L'Empire Japonais et sa vie économique
CHAPITRE XII
I. L’industrie autrefois. — II. La soie ; ses débuts au Japon. — III. Fils et tissus de soie. — IV. Industrie de la teinture. — V. La poterie. — VI. Faïence de Satsuma ; porcelaines d’Imari. — VII. L’industrie des métaux. — VIII. La laque. — IX. Éventails, paravents, sculpture sur bois et ivoire.
I. — De tout temps le Japon a été plutôt un pays agricole et militaire qu’un pays industriel et commercial. Autrefois, les seules industries qui existaient, étaient entre les mains de certaines familles, ou de certaines corporations qui en gardaient jalousement le secret. On travaillait chez soi et, souvent, on mettait vingt ou trente ans à finir une belle pièce de soie, de laque ou de porcelaine. C’est à Kioto que vinrent s’établir les premiers artistes et artisans ; la cour leur donna sa protection, et toutes les nouveautés, qui passèrent de Chine au Japon, trouvèrent d’abord un abri au palais du Mikado. Car toute industrie arriva de Chine comme le reste. Plus tard, lorsque des élèves furent formés dans les différents genres, les grands seigneurs feudataires s’attachèrent des fabricants d’objets les plus variés, et ce fut dans l’aristocratie que la première industrie japonaise s’épanouit. Je donnerai donc, en premier lieu, un aperçu de l’industrie de la soie, qui subsiste encore à Kioto et dans d’autres centres, bien que transformée et se transformant chaque jour, par suite de l’introduction de la machinerie européenne.
II. — L’industrie de la soie a existé fort anciennement. Les fabriques des temps anciens étaient forcément primitives et les tissus de soie étaient de pauvre et mince qualité. C’est vers 192, sous l’Empereur Chu ai, que la fabrication coréenne, bien supérieure, fut introduite au Japon à la suite de présents de gaze et de satin faits au Mikado par le roi du royaume coréen de Shiragi. Puis, en 270, sous le règne de l’Empereur Ojin, le roi du royaume coréen de Kudara envoya au Japon un tisseur nommé Saiso. L’Empereur Nintoku fit répandre, dans le pays, des familles chinoises afin d’enseigner aux populations à élever les vers à soie et à tisser. Enfin, en 794, lorsque l’Empereur Kwanmu fit de Kioto sa capitale, il créa une administration spéciale de l’industrie de la soie. Sous la direction de Hideyoshi, des ouvriers chinois vinrent à Sakai, port d’Osaka, alors très florissant, et enseignèrent au peuple l’art de tisser la gaze, le brocart, le brocart d’or, le damas, et aussi la soie simple, l’étoffe de soie dont on se servait alors en Chine pour les vêtements, sous la dynastie des Ming. Les Shôguns Tokugawa favorisèrent cette industrie ; beaucoup de daïmios firent de même, notamment ceux de Yonezawa et Fukuoka. C’est ainsi que le tissage de la soie se répandit dans l’Est, vers Yedo, où il est très florissant aujourd’hui. Vers la période Tenshô (1573-1591) un tisseur de Sakai vint au quartier de Kiôtô appelé Nishi jin (encore actuellement quartier des tisserands de Kioto) et présenta des tissus de brocart et d’autres soieries. Bientôt Sakai fut surpassé par son élève et Nishi jin fournit les meilleurs produits. C’est là que le damas de soie nommé Aya fut créé. Brocart, damas, satin et autres tissus, pour lesquels Kioto est renommé, datent de la même époque. Le velours y fut fabriqué plus tard en imitation de celui qui fut importé par les Hollandais (vers 1596). Le crêpe de soie date, dit-on, de 1156, mais on ne connaît pas son lieu d’origine. Ce n’est toutefois qu’en 1573 qu’il parut à Kioto, d’où il se transmit à Kiriu. A l’heure qu’il est, le tissage à Nishi jin se fait encore suivant les vieux procédés, bien qu’on ait commencé à introduire tout récemment le système Jacquard.
Le crêpe, appelé Kanoko shibori ou kanoko sha chirimen, est une spécialité de Kioto.
La broderie, l’un des arts les plus anciens du Japon, est aussi originaire de Kioto ; on y brodait les vêtements de cour, les robes de prêtres bouddhistes, les cols et ceintures des vêtements de femme, et aussi les fukusa ou pièces de soie dont on se sert toujours pour recouvrir les présents qu’on envoie. Le métier à broder est exactement le même que chez nous.
III. — L’origine de l’industrie des fils et tresses de soie est trop ancienne pour être connue. Durant le règne de l’impératrice Suiko (593-628), la civilisation chinoise fit beaucoup de progrès. Suiko encouragea les industries et quantité de pièces pour vêtements commencèrent à être fabriquées en soie. Quand les vêtements de cour furent mis à la mode, on se servit d’une tresse de soie nommée hirao, introduite de Corée. La fabrication de cette tresse prospéra à Nara, alors capitale dans la première partie du VIIIe siècle, et devint florissante après l’établissement de la capitale à Kioto. Une partie du palais était assignée aux ouvriers en soie et on l’appelait ito dokoro ou « place du fil ». C’était là qu’était produit le fil en usage pour la préparation du Kusudama, large boule faite de fils de soie de toutes couleurs entrelacés et qu’on pendait dans les maisons, au printemps, à un jour fixé, pour préserver des maladies. La cour de Kioto possédait un atelier de tissage et de broderie. Les princesses et les dames de la cour avaient des voitures richement décorées de cordons d’or, d’argent et de soie. Pendant le XIIe siècle, au moment de la lutte des Taira et des Minamoto, les différentes pièces de l’armure des guerriers étaient reliées entre elles par des cordes de soie. Durant la guerre du XVe siècle, les fabriques souffrirent beaucoup, mais elles prirent un nouvel essor sous l’administration de Hideyoshi (Taikosama). Puis, sous les Tokugawa, alors que les daïmios devaient venir rendre hommage au Shôgun, c’était à qui d’entre eux porterait les costumes les plus richement ornés de tresses de Kioto. Aujourd’hui les tresses de soie sont encore un des accessoires de la toilette japonaise.
Les cordes de soie pour instruments de musique sont d’un usage très ancien. Les Empereurs Inkio (411-453), Monmu (697-707) et Ninmiyo (834-850) étaient très amateurs de la harpe (biwa) et encourageaient la fabrication de ces cordes. Vers 1131 un aveugle de la ville de Sakai inventa le Shamisen (guitare), pour lequel il se servit également de cordes en soie.
Pendant l’ère de Tempô (1830-1844), alors que l’industrie de la soie était dans une situation très florissante, il s’établit une corporation des fabricants de fils de soie et de tresses. Une succursale fut installée à Yedo où l’on employait beaucoup la tresse de soie pour l’ornementation de la poignée des sabres. En 1883 et en 1893 la corporation fut remaniée et réorganisée.
IV. — L’industrie de la teinture est très anciennement connue à Kioto ; et la grande habileté acquise par ses ouvriers a amené ceux des autres localités, qui ne pouvaient pas atteindre à leur fini, à dire que la teinture de Kioto devait ses qualités à l’excellence de l’eau du Kamogawa. La célèbre teinture appelée Yuzen est une branche du commerce de Kioto. En dehors des vieilles teintures connues, telles que l’indigo (ai), le safran (béni), la garance (akana), les Japonais employaient également beaucoup d’autres plantes tinctoriales venues des Tropiques.
On ignore à quelle époque remonte l’art de la teinture à Kioto, mais on peut fixer la date de 710 sans trop se tromper ; car à ce moment, le procédé d’application de la cire (rôkitsu), sur les parties de l’étoffe qui ne devaient pas être teintes, était déjà connu. Cette industrie fit peu de progrès jusqu’au jour où Yuzen, prêtre fameux en même temps qu’artiste, et résidant dans l’un des nombreux monastères de Kioto, améliora les méthodes existantes et donna un tel essor, que son nom est resté attaché aux procédés de teinture employés encore à ce jour, à Kioto. Ils consistent à couvrir de Nori (espèce de colle de pâte) la partie de l’étoffe qui ne doit pas être teinte et à retirer ce Nori au moyen de la vapeur dès que la teinture est définitivement fixée. Les velours et crêpons de Kioto, genre Yuzen, sont très connus.
V. — La poterie est également l’une des industries apportées de Chine qui ont eu, comme premier foyer au Japon, Kioto. Elle comprend plusieurs variétés : Awata, Kiyomidzu, Raku, Kenzan, Yeiraku ; les deux dernières ne se fabriquent plus. La céramique remonte évidemment plus haut, puisqu’on la trouve mentionnée dans les livres historiques publiés avant notre ère. Deux cents ans après Jésus-Christ, la céramique avait déjà fait des progrès, et l’histoire nous dit qu’en l’an 400 on établit des fabriques de poteries dans les cinq provinces de Yamashiro, Ise, Setsu, Tamba, Tajima. En 720, un prêtre nommé Giyôgi, natif du district d’Otori, province d’Idzumi, inventa le tour ; à partir de ce moment, l’art de la céramique semble prendre son essor et se perfectionne rapidement. On se mit, en effet, à employer les moyens connus des Chinois et des Coréens et de grandes manufactures furent fondées dans les provinces de Bizen, Hizen, Owari. En 1510 on voit apparaître pour la première fois au Japon la porcelaine proprement dite. Grâce aux manufactures établies dans les provinces de Hizen et d’Owari, ainsi que dans la ville de Kioto, l’art de la céramique fit de rapides progrès.
Il y a, au Japon, trois genres bien distincts : Awata Yaki, Satsuma Yaki, Awaji Yaki.
L’origine de l’Awata Yaki n’est pas très connue ; suivant la tradition, elle daterait des premières années de l’ère Tempiô (729-748) et aurait été découverte par un bonze du village de Yamashina, à l’Est d’Awata. A la fin de la période Keicho (1596-1614) un potier nommé Kiuyemon, vivant à Awataguchi, mit la marque « Awata » sur tous les objets qu’il fabriquait, et depuis tous les produits sortant de là ont été nommés Awata. Aujourd’hui les procédés de fabrication ont été perfectionnés et les produits awata sont très estimés.
La poterie de Kiomidzu fut d’abord fabriquée au village de Seikanji ; mais, au commencement du XVIIe siècle, les manufactures furent transportées à Gojô Zoka, à l’Est de Gojô. Le coloris et la peinture à l’or furent découvert par Chawanya Kiubei et Nonomura Ninsei. Ce dernier construisit une fabrique à Sanneizaka où il fabriquait de la faïence très fine. Au début du XIXe siècle, un certain Kumakichi introduisit des changements dans la fabrication et la peinture.
La poterie dite raku a été introduite, vers 1530, par un Chinois ou un Coréen qui s’installa à Kioto et ne quitta plus le Japon. Son fils, Chôyu, lui succéda et reçut du Shogûn Hideyoshi, en 1588, l’ordre de faire de la poterie couleur noir rougeâtre, d’après des dessins fournis par Rikiu, un fameux maître des cérémonies attaché, pour les cérémonies du thé, à la personne de ce général. Hideyoshi fut si satisfait du résultat qu’il fit don à Chôyu d’un cachet avec le caractère raku (satisfaction, joie, plaisir). D’où le nom de la porcelaine raku yaki.
VI. — Ce fut Shimazu Yoshihisa, un des généraux envoyés en Corée par Hideyoshi, qui créa la faïence de Satsuma. A son retour de l’expédition, en 1598, il ramena dix-sept potiers célèbres qu’il établit dans les deux provinces de Satsuma et d’Osumi ; plus tard il rassembla tous ces ouvriers dans un endroit nommé Nayeshirogawa. Ne se mariant qu’avec des Coréennes, ces ouvriers conservèrent pendant longtemps leurs mœurs, leur langue et leur type distinctif. On trouve actuellement à Nayeshirogawa, quelques centaines de familles formant un total de trois mille individus qui exercent tous le métier de leurs ancêtres. En 1630, un célèbre potier, nommé Boku teigo, découvrit du Shirotsuchi (de la terre blanche) dans les environs de Nayeshirogawa ; cette découverte amena une amélioration sensible dans la fabrication des produits. C’est à partir de cette époque que l’on se mit à employer l’or, l’argent et les matières colorantes pour la décoration de faïences.
Les porcelaines de Imari (Hizen), de Seto (Owari), de la province de Mino, de Kutani (Kaga) viennent également de Chine. Ce sont des Chinois ou des Coréens émigrés qui ont importé les procédés de fabrication ; ou bien des Japonais, comme Gorodayu Shunsui, de la province de Ise, se rendirent en Chine pour y apprendre à faire la porcelaine et à construire les fours nécessaires. Toutes ces porcelaines prospérèrent au Japon entre 1500 et 1600.
Avant l’arrivée des Européens au Japon, les fabriques d’Imari, de Seto, de Kutani, fournissaient à la cour et à l’aristocratie des pièces remarquables, dont quelques-unes sont d’une richesse de couleurs absolument unique. Il reste peu de ces spécimens d’autrefois, et aujourd’hui on n’en fabrique plus, ou du moins on en fabrique très rarement. Les fours travaillent pour l’exportation ; et on peut voir, dans les ports de Yokohama, Kobé et Nagasaki, l’Imari pour globe-trotters à deux yen la douzaine. Quiconque a voyagé dans l’Extrême-Orient a pu voir à Shanghaï et dans tous les ports de Chine, à Singapour, à Rangoon, à Calcutta les magasins de bibelots japonais où sont exposés, à des prix dérisoires, de grands vases de Satsuma, des poteries de Kioto et des assiettes d’Imari, produits de la décadence de l’art céramique japonais. Il faut vendre beaucoup, et à bon marché, donc mauvais. Les grands magasins d’Europe, au reste, vendent aussi de ces japonaiseries bon marché, qui feraient honte aux artistes qu’étaient les anciens fabricants du Nippon.
VII. — L’industrie du métal a été connue au Japon aux temps les plus anciens, et les Japonais ont montré, dans le travail des métaux, un goût et une adresse remarquables. L’introduction du bouddhisme a marqué une nouvelle époque dans l’avancement de l’art des métaux, par suite de l’entrée de différentes sortes d’ornementation dans la construction des temples, et aussi par la quantité d’objets en cuivre nécessaires aux cérémonies du culte. Le haut degré d’habileté atteint par les artistes en métaux sous le règne de l’Empereur Shômu (714-748) est pleinement attesté par les statues, les vases, les accessoires et autres articles religieux conservés dans les temples de Kioto et de Nara. La période des guerres intestines, qui se suivirent sans interruption depuis le XIIe siècle, laissa les idoles bouddhiques dans le discrédit, et développa d’autres goûts ; les artistes tournèrent leur habileté vers la confection des armes et armures. Les sabres d’une si belle trempe, signés Masamune, datent de ce temps-là, et sont aujourd’hui connus dans le monde entier. Le goût des artistes s’est surtout manifesté dans les ornements du casque, du sabre et du fourreau. Après l’avènement des Tokugawa et le retour de la paix, l’industrie guerrière fut patronnée par les Shôgun et par les daïmios ; aujourd’hui les ornementations de casques et de sabres ont cédé la place à d’autres industries plus considérables.
On peut dire que les Japonais connaissaient tous les genres d’ornementation ; ils avaient reçu les principes de la fonte, gravure, moulage, de l’alliage des différents métaux, etc., de la Chine et de la Corée ; le cuivre, le bronze, le fer prenaient sous leurs mains adroites les formes les plus étranges, et on reste étonné devant les imaginations bizarres, extraordinaires et généralement macabres de ces artistes. On dirait souvent des figures et des formes sorties de quelque enfer dantesque. Les principaux alliages employés pour les moulages d’ornement, les statues, les instruments de musique, les cloches, sont :
- Seido, cuivre vert.
- Udo, cuivre noir.
- Shido, cuivre violet.
Le premier est un alliage de cuivre et de plomb ; on y ajoute quelque fois de l’étain ; le second est un alliage de cuivre, d’étain et de plomb (une variété de l’udo est le sentokudo obtenu par le même alliage, mais avec d’autres proportions), le troisième se fait avec du cuivre et du plomb.
Le Shinchu (cuivre jaune) est fait avec du cuivre et du zinc et quelquefois une petite quantité de plomb.
La Shakudo est un alliage de cuivre et d’or.
Le Shi bu ichi se compose de six parties de cuivre et de quatre parties d’argent.
Pour polir ces différents alliages, on les cuit avec du soufre ou bien l’on emploie du sulfate de fer ou du vinaigre de prune.
VIII. — Comme c’est le cas pour toutes les autres industries, les origines de la préparation de la laque ne sont pas très connues ; on dit que sous le règne de Kôan Tennô (392-291 av. J.-C.), vivait un certain Mitsumino Sukune qui serait l’ancêtre des familles qui s’occupaient de cette industrie. Une autre chronique rapporte qu’un jour Yamato dake no Mikoto, fils de l’Empereur Keiko (71-130 ap. J.-C.), était en expédition de chasse, lorsque de la sève d’un certain arbre coula sur sa manche et la salit. Voyant combien il était difficile d’enlever la tache faite par cette sève et comprenant qu’elle pouvait être employée à protéger les objets, il s’en servit pour recouvrir son armure ; ses gens l’imitèrent et ce fut le premier emploi de la laque.
Il est infiniment plus probable, d’ailleurs, que ce n’est là qu’une légende et que la laque, comme le reste, vient de la Chine et de la Corée. Il ne faut pas oublier en effet que, alors que la Chine était déjà fort civilisée sous la dynastie de Tcheou (1123-246 av. J.-C.), à cette époque le Japon n’était qu’un amas de tribus sauvages, et que c’est grâce à la Chine et à la Corée que ces tribus sont devenues une nation civilisée.
Sous le règne de l’Empereur Kôtoku (645-654) une administration spéciale fut créée pour surveiller la fabrication de la laque. La laque rouge ne fut connue que sous le règne de l’Empereur Temmu (673-695) ; cette laque se fabriquait et se fabrique encore dans le Nord de la Chine et celle de Péking est la plus renommée ; la laque rouge fabriquée au Japon est très inférieure. L’Empereur Mommu (697-707), pour encourager les plantations d’arbres à laque, accepta le payement des impôts en sève de cet arbre. L’industrie de la laque fit de grands progrès pendant la première moitié du VIIIe siècle ; on trouva alors différents procédés de coloration, ainsi que l’application de l’or. Les désordres intérieurs, qui se répétèrent durant le règne de l’Empereur Sujaku (930), arrêtèrent l’essor de cet art comme de beaucoup d’autres ; mais les habitudes luxueuses des nobles de la cour à Kioto lui redonnèrent vite un nouvel essor, et les artistes laqueurs furent appelés, chez les daïmios, dans toutes les parties de l’Empire. Quand Yoritomo établit sa capitale à Kamakura, nombre de fabricants l’y suivirent, mais le centre de la fabrication de la laque resta toujours à Kioto. De merveilleuses pièces des siècles passés peuvent être admirées dans le musée d’Uyeno, à Tokio. Le Gouvernement japonais rachète très cher toutes les merveilles qui ont pris le chemin de l’étranger à l’époque des troubles de la Restauration impériale. Aujourd’hui on ne fait plus rien de solide comme laque ; les artistes d’autrefois mettaient leur vie à créer un objet ; de nos jours on fabrique du clinquant à bon marché pour l’exportation, et les chefs-d’œuvre sont rares.
La laque est fournie par la sève du rhus vernicifera ; il existe au moins douze façons de préparer le vernis, suivant qu’on le laisse pur ou qu’on le mélange à d’autres substances telles que le sulfate de fer, l’eau de tabac, l’huile, le vermillon, l’orpiment, l’indigo.
Les laques se fabriquent dans plusieurs endroits, entre autres à Aidzu, province d’Iwashiro ; dans la province de Suruga ; dans la province de Wakasa ; à Tsugaru ; à Wajima ; à Noshiro ; dans la province de Kii ; à Nikko ; à Odawara. Toutes ces villes ne produisent pas de laques de qualité supérieure, et l’on trouve en général les meilleurs ouvriers et les plus belles pièces de laque dans les trois villes de Tokio, Kioto, Osaka. Il en est de même pour les laques d’or, les procédés employés variant selon les localités.
Voici les principaux procédés pour la préparation du vernis[10] :
[10] D’après les publications officielles de l’administration japonaise.
L’un consiste à prendre la sève du rhus vernicifera à l’état naturel dans une grande cuvette en bois, puis on la remue au soleil au moyen d’une longue spatule afin de la débarrasser par l’évaporation de son excédent d’eau ; on obtient ainsi le kuro me urushi. Quand on tamise le vernis ainsi obtenu, on a le seshi me urushi.
En mélangeant du kuro me urushi, du sulfate de fer et du toshiru, on produit le kuro urushi. (Le toshiru est l’eau plus ou moins trouble que l’on obtient en aiguisant sur une pierre à repasser les couteaux servant à couper le tabac). Selon la nature du kuro me urushi employé, les qualités du mélange portent les différents noms qui suivent :
Roiro, qualité supérieure employée sans être délayée avec de l’huile ;
Hakushita, autre qualité supérieure également employée sans huile ;
Hon kuro, qualité moyenne délayée avec de l’huile ;
Iô hana, autre qualité moyenne ;
Chin bana, autre qualité moyenne ;
Ye bana, qualité inférieure ;
Su urushi. Ce vernis se compose de kuro me urushi et du meilleur vermillon que l’on puisse obtenir ou de ceux nommés sanyoshu et kamiyoshu ; la première qualité moyenne et les suivantes nécessitent l’emploi de l’huile. Pour la dernière qualité, on se sert du Benigara (composé d’oxyde rouge de fer) au lieu de vermillon.
Awo urushi : ce vernis s’obtient en mélangeant du kuro me urushi avec du shiwo (orpiment) et de l’aïro (indigo). Ces deux matières sont délayées dans l’huile ou employées sèches et en poudre ;
Ki urushi, obtenu par un mélange de kuro me urushi de shiwo ;
Nashiji urushi, le même que ci-dessus ;
Sunkei urushi ; on se sert pour ce vernis de kuno me urushi pur ;
Akahaya urushi sert pour les couches intermédiaires ;
Tamo suni urushi. Pour la qualité supérieure on emploie le nashi ji urushi et pour les qualités moyennes, le kuro me urushi ;
Nashi ji keshi urushi ; le même que le Nashi ji.
Les matières qui entrent dans la composition de la laque sont :
Yi no ko sabi, composé de pierres à aiguiser (awasedo) pulvérisées et d’une petite quantité de seshi me urushi ;
Kiriko sabi, le même que le précédent, mais plus fin ;
Tanoko sabi, pierre à aiguiser très fine mêlée avec du seshi me urushi ;
Nikawa sabi, la même poudre mélangée avec de la colle forte ;
Nori sabi, la même poudre mélangée avec de la colle de riz. Cet amalgame, inconnu autrefois, se compose de vernis et de colle de riz en proportions égales, auxquels on ajoute de la poudre de pierre à aiguiser ; il offre peu de résistance à la spatule, étant moins épais, et donne une belle couleur à la couche de vernis supérieure. Cette laque se décolle pourtant facilement ; elle est aussi de qualité très inférieure.
Voyons maintenant divers procédés employés pour vernir les objets.
Kataji roiro nuri : connu également sous le nom de kurokise, est ainsi pratiqué :
On prend un morceau de toile de bœhmeria[11] que l’on coupe suivant les dimensions de l’objet que l’on doit recouvrir, en ayant soin de l’appliquer de telle façon qu’il n’y ait aucun pli ; puis, pour la coller et la maintenir en cet état, on la recouvre d’une couche de seshime urushi. On passe ensuite une couche de shiriko sabi par-dessus afin d’oblitérer toute trace de tissus. Cette couche une fois séchée on la polit avec une pierre à repasser. Ceci fait, on pose une couche de tonoko sabi que l’on polit à son tour de la même manière. On applique ensuite une couche d’encre de Chine, et, avec une spatule, on étend une couche de yoshino urushi. Après avoir fait sécher, on polit à plusieurs reprises cette nouvelle couche avec de l’eau et du charbon de bois nommé koshiwo shinu. Cette opération se fait en prenant un peu de poudre de ce charbon avec les doigts et en polissant à la main. On recouvre ensuite le tout d’une couche de vernis ordinaire que l’on a soin de sécher sur le champ. Une fois sec on applique une couche de roiro urushi que l’on fait également sécher ; on polit ensuite à la main à plusieurs reprises avec du charbon de bois, puis avec de la corne de cerf pulvérisée.
[11] Toile de ramie ou ortie de Chine.
Cette description donnant au lecteur une idée du travail à accomplir pour laquer un objet, nous nous contenterons d’énumérer les diverses autres sortes de laques :
Hana nuri ; handa nuri ; shunkei nuri ; kaki awese nuri ; tame nuri ; seishitsu nuri ; ki uro nuri ; uru mi iro nuri.
Tsugaru nuri. Ce genre de laque est celui qui exige sans contredit le plus de soin dans sa préparation. On commence par découper soigneusement les emboîtements du bois au moyen d’un ciseau, puis on bouche les interstices au moyen de kokudzu, mélange de farine, de sciure de bois et de vernis brut. Pour les pièces cannées on consolide les joints au moyen d’une cheville. Ces emboîtements sont ensuite recouverts d’une couche d’un enduit se composant d’argile calcinée et de vernis brut étendu d’eau. On étend ensuite le linge, comme d’habitude, sur le bois avec un mélange de vernis brut et de farine ; cette opération se nomme nuno kise. On applique après cela un mélange de vernis brut et d’argile calcinée à la jonction des différents morceaux de toile, puis on étale une première couche de vernis sur le tout et on polit avec une pierre à repasser grossière. Cette première opération finie, on applique un nouveau mélange se composant d’argile carbonisée et de pierre à aiguiser pulvérisée en proportions égales ainsi que du vernis brut. Ceci a pour but de rendre la couche inférieure bien unie ; le tout est enfin poli avec une pierre à aiguiser plus fine, et, pour effacer les traces laissées par cette polissure, on dispose une couche de sabi urushi, c’est-à-dire du vernis brut, mêlé à de la pierre à aiguiser, pulvérisée, étendue d’eau. Cette nouvelle couche est également polie avec une pierre à repasser encore plus fine et qui porte le nom d’awoto. On met alors l’objet dans une armoire, hors des atteintes de la lumière, après l’avoir recouvert d’une couche de kuro me urushi. Enfin la polissure au charbon de bois vient terminer la liste de ces opérations minutieuses ; on possède alors un objet uni comme une glace, brillant et sans défaut.
Pour obtenir les marbrures, on procède de la manière suivante : on mêle le vernis appelé yoshino urushi, avec diverses matières colorantes et un blanc d’œuf destiné à donner plus de consistance au mélange, que l’on frappe avec une spatule très mince ; le vernis s’attachant en partie à la spatule produit des dépressions qui sont la base de marbrures. On applique ensuite une couche de vernis préparé comme il a été dit plus haut, puis on ajoute une couche de roiro urushi, destinée à séparer la précédente d’une nouvelle couche semblable que l’on étale avec une brosse. On pose après cela une couche de vernis d’une autre couleur, puis une de roiro urushi et enfin deux couches de vernis de couleurs différentes. On termine l’opération en faisant bien sécher le tout. Les objets ainsi séchés sont polis avec trois sortes de pierres à aiguiser de plus en plus fines, et finalement exposés au soleil pendant deux ou trois jours, ce qui rend la couleur plus vive et plus brillante. On continue en effaçant les traces de la précédente polissure au moyen d’une couche de vernis coloré ; on polit de nouveau ; puis on ajoute encore une couche de vernis et on polit avec une pierre nommée Nagurato. L’effet du soleil sur ces couleurs est de rehausser leur éclat. Quand tout est terminé on rend l’objet aussi uni et aussi net que possible en le couvrant d’un mélange d’huile et de pierre à aiguiser pulvérisée dont on imbibe un tampon en coton, et on frotte jusqu’à ce que l’objet commence à reluire. On prend alors de l’ouate imprégnée de vernis brut pour frictionner l’objet, puis on verse de l’huile dessus, on y jette de la corne de cerf pulvérisée et on essuie le tout avec du papier soyeux qui donne un brillant parfait.
Enfin il existe un dernier genre de laque, c’est le tsui koku nuri ; inutile d’en donner la description qui ressemble plus ou moins à toutes les autres, sauf que l’on grave des dessins après que l’on a mis plusieurs couches de vernis.
Dans toute cette description de la laque, nuri veut dire laque, laquer ; nuri mono un objet en laque ; urushi est le vernis tiré du rhus vernicifera, avec lequel on fait la laque.
Le triomphe de l’artiste japonais c’était autrefois la laque d’or. Que de merveilles ont été ainsi créées avec patience dans les âges passés ! Pour s’en rendre compte il faut aller au musée d’Uyéno à Tokio où sont rassemblées quelques-unes des plus belles pièces du Japon d’autrefois. Quelques anciens daïmios en possèdent aussi personnellement de fort jolis échantillons. Cette espèce particulière de laque qu’on ne trouve qu’au Japon se nomme Makiye.
Aujourd’hui certains artistes japonais ont essayé de reproduire en laque d’or des objets autres que les boîtes, tables et écrans que l’on faisait déjà au temps de Kwanmu Tennô (782-805 ap. J.-C.) ; mais les belles pièces coûtent fort cher, elles ne sont achetées que par la cour (90 pour 100 vont à l’Empereur), et données en cadeau. La laque d’or n’est pas une marchandise qui « paye », comme disent les Anglais ; aussi en voit-on peu. Les Japonais se bornent à une vague imitation bon marché à l’usage des Européens et du vulgaire.
IX. — Les éventails, les paravents, la sculpture sur bois et sur ivoire furent eux aussi importés de Chine, le cloisonné ou shippô également ; il n’atteignit jamais au Japon la solidité du cloisonné chinois, quoi qu’il fût plus élégant ; aujourd’hui Tokio et Yokohama fabriquent beaucoup le cloisonné pour l’exportation, mais bien peu de pièces se conservent sans se détériorer.
L’ivoire, par contre, a été de tout temps travaillé par les Japonais avec une adresse et un art qui ont dépassé ceux de leurs maîtres chinois. Les netsuke, dont raffolent les amateurs de japonisme, offrent des formes innombrables et représentent des scènes et des personnages variés à l’infini. Les artistes modernes n’ont d’ailleurs, pas dégénéré, et l’on découvre encore aujourd’hui de véritables merveilles parmi les nombreux ivoires exposés dans les magasins de Yokohama.
X. — Tout l’art japonais est venu de Chine, et partout, dans les divers objets fabriqués en bronze, en laque, en kakémono, nous retrouvons les légendes chinoises et le vieux fond chinois. Il est, toutefois, bien évident que le Japonais a grandement amélioré l’art primitif du Chinois ; il l’a affiné, et la facture en est plus élégante et plus gracieuse ; mais, en somme, il faut bien avouer que l’engouement que l’on a en Europe et en Amérique pour l’art japonais est un pur snobisme. Un Européen, qui est resté quinze et vingt ans, au Japon peut finir par goûter l’art très spécial du pays ; mais qu’il revienne en Europe et qu’il se trouve devant les merveilles de l’art français, italien, espagnol, flamand, ou anglais ; qu’il reprenne contact avec la noblesse et la grandeur des œuvres élaborées par le génie occidental depuis les anciens Grecs jusqu’à l’époque chrétienne, aux temps de la Renaissance et à notre époque contemporaine, et il oubliera vite vases de bronze encerclés de dragons, brûle-parfums de Satsuma et netsuké d’ivoire ! L’art japonais n’a pas d’envolée : c’est un art de détails délicats, souvent fort jolis, et dénotant un travail considérable ; ce n’est pas un art de grande envergure.