivement secret ; aussi, est-il besoin de le dire, on ne peut rien connaître de ce côté ; mais ce qu’on peut voir c’est le travail et l’activité incessants dans tous les arsenaux et les fabriques d’équipement militaire ; le nombre toujours croissant des régiments ; les sommes toujours plus fortes affectées aux budgets de l’armée et de la marine ; les mille manifestations extérieures qui ne peuvent échapper à personne et qu’il est, d’ailleurs impossible de cacher.
Il est un fait certain, indéniable, c’est qu’actuellement, après ses victoires, le Japon arme avec une fièvre de plus en plus grande.
Déjà les effectifs qu’on pouvait mettre sur pied lors de la campagne de Mandchourie ont été doublés, et il n’est pas exagéré de dire que, d’ici six ans ou sept ans, au plus tard, l’armée japonaise aura sur pied de guerre le même effectif qu’une bonne armée européenne. Or la matière combattante, le soldat, est au moins égale à celle de n’importe quel pays d’Europe, et ne recule pas devant la mort. Il semble, au contraire que le soldat japonais la désire ; de plus, avec une population de près de cinquante millions d’habitants, et d’habitants tous prêts au sacrifice suprême, on constate que le Japon n’est pas à bout. Une anecdote remontant au temps de l’attaque des forts de Taku, en 1900, au moment des boxeurs, fera voir combien les Japonais méprisent la vie. Les petits bâtiments de guerre, embossés devant les ports, avaient bombardé ceux-ci, lorsqu’un colonel japonais, trouvant que l’attaque n’allait pas assez vite, lança ses hommes à l’assaut sous une grêle de balles. Ils brisèrent une porte et entrèrent dans le fort, mais la moitié de l’effectif était par terre ; comme un officier étranger faisait remarquer au colonel japonais qu’on aurait pu arriver au même résultat sans perdre tant de monde : « Oh ! répliqua-t-il, du monde il y en a encore beaucoup au Japon ! »
Avec de tels hommes on peut tout oser. Le service militaire au Japon est dû par chaque citoyen indistinctement de dix-sept à quarante ans ; l’appel se fait dans l’année qui suit celle où le jeune homme a atteint ses vingt ans. Chaque année le nombre des appelés varie entre 515 et 520.000 ; mais le Japon, n’étant pas riche, ne peut enrôler sous les drapeaux qu’un nombre d’hommes en rapport avec ses ressources.
D’après le résumé statistique de l’Empire, le nombre des jeunes gens recruté était pour :
| 1903 | 188.822 |
| 1904 | 269.284 |
| 1905 | 310.866 |
| 1906 | 201.714 |
Mais ceci donne les chiffres des hommes recrutés pendant la guerre ; depuis la guerre le contingent n’a pas atteint 100.000 hommes. Le contingent annuel reste sept ans dans l’armée active et la réserve, dix ans dans l’armée de réserve ou Kô bi gun, puis il passe dans l’armée nationale ou Koku min gun.
Une partie de ceux qui ne sont pas appelés pour former le contingent annuel, mais qui sont néanmoins bons pour le service, reçoivent une instruction militaire sommaire : quant aux autres ils entrent directement dans le Kokumingun et y restent jusqu’à l’âge de quarante ans.
En 1907 le ministre de la Guerre a été autorisé par le Parlement à faire l’essai du service de deux ans ; jusqu’à présent le soldat japonais restait trois ans dans l’armée active. Ceci n’est du reste applicable quant à présent qu’à l’infanterie, mais, néanmoins, permet l’incorporation d’un nombre plus considérable d’appelés ; ce qui fait qu’actuellement le contingent annuel sous les drapeaux s’élève au chiffre d’environ cent trente mille hommes.
D’autre part, comme la réserve, d’après les lois de 1905 et 1907, fait actuellement dix ans au lieu de cinq, elle peut fournir un effectif de cinq cent mille hommes. On admettra que c’est déjà un joli chiffre ; mais ce n’est que le commencement. Si, comme on a tout lieu de le croire, les ministres de la Guerre du Japon ne s’arrêtent pas en route, (et le Parlement et le Pays les suivront dans tout ce qu’ils veulent accomplir au point de vue militaire), avant vingt ans d’ici, le Japon pourra mettre en ligne une armée de un million cinq cent mille hommes ; il est même fort possible, si on accroît le nombre de jeunes gens actuellement incorporés qu’on obtiendra ce chiffre avant dix ans.
En tout état de cause, à supposer que le contingent annuel reste ce qu’il est aujourd’hui, le Japon pourrait mettre en campagne dans vingt ans d’ici : un million cinq cent mille hommes complètement instruits (armée active et réserve) ;
Un million d’hommes environ, ceux qu’ils appellent la réserve de recrutement (en japonais Hô ju) et qui est composée des hommes bons pour le service mais qui n’ont pas été incorporés et ont seulement reçu une instruction sommaire ;
Deux cent mille hommes de l’armée territoriale, laquelle se trouve réduite par suite du maintien dans la réserve, pendant un temps plus long, des hommes de l’active.
Enfin s’il faut faire appel à l’armée nationale, à l’armée « de la patrie en danger », ou Koku min gun, le Japon pourrait disposer de cinq millions d’hommes. Et étant donné l’esprit de suite et de travail soutenu du Japon dans tout ce qu’il entreprend, la réalisation ne tardera pas.
La seule chose qui puisse retarder la solution de ce grand problème militaire, c’est le manque de fonds. Tout le monde sait que le Japon est loin d’être un pays fortuné et qu’il n’a pas chez lui les sources de richesse nécessaires à un peuple qui veut faire grand. Malgré cela le goût des choses militaires est si vif dans tout le territoire que la population supporte sans murmurer le fardeau du militarisme. Le pacifisme est une chose inconnue à Tokio et pendant longtemps encore le pays peut compter sur l’unanimité de ses enfants pour sa défense.
Cependant, dans certains centres, notamment à Osaka, ville très industrielle, centre important d’ouvriers de toutes sortes, les idées antimilitaristes commencent à trouver un terrain assez propice, et il est reconnu, par tous les officiers japonais, que la garnison d’Osaka est la plus indisciplinée. Ce n’est évidemment là qu’un symptôme encore assez faible, mais il n’en est pas moins vrai que le fait existe et qu’on a déjà été obligé de sévir à l’égard d’individus qui répandaient parmi les troupes des pamphlets contre l’armée.
Les Japonais n’ont pas, comme nous, de corps d’armée ; leur unité est la division et elle est augmentée d’une brigade de réserve ; actuellement l’armée japonaise compte dix-neuf divisions, plus la division de la garde ; on créera, sans doute, au fur et à mesure des ressources financières d’autres divisions, et il paraît assez probable que le Japon, alors qu’il aura complété sa nouvelle organisation militaire, possédera le double des divisions qu’il avait lors de la guerre contre la Russie, et qui était de douze, plus la division de la garde. On augmentera la cavalerie divisionnaire et l’artillerie ; cette dernière comprendra de l’artillerie lourde de campagne ; enfin les compagnies de chemins de fer seront portées à seize ; celles des télégraphes à huit avec une compagnie de télégraphie sans fil.
D’après les différentes revues et journaux militaires, le Japon avait au moment de la guerre de Mandchourie :
127 bataillons d’infanterie ; 55 escadrons de cavalerie ; 39 compagnies du génie.
Aujourd’hui il possède déjà :
229 bataillons d’infanterie ; 73 escadrons de cavalerie ; 54 compagnies du génie.
En trois ans l’augmentation a été, on le voit, considérable et elle donne une idée de la rapidité avec laquelle le Gouvernement japonais pousse la complète réorganisation de son instrument de guerre.
En même temps qu’il songeait à la formation nouvelle de ses divisions, le Japon opérait des changements considérables dans la tenue de ses hommes. Elle est de deux sortes : tenue d’hiver en drap et tenue d’été en kaki ; cette dernière a été adoptée à la suite de la guerre russo-japonaise : jusqu’alors les soldats avaient fait campagne en Chine et en Mandchourie avec le costume blanc qui a été reconnu trop impraticable. Le soldat est, en outre, beaucoup moins chargé que chez nous ; il est accompagné de coolies ou porteurs qui le soulagent beaucoup et il n’a sur lui que le strict nécessaire.
Le plus compliqué pour l’armée japonaise, c’est le transport et les vivres ; comme le riz forme la base principale de la nourriture (c’est notre pain), et comme sa cuisson est infiniment plus encombrante, il est nécessaire d’emporter un matériel qui est l’un des impedimenta les plus sérieux de l’armée japonaise. Ce matériel doit comprendre tout d’abord une grande marmite en fer ; comme il y a plusieurs marmites par compagnie, on voit ce que cela représente. Je me rappelle avoir ainsi vu défiler, au moment de la mobilisation en vue de la campagne de Chine, des lignes interminables de mulets et de chevaux chargés de deux immenses marmites placées de chaque côté du bât.
Dans les deux guerres qu’ils ont eu à soutenir récemment, les Japonais ont pu opérer leur ravitaillement comme ils ont voulu. Dans le premier cas, contre la Chine, ils avaient affaire à un ennemi qui s’évanouissait à leur vue ; dans le second à une armée composée de soldats très braves, mais trop lourds, ne sachant pas manœuvrer et se laissant acculer à leurs positions ; ils ont donc eu toute facilité ; mais contre une armée plus légère, plus rapide, de mouvements plus prompts, peut-être leur ravitaillement serait-il facile à couper. Somme toute, les Japonais, jusqu’ici ont fait deux campagnes où ils avaient pour eux tous les atouts dans leur jeu et où ils n’ont pas eu de grandes difficultés à surmonter. Contre un ennemi bien organisé et actif, ils auraient certes le même courage ; mais auraient-ils le même succès ?
Malgré cela il est nécessaire pour l’Europe de suivre les progrès militaires de ce peuple qui a donné tant de témoignages de son intelligence, de sa vigueur et de son indéniable esprit de méthode et d’organisation. Déjà, quelques gouvernements ont envoyé et continuent d’envoyer tous les ans des officiers capables de se mettre au courant des choses japonaises. Je sais bien que cette habitude de courtoisie d’échanger des missions militaires ne mène pas à grand chose au point de vue métier ; car, et cela est bien naturel, on ne se montre que ce qui ne peut pas se cacher ; mais on arrive, néanmoins, à pénétrer un peu les habitudes et les coutumes, la manière de voir et de procéder du peuple chez lequel on vit. Je ne dis pas pénétrer l’âme : car, s’il est assez facile de pénétrer l’âme d’un Français, ouvert et franc (trop franc), il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’aller jusqu’au fond de la pensée d’un Chinois ou d’un Japonais.
Tout ce que je viens d’écrire sur l’armée japonaise au point de vue du recrutement, de l’organisation et du chiffre d’hommes disponibles est basé sur les nouvelles lois militaires qui ont été changées ou remaniées après la guerre de Mandchourie. Quelques points manqueront peut-être d’une stricte exactitude (ces choses techniques ne pouvant être traitées à fond que par un militaire), mais cela suffira à donner une idée assez complète de la formidable machine de guerre que le Japon est en train de monter et d’agencer.
Les principales garnisons des régiments sont Tokio, où se trouve également la division de la garde ; Sakura ; Sendai ; Aomori ; Nagoya ; Kanazawa ; Osaka ; Himeji ; Hiroshima ; Matsuyama ; Kumamoto ; Kokura. Depuis l’augmentation du contingent, on a réparti des bataillons dans d’autres villes ; de plus, une division d’occupation se tient toujours en Corée ; il est même question d’en augmenter l’effectif, la Corée supportant mal l’introduction, par le Japon, de la civilisation occidentale. Une autre division d’occupation est stationnée en Mandchourie.
Hiroshima, situé sur la mer intérieure, bien abrité et bien défendu, a été, durant les deux dernières guerres, le siège du grand quartier général où l’Empereur s’était transporté en personne.
Ainsi que je l’ai dit dans un chapitre précédent, le Japonais est de petite taille ; les hommes mesurent en général de 1 mètre 50 à 1 mètre 55.
Le classement des recrues, au point de vue de l’instruction, pour 1906, était le suivant :
Jeunes gens terminant leurs études aux Écoles supérieures : 717 ;
Ayant terminé leurs études et passé les examens des Écoles supérieures : 492 ;
Terminant leurs études dans les lycées (Kô tô chu gakkô) : 8.419 ;
Ayant terminé les études du lycée et passé les examens : 9.277 ;
Terminant les études de l’École primaire supérieure : 62.717 ;
Ayant terminé les études précédentes : 41.442 ;
Terminant les études de l’École primaire : 145.277 ;
Ayant terminé les études précédentes : 37.536 ;
Sachant à peine lire et écrire : 59.952 ;
Ne sachant ni lire ni écrire : 33.564 ;
On voit qu’il y a un nombre considérable d’illettrés ; car on peut ajouter les deux derniers chiffres ensemble : sachant à peine lire et écrire, quand il s’agit de la langue japonaise, c’est, autant dire, ne rien savoir du tout ; cela ferait donc 93.516 illettrés.
Quant aux nombres de jeunes gens recrutés, ajournés et exemptés, on pourra s’en faire une idée par les chiffres suivants, également de 1906, les derniers publiés :
Dans le Honshu, c’est-à-dire dans la grande île : nombre des jeunes gens recrutés : 150.508 ;
Nombre des jeunes gens ajournés : 2.746 ;
Nombre des jeunes gens exemptés d’appel : 127.228 ;
Nombre des jeunes gens exemptés du service militaire : 24.620 ;
Soit un total de 305.102.
Dans l’île de Shikoku : recrutés : 15.020 ; ajournés : 256 ; exemptés d’appel : 9.087 ; exemptés définitivement : 2.150 ;
Dans l’île de Kiushiu : recrutés : 32.269 ; ajournés : 376 ; exemptés d’appel : 19.700 ; exemptés définitivement : 6.067 ;
Dans l’île de Yézo (Hokkaido) : recrutés : 3.917 ; ajournés : 50 ; exemptés d’appel : 3.205 ; exemptés définitivement : 551 ;
Total pour Shikoku, Kiushiu et Yezo, recrutés : 51.206 ; ajournés : 682 ; exemptés d’appel : 31.992 ; exemptés définitivement : 8.768.
Ces différents chiffres forment un total général de 397.750 conscrits. Ce sont là, qu’on ne l’oublie pas, des chiffres de recrutement après la guerre contre les Russes (1906).
IV. — Si le Japon développe ainsi son armée de terre et augmente, d’une façon aussi complète, sa puissance d’offensive, il n’oublie, certes, pas non plus sa marine ; il sait que c’est pour lui une question de vie ou de mort que d’être fort sur mer ; il sait qu’il lui faut, pour la victoire pleine et certaine, être maître absolu de la mer : maître des mers de Chine pour le moment ; et, dans ses rêves d’avenir, maître du Pacifique plus tard.
Aussi consacre-t-il de fortes sommes à l’œuvre de réfection et de renouvellement de la flotte de guerre et donne-t-il à la marine marchande, qui peut et doit lui servir de transports, de nombreux encouragements. Sa population maritime lui fournit des éléments audacieux et solides, et il n’est pas près de manquer d’hommes pour monter ses nombreux bâtiments. Ses officiers ne le cèdent en rien à ceux des marines européennes, et ils ont cette confiance inébranlable que donne une double victoire. Aussi, à l’heure qu’il est, la flotte de guerre du Japon est-elle l’une des plus puissantes qui existe sur le globe, et avec les années, elle ne fera qu’augmenter en nombre et en valeur.
Actuellement le Japon possède 16 cuirassés d’escadre ; 11 grands croiseurs ;
9 croiseurs de seconde classe dont beaucoup sont déjà vieux (Matsushima, Hashitaté) ;
une trentaine de canonnières de haute mer ;
60 contre-torpilleurs (torpedo destroyers) ;
78 torpilleurs.
Il y a en service actif : 77 amiraux, 741 officiers supérieurs, 2.126 officiers, 7.857 sous-officiers, 29.667 marins. Avec la 1re et la 2e réserves on arrive à 39.103 hommes d’équipage (non compris les officiers). (Chiffres de 1908.)
La marine japonaise a, pour ses constructions et ses réparations, quatre ports militaires sur le modèle des nôtres :
Yokosuka, près de Yokohama, dans la baie d’Yedo ;
Kure, dans la province d’Aki, près de Hiroshima ;
Sasebo, dans la province de Hizen, près de Nagasaki ;
Maidzuru, province de Tango, sur la mer intérieure.
Le budget de 1907-1908 comprenait des crédits s’étendant sur la période 1907 à 1913-1914, destinés à couvrir le reliquat des dépenses de guerre et s’élevant à 437.500.000 francs ; plus une somme de 191.442.500 francs qui devait, pendant la même période, remplacer les unités de combat qui seraient rayées de la liste de la flotte. Mais on avait compté sans la mauvaise situation financière qui ne permettait pas un tel effort immédiat, et les crédits ci-dessus se sont vus réduits : le premier de 114.528.574 fr. ; le deuxième à 77.945.325 francs.
Les cuirassés Aki et Satsuma sont venus augmenter la flotte de combat d’unités nouvelles ; le Mikasa, qui avait sauté et coulé, a été refondu complètement, et les navires russes pris à Port-Arthur ont été modifiés en les modernisant. De nouveaux croiseurs, Tsukuba et Ikumo, sont également entrés en service ; les constructions neuves ne chôment pas dans les arsenaux qui ont déjà mis à l’eau le Satsuma et l’Aki et sont en mesure de livrer un bâtiment aussi bien que n’importe quel arsenal d’Europe ou d’Amérique.
Actuellement la marine japonaise est la troisième du monde, après l’Angleterre et l’Allemagne ; après elle viennent les États-Unis, et nous, qui, il y a quelques années encore, tenions brillamment le second rang, après l’Angleterre, nous voici relégués au cinquième !
V. — A ce résumé des forces japonaises de terre et de mer, je n’ajouterai qu’une réflexion : Après la guerre du Japon contre la Chine, l’empereur Guillaume II lança son fameux tableau représentant les puissances occidentales serrées les unes contre les autres en face du péril jaune s’avançant à grands pas. Au-dessous il avait inscrit ces mots : « Peuples d’Europe défendez vos biens les plus sacrés. » On a souri, mais qui sait ? L’avenir répondra. Le présent n’a-t-il pas déjà un peu répondu ?
On ne peut nier, en tout cas, que le Japon, en se préparant d’une façon si formidable, ne se conforme bien soigneusement et exactement au si vis pacem, para bellum.