L'Empire Japonais et sa vie économique
CHAPITRE V
I. La vie indigène ; la nourriture. — II. Coût de la vie au Japon ; cherté des denrées et des loyers. — III. Hôtels à l’européenne. — IV. La famille japonaise, sa constitution, ses mœurs. Situation de la femme et des enfants.
I. — La nourriture, en général, est fort simple : le riz en est la base principale avec le poisson, dont les mers du Japon abondent. Cependant aujourd’hui on commence à trouver du pain un peu partout, dans les grands centres, et aussi de la viande de boucherie. Néanmoins le Japonais préfère son riz, son poisson et ses légumes, et si vous l’invitez à dîner et, par conséquent, s’il mange du pain chez vous, soyez sûr qu’en rentrant chez lui il mangera son bol de riz ; s’il n’a pas son riz, il n’a pas dîné.
Le poisson se prépare de différentes façons : grillé souvent et quelquefois cru. Cependant on n’offre guère du poisson cru (dorade ou carpe) que dans les grandes occasions ; on prend alors le poisson vivant ; on l’écaille et on le coupe tel quel et on mange les tranches en les trempant dans une sauce noire appelée shôyu. Au début cela paraît bizarre, mais on s’y fait.
Les œufs forment aussi une partie de la nourriture japonaise ; ils en préparent une sorte d’omelette que l’on consomme froide. Comme légumes, les Japonais ont tous les nôtres ; mais en plus ils mangent : les oignons de lys ; les racines de lotus ; les jeunes tiges de fougère ; les jeunes pousses de bambou ; ils aiment beaucoup les fruits confits dans une espèce de vinaigre ; différentes espèces d’herbes conservées d’une certaine manière. En somme ils ont un régime plutôt végétarien. Quelquefois, cependant, quand ils ont un ami, ils tueront un poulet et feront un « torinabé » ou poulet à la casserole en le cuisant avec du sucre et du vin de riz (sake).
Les sucreries sont fort appréciées au Japon ; aussi les boutiques de pâtissiers et les marchands de bonbons ambulants sont-ils nombreux.
Tout le monde, hommes et femmes, fume au Japon, l’usage des cigarettes est devenu assez répandu ; mais cependant on a conservé l’habitude de la petite pipe en métal d’où l’on tire deux bouffées et qu’on bourre sans cesse avec du tabac coupé aussi fin que des cheveux.
On a souvent dit que les Japonais étaient très propres et je l’ai constaté moi-même. Ils ont la propreté du corps, mais ils n’ont pas le sens de la propreté des objets dans les mêmes proportions que l’Européen. Ainsi tout Japonais qui se respecte ira prendre un bain chaud après son dîner ; celui qui n’a pas son « fourô » (baignoire) chez lui, va aux bains publics où les hommes et les femmes sont ensemble (séparés par une corde) ; mais, d’un autre côté, votre servante essuiera très bien, avec la même serviette, le vase de nuit d’abord et votre assiette ensuite.
II. — Il y a une trentaine d’années la vie était normale, je veux dire bon marché, et une famille japonaise pouvait vivre facilement avec quinze yen par mois. C’était le bon temps, mais on n’avait pas de « gloire ». Maintenant on a de la gloire, mais elle coûte très cher, et la vie est devenue tellement coûteuse qu’actuellement la famille, qui dépensait quinze yen, est obligée d’en dépenser cinquante. Il s’ensuit que la misère est effrayante aujourd’hui au Japon ; il est vrai que personne ne s’en plaint et on la supporte sans murmurer jusqu’à présent. Cela durera-t-il ? Tout est imposé à l’extrême et le pays rend tout ce qu’il peut rendre ; car il est pauvre et ses possibilités sont très limitées.
Si la cherté de la vie a ainsi augmenté pour l’indigène, c’est naturellement encore bien pis pour l’Européen, qui lui ne se contente pas de riz et de légumes, mais qui a besoin de viande, de pain, de vin, d’huile, de vinaigre, de sucre raffiné, de thé, de café, d’alcool, de pâtes alimentaires, et en général d’une foule de choses qu’il lui faut importer d’Europe ou d’Amérique. Achat, transport, et droits de douane formidables font monter les denrées nécessaires à l’Européen à un prix tellement élevé qu’il faut être très riche aujourd’hui pour vivre au Japon à l’européenne.
Une maison japonaise, que l’on payait jadis 30 yen par mois, en vaut 90 aujourd’hui, un domestique que l’on payait 10 yen en réclame 30, et tout est à l’avenant.
III. — Autrefois, depuis le moment où le Japon a été ouvert aux Européens, ces derniers devaient habiter dans les cinq ports ouverts de Yokohama, Nagasaki, Kobé, Niigata et Hakodate ; ils ne pouvaient, sous aucun prétexte, résider en dehors sans passeport délivré par les autorités japonaises ; plus tard les villes de Tokio et d’Osaka leur furent ouvertes, mais ils furent parqués dans une certaine partie de la ville avec défense de demeurer en dehors des limites fixées. Ce régime a pris fin avec la révision des traités, et depuis 1899 les Européens ont le droit de résider et de voyager partout au Japon sans être inquiétés. On trouve, dans tous les grands centres, des hôtels installés à l’européenne et où l’on donne une nourriture anglo-japonaise d’un goût douteux. Tokio possède l’Imperial Hôtel, grand bâtiment en pierre, secoué plusieurs fois violemment par les tremblements de terre ; le Métropole Hôtel, plus modeste, mais où l’on avait, autrefois, une cuisine assez convenable quand il était dirigé par un Français.
Kiôtô. — Kiôtô-Hôtel, très bien situé dans la partie centrale de la ville ; Myako-Hôtel ; Nakamura rô ; Ya ami Hôtel ; situé dans le parc de Maruyama, il est d’un séjour fort agréable ; les prix sont d’environ 5 à 6 yen par jour.
Osaka. — Osaka-Hôtel à Nakanoshima, et Nippon-Hôtel. Les hôtels d’Osaka sont peu fréquentés, parce que les étrangers résident plutôt à Kiôtô et à Kobé et ne vont qu’en passant à Osaka.
Nagasaki. — Cliff House ; Nagasaki Hôtel sur la colline ; Japan Hôtel ; Hôtel Antonetti ; Hôtel de France, sur la mer ; 5, 6 et 10 yen par jour.
Kobé. — Club Hôtel ; Grand Hôtel ; Hôtel Français ; Oriental Hôtel Limited, le plus ancien hôtel de Kobé, très confortable : 5, 6 et 10 yen par jour.
IV. — Il va sans dire que le touriste ou même le négociant, qui veut goûter la saveur locale, peut toujours descendre dans un des nombreux hôtels japonais, qui se disputent les voyageurs sur tout le territoire de l’Empire. Il aura soin, alors, de retirer ses souliers avant d’entrer (bien des Européens, refusant de le faire, ont ainsi nui au bon renom occidental et ils ont fermé beaucoup d’hôtels indigènes aux étrangers) ; il s’assoiera sur les talons, les jambes repliées sous lui, et il dormira sur le tatami ou grosse natte de paille dans l’épais fouton (couverture ouatée). Passer quelque temps dans une auberge japonaise n’a rien de désagréable en somme ; et cela permet de prendre contact avec la vie et les coutumes indigènes.
Malgré l’installation des étrangers dans les grands centres, il est bien évident que les mœurs ne se sont point modifiées ; un peuple ne change pas de mentalité en l’espace de cinquante ans, et, s’il lui est relativement facile d’adopter la civilisation matérielle de l’Occident, il lui est plus difficile de changer complètement son système social.
En Europe, le foyer est constitué par la femme, la mère de famille ; c’est autour d’elle que l’on se réunit, c’est vers elle que tout converge. Au Japon il n’y a pas de foyer. La femme ne compte pas ; le père seul existe, c’est lui le pivot de la famille japonaise ; il est le représentant de la race et son continuateur. Cependant, contrairement à certains pays d’Orient, où la femme est séquestrée ou tenue dans une situation tout à fait inférieure, au Japon la femme n’est soumise à aucune réclusion jalouse ; elle tient un rang honorable dans la société et partage les récréations de ses parents et de son mari, quoique jamais elle ne soit initiée à leurs affaires. Laissée très libre, elle abuse rarement de cette liberté, bien que, naturellement, le Japonais ne soit pas plus à l’abri que l’Européen de certains drames de famille. L’esprit des femmes japonaises est cultivé aujourd’hui, dans certaines classes, autant que celui des hommes. D’ailleurs, jadis également, l’éducation des femmes atteignait quelquefois à une haute culture intellectuelle, et on trouverait plus d’un nom féminin parmi les historiens, les moralistes et les poètes. Les femmes japonaises, sans être des beautés, sont de très gaies et de très agréables compagnes : elles ont beaucoup d’aise et d’élégance dans leurs manières, sauf lorsqu’elles s’habillent à l’européenne. Alors elles ont l’air gênées et paraissent en bois.
Autrefois, la femme mariée, durant toute son existence, était pour ainsi dire en tutelle ; elle dépendait de son mari, ou, à défaut, de son fils aîné et n’avait aucun droit légal : son témoignage n’était pas admis. Son mari pouvait introduire, à son choix, autant de concubines qu’il voulait sous le toit conjugal et pouvait signifier le divorce à sa femme comme il lui plaisait ; par contre elle-même, en aucun cas, ne pouvait exiger le divorce. Aujourd’hui les lois ont changé la condition de la femme, mais en pratique le divorce ancien système existe encore, et la femme japonaise est encore traitée plutôt comme une poupée que comme une associée et une confidente.
Il se prépare cependant actuellement une jeunesse japonaise up to date, qui commence à marcher sur les traces des féministes et des suffragettes.
L’enfant, à sa naissance, n’est jamais emmailloté et aucun genre d’empaquètement ne l’empêche de se développer librement. Le trente et unième jour pour les garçons et le trentième jour pour les filles on le portait autrefois au temple pour lui donner un nom que la prêtresse préposée au temple choisissait ; aujourd’hui l’enfant est déclaré, dès sa naissance, à la mairie de son quartier ou de la commune comme en Europe, et on ne lui donne qu’un nom, alors que, dans les temps anciens et même à une époque encore peu éloignée, on lui en choisissait plusieurs : il en changeait même assez souvent.
L’enfant, au Japon, est excessivement gâté, on le laisse faire ce qu’il veut ; jamais on ne le réprimande et surtout jamais on ne le bat ; on lui passe toutes ses fantaisies, on le bourre de friandises et de sucreries. Mais, dès sa jeunesse, on lui inculque le mépris de la mort, l’amour du Pays et de l’Empereur ; on lui enseigne à être très poli et déférent vis-à-vis des personnes âgées et des supérieurs. Vers l’âge de sept ans, tous, garçons et filles, vont à l’école primaire où ils apprennent les alphabets et quelques caractères, un peu de géographie et d’arithmétique. Ceux qui veulent faire des études complètes sont obligés, d’abord de se mettre en mémoire un certain nombre de caractères chinois sans lesquels ils ne pourraient acquérir aucune instruction sérieuse. C’est là, évidemment, pour eux, du temps à peu près perdu, pas tout à fait cependant puisque, en même temps que les caractères, ils apprennent l’histoire et la littérature ancienne de leur pays.
Les fêtes spéciales aux enfants sont nombreuses au Japon, et les deux plus importantes méritent une description spéciale : elles s’appellent, pour les filles, la fête de Hina no sekku ou Hina no matsuri, elle a lieu le troisième jour du troisième mois. Celle des garçons se nomme Go gatsu no sekku, elle est célébrée le cinquième jour du cinquième mois.
La première de ces fêtes est spécialement réservée aux filles et c’est pour elles le grand jour de réjouissance de l’année. Les Européens l’ont surnommée la fête des poupées, parce que, ce jour-là, chaque famille expose les poupées accumulées et conservées pendant plusieurs générations. Quelques jours avant la fête on peut voir, dans les magasins, des collections de gentilles poupées hautes de vingt à cinquante centimètres, habillées plus ou moins richement ; chaque famille qui a eu une fille dans l’année achète une paire de poupées pour donner, comme jouet, à l’enfant. La petite Japonaise a toujours grand soin des poupées achetées le jour de la fête de Hinasama, et, lorsqu’elle est grande, et qu’elle se marie, ses poupées la suivent dans sa nouvelle demeure ; elle les donne à ses filles et ajoute encore à la collection chaque fois qu’une fille lui naît. Le troisième jour du troisième mois toutes les poupées de la famille sont exposées dans la belle chambre à la vue de tout le monde. Ces poupées sont faites de bois ; elles représentent l’Empereur et l’Impératrice ; les anciens nobles de Kioto ou Kuge, avec leurs femmes et leurs filles ; les musiciens de la cour que l’on a soin de représenter chacun avec son instrument. Quelquefois aussi ces poupées figurent des Kami (dieux shintoïstes) ou des personnages mythologiques et historiques. Mais on ne se contente pas de mettre en ligne ces hauts dignitaires et ces personnages sacrés ; on a soin de les entourer de tous les objets nécessaires à la vie quotidienne : petites tables en laque, petits ustensiles de ménage, bols, tasses, coffres de voyage, etc…, le tout proportionné à la taille des poupées. Puis on offre le vin de riz, le riz et le poisson sec (katsuobushi) à l’Empereur et à l’Impératrice, et les jeunes filles de la maison, avec la mère et les amies, se livrent à la joie et aux plaisirs de cette fête.
Le cinquième jour du cinquième mois est le grand jour pour les garçons. Ici nous sommes dans tout l’attirail de la guerre. En effet, quelque temps avant le cinq du mois, les boutiques de la ville exhibent force effigies et images en bois de demi-dieux et de héros couverts d’armures brillantes, généraux et soldats de l’antiquité ; guerriers qui se sont couverts de gloire, notamment Taiko Sama et Katô Kiyomasa ; il y en a à pied, il y en a montés sur des chevaux brillamment caparaçonnés ; la couleur rouge domine dans les drapeaux et oriflammes suspendus à profusion à travers les toits des maisons. Enfin des lances, des arcs et des flèches, des sabres sont rangés sur des râteliers spéciaux et alignés aux devantures des magasins. Chaque famille où il est né un fils fait l’acquisition de guerriers et d’armes, de sorte que, dans certaines familles, le jour de la fête, l’exposition a peine à tenir dans une chambre.
En dehors de l’exposition, chaque famille où il est né un fils dans l’année, fait flotter au bout d’un long bambou, à l’extérieur, par-dessus le toit, un immense poisson en papier gonflé ; aussi peut-on voir, tous les ans, le cinquième jour du cinquième mois, une quantité innombrable d’énormes poissons en papier, flottant au gré du vent par-dessus les maisons. C’est fort original. Le poisson représenté est la carpe (Koi) qui est supposée, par les Japonais, remonter les torrents avec facilité, et qui signifie que chaque homme doit tout surmonter et résister au courant de la vie.
La maison japonaise n’est pas une maison ; c’est un toit, un toit ouvert aux quatre vents, sans murs, avec quatre poutres pour le soutenir. La seule fermeture est représentée par les to, sortes de portes glissant dans des rainures, et que l’on ferme, le soir, quand la famille se livre au repos. Entre ces portes et les coulisses en papier qui entourent et ferment la chambre, il y a une petite vérandah d’environ un mètre de large. Dans la chambre, rien : aucun meuble, aucun siège. Seulement, par terre, des nattes fines, très épaisses sur lesquelles on s’assied les jambes repliées sous soi ; ainsi on mange, on cause, on fume autour d’un brasero où brûle du charbon de bois. Pour les repas, la servante (ou la femme dans les ménages populaires) apporte de petites tables laquées sur lesquelles repose tout le repas : soupe, poisson, légumes, plus un grand seau en bois blanc très propre où est le riz chaud, dont chacun prend dans un bol autant qu’il en désire. Le riz, c’est notre pain.
Les Japonais absorbent généralement trois repas par jour ; en se levant ils font un bon repas, et ne se contentent pas, comme nous, d’une tasse de café ; puis ils mangent à midi et le soir ; c’est le repas de midi qui est le moins copieux ; le soir, souvent, ils prennent un peu de sake ou vin de riz.
C’est le soir, après dîner, que les Japonais vont au bain. Aller, après avoir bien mangé, se plonger dans une cuve d’eau bouillante à 40° et même 45°, est une coutume qui a toujours stupéfait les Européens qui ont habité le Japon. Les familles aisées ont toutes une cuve chez elles ; quant au peuple, comme je l’ai déjà dit, il va aux bains publics ; puis les Japonais, rouges comme des écrevisses, se préparent pour la nuit. On sort de l’armoire, dissimulée dans un côté des cloisons, les gros matelas appelés fouton, et on les étend par terre sur les nattes. Tout le monde couche ainsi sans drap, avec, comme chemise de nuit, un simple Kimono de coton. Il m’est arrivé bien souvent, à la chasse ou en voyage, de passer ainsi la nuit.
Il existe aujourd’hui à Tokio des maisons à l’européenne, édifiées par les hauts personnages et par quelques Japonais fortunés ; mais cependant, à côté de ces maisons, et communiquant avec elles, la maison japonaise existe, et c’est dans la maison japonaise qu’on vit. La maison européenne sert de temps en temps lorsqu’il faut accueillir des étrangers, ou lorsqu’on veut se donner le luxe d’une réception à l’européenne.
L’Empereur lui-même vit dans un palais japonais, somptueusement décoré, que j’ai pu visiter comme on venait de l’achever, mais alors que l’Empereur n’en avait pas encore pris possession. A côté, le palais européen est utilisé pour les réceptions à l’européenne.
Au reste, tous les fonctionnaires et tous les officiers, le soir venu, se hâtent de se dévêtir de leurs redingotes ou uniformes et d’endosser le costume national.
Bien que le foyer n’existe pas au Japon dans le sens où nous l’entendons, il ne faudrait pas croire, cependant, que toute intimité est inconnue dans la famille japonaise. Pendant les soirées d’hiver, quand les to sont bien fermés et que le braséro ou hibatchi réchauffe tant bien que mal les mains gelées, les petits enfants, en compagnie de leurs parents, réunis autour des charbons tout rouges, écoutent avidement les histoires et les contes de fées que la grand-mère leur raconte. Car le folklore japonais abonde en histoires tout aussi jolies que les contes de Perrault. Elles font défiler Momotaro, le jeune héros sorti d’une pêche, qu’une vieille femme trouve dans la rivière en lavant son linge, et qui devient riche et puissant ; le vieillard qui fait fleurir les arbres morts, grâce au génie de son chien tué méchamment par un voisin jaloux ; le miroir de Matsuyama, miroir qu’une jeune mère donne à sa fille en mourant, lui disant que toujours elle y verra son image ; et la jeune fille, si semblable à sa mère, croit effectivement y voir l’image de la chère disparue ; la bataille du singe et du crabe ; le moineau qui a la langue coupée ; le vieillard et les démons, et tant d’autres contes ! La grand-mère (o ba san) charme son auditoire, et les petits enfants ouvrent tout grands les yeux et les oreilles pour mieux comprendre ces choses merveilleuses. Les vieilles histoires venues de l’Inde et de la Chine, les faits célèbres, les exploits de Yamato dakenomikoto et des guerriers des âges lointains, font aussi les frais de ces soirées familiales, ainsi que les méfaits du renard qui peut se changer en femme pour tromper les hommes et réciproquement ; le renard (Kitsune), voilà peut-être l’animal le plus craint au Japon à cause de ses métamorphoses. Aussi le soir ferme-t-on bien les to pour que maître Kitsune ne vienne pas faire de mauvaises farces dans la maison.
Vient l’âge du mariage (le Japonais se marie jeune), il faut trouver une femme pour le fils et un mari pour la fille. Généralement, les familles s’entendent bien longtemps auparavant, ce qui simplifie les recherches. Quand on est tombé d’accord, un certain nombre d’amis du fiancé et autant d’amies de la fiancée sont désignés pour faire les préparatifs et décider de la cérémonie, puis on choisit un jour heureux pour la première entrevue des fiancés, et on fixe le jour du mariage. Alors le fiancé envoie à sa fiancée des présents en conformité avec sa situation de fortune et ces présents la fiancée les offre à ses parents en gage de remerciements, avant de quitter pour toujours leur demeure où elle a passé sa jeunesse au milieu des soins dévoués. Les parents fournissent le trousseau et les objets du ménage, comme cela se passe d’ailleurs en Chine.
Quant à la cérémonie du mariage, elle est célébrée soit en famille, soit dans un restaurant choisi. J’ai eu l’occasion, arrivant dans un restaurant à Osaka, d’être invité fort aimablement par le propriétaire, au mariage de sa fille, et j’ai donc assisté à toute la cérémonie ; la fiancée a sur la tête un long voile blanc, et elle est accompagnée par deux amies qui la conduisent dans la salle où la cérémonie doit avoir lieu. Là, le fiancé se trouve déjà, assis au milieu de ses parents et amis. Dans le centre de la pièce, est placée une table en laque d’or, magnifiquement décorée, et supportant un sapin, un prunier en fleur, une grue et une tortue, qui sont les emblèmes : le sapin, de la force du mari ; le prunier, de la grâce de la femme ; la grue et la tortue, d’une vie heureuse et longue. Sur une petite table, à côté, une coupe et une bouteille de sake. Après quelques cérémonies, les amies de la jeune fille, agissant comme demoiselles d’honneur, font approcher les deux fiancés près de la table en laque et leur offrent la coupe pleine où chacun, se tenant par la main, boit à son tour. C’est par cet acte de boire dans la même coupe que le mariage est consacré.
Alors les invités arrivent pour les félicitations, puis tout le monde s’assied et prend part au festin. Je me rappellerai toujours avec plaisir cette cérémonie où j’ai été si gracieusement invité et traité d’une manière on ne peut plus aimable.
Il va sans dire que l’état civil existant actuellement au Japon, le mariage doit être déclaré à la mairie. Le revers de la médaille est la facilité avec laquelle on divorce ; il existe bien de nouvelles lois à ce sujet, mais les mœurs restent les plus fortes et le chiffre des divorces est encore considérable.
Si, dans l’intimité et en famille, le Japonais est assez généralement gai et libre, dans le monde, il est toujours réservé et cérémonieux. Dans leurs visites, dans leurs entretiens les Japonais sont toujours froids et corrects, ils ont néanmoins une sorte de sourire permanent sur les lèvres ; s’ils sont dans l’affliction par suite de la perte d’une femme ou d’un enfant, ils ont le même sourire ; on les a habitués dès l’enfance à ne laisser rien paraître de leur joie ou de leur douleur.
Souvent les femmes reçoivent leurs amies, et les hommes les leurs, vers quatre ou cinq heures de l’après-midi pour boire l’usu cha et causer, en fumant quelques pipes. L’usu cha est une sorte de thé en poudre, et, pour le préparer il y a tout un cérémonial ; il faut, d’abord, des tasses en terre spéciale, très estimée au Japon, généralement grises et biscornues ; sont aussi nécessaires une foule de petits instruments dont chacun est destiné à un usage spécial ; il faut savoir prendre l’eau chaude dans la bouilloire, la verser d’une manière particulière, et enfin il faut recevoir la tasse, des mains de celui qui vous la présente, avec une certaine position des mains à la hauteur de la tête, boire religieusement et rendre la tasse suivant les rites. Et tout cela se fait très sérieusement, sans que le visage trahisse la moindre envie de rire.
Les hommes, souvent aussi, s’invitent à un banquet dans un restaurant à la mode ; alors c’est tout différent. Les invités, après avoir bu le sake, servi par de jeunes artistes musiciennes et danseuses, sont invités à se mettre à l’aise, et la soirée s’achève gaiement, après qu’on a admiré les danses nouvelles et les morceaux les plus choisis du répertoire. Les hommes seuls se réunissent ainsi ; jamais les femmes ne sont admises à ces banquets. La musique japonaise, pour nos oreilles, est quelque chose d’atroce ; il n’y a dans ces sons rien de ce que nous appelons un son musical, un rythme : c’est une complainte assez semblable aux cris de plusieurs chats. Il existe pourtant, actuellement, des troupes de musiciens à l’européenne, mais on sent qu’ils exécutent mécaniquement leurs notes et qu’ils ne sentent pas, ne comprennent pas notre art musical.
Les Japonais sont assez joueurs et ils ont adopté tous les jeux chinois : cartes, dés, échecs ; ils sont aussi très amateurs de combats de coqs et de cailles, goût qu’ils ont conservé de leurs ancêtres malais. L’été, ils sont très friands de parties de campagne, notamment sur l’eau : ils louent des barques disposées à l’usage des promeneurs et cherchent un endroit agréable, à l’ombre, d’où ils puissent avoir une belle vue. La fête de Riogoku bashi à Tokio donne une idée de ces réjouissances en bateau ; pendant plusieurs jours, des barques, pleines de monde, sillonnent la rivière, et le soir, les feux d’artifices et les illuminations des restaurants et des maisons qui la bordent, rivalisent d’éclat avec les lanternes fines et élégantes de Gifu dont la lumière brille au toit des barques.
Après cette esquisse de la vie japonaise, il convient de voir comment se termine la carrière d’une individualité humaine aux îles du Soleil Levant ; c’est peut-être dans les rites funéraires que s’est conservée le plus exactement la manière antique : quand un Japonais vient à mourir, ses parents et ses amis lavent le corps et le revêtent d’un vêtement blanc sur lequel un prêtre a auparavant inscrit quelques caractères sacrés, généralement le nom posthume du défunt (car, dans la religion bouddhique chaque défunt a un nom sous lequel il est désigné désormais), puis on le place dans le cercueil. Au Japon, le cercueil est une caisse carrée ou un tonneau (ou plutôt la moitié d’un tonneau), dans lequel le mort est accroupi de façon que ses genoux viennent rencontrer son visage. Quand tous les préparatifs sont faits, et quand la famille a également pris le deuil en blanc, les pieds nus dans des sandales de paille, la procession funéraire commence. Elle est conduite par un certain nombre de porteurs de torches suivis par les prêtres ; puis viennent les serviteurs, portant des bâtons de bambou où sont accrochées des lanternes et des bandes de papier blanc ornées de sentences bouddhiques, en caractères sanscrits. Le cercueil suit immédiatement après, porté par quatre ou six hommes ; il est recouvert d’une espèce de châsse blanche qui le cache à la vue ; alors viennent les amis et connaissances du défunt qui escortent les hommes de la famille, père, fils, frères ; tout ce monde, d’ailleurs, parents, amis, porteurs, serviteurs de la maison et du temple, est en grand deuil, c’est-à-dire que tous sont vêtus de coton blanc. Chez le peuple évidemment ceci est simplifié et souvent même les femmes conduisent le défunt à sa dernière demeure. Les femmes de noble et riche famille suivent le cortège également vêtues de blanc, mais elles ne viennent que derrière et à la fin, autrefois portées en palanquin, aujourd’hui conduites en voiture. J’ai assisté ainsi, à Tokio, aux funérailles du prince Arisugawa ; son fils, habillé de blanc, des sandales aux pieds, un bâton à la main suivait à pied ; c’était un enterrement shintoïste, et, arrivé au cimetière, le corps fut déposé sur une sorte d’autel, devant lequel chacun vint offrir aux mânes du prince une branche de l’arbre sacré, le Sakaki.
Chez les shintoïstes, en effet, les cérémonies sont très simples.
Il n’en est pas de même chez les bouddhistes ; le prêtre ici joue un grand rôle et, après être venu à la maison mortuaire réciter des prières, il accomplit une cérémonie ; il récite enfin d’autres prières au cimetière.
Autrefois, les cimetières étaient autour des temples, comme ils sont chez nous, dans les villages, autour des églises ; aussi chaque quartier de Tokio avait plusieurs cimetières. Les Japonais brûlent, ou enterrent leurs morts, suivant la secte bouddhique à laquelle ils appartiennent. Les shintoïstes enterrent toujours.
A l’intention de ceux qui emploient la crémation, il existe, sur un point de la banlieue de Tokio, un four crématoire pour les riches, et le bûcher de sapin pour les pauvres. Le cadavre réduit en cendres, les cendres sont recueillies dans une urne et enterrées.
Les tombes se ressemblent toutes : un soubassement en pierre supportant une petite colonne carrée sur les quatre faces de laquelle sont gravées toutes sortes de maximes bouddhiques avec le nom posthume du défunt. Les shintoïstes pauvres se contentent d’un piquet de bois dégrossi sur les quatre faces, et entouré de bambous supportant des banderoles de paille et de papier, symbole du shintô.
Les tombes ne sont pas négligées, au contraire ; elles sont toujours ornées de fleurs, et, au mois de juillet, à l’époque du « bon » ou fête des morts, la foule se presse dans les cimetières, absolument comme on fait chez nous à la Toussaint. Il existe une croyance qui veut, qu’après la fête du bon, le 26e jour du 8e mois, la lune se lève en trois langues de feu au-dessus de l’horizon ; aussi, tout vrai bouddhiste, ce soir-là, va-t-il s’installer sur une éminence où il reste en prière jusqu’à l’apparition des trois langues de feu. Chacune, en effet, représente un bouddha qui s’élève ainsi au-dessus de la terre et disparaît presque aussitôt, alors que les trois langues de feu se réunissent pour former la lune.
Les Japonais qui suivent les enseignements du bonze dissident, Nichiren, et qui font partie de la secte du Hokkekio, ont une coutume d’une poésie vraiment naïve et délicieusement idéale : celui qui a parcouru assez longtemps les routes du Japon n’a pas été sans rencontrer, dans la campagne, une pièce de coton suspendue aux quatre coins à des bambous enfoncés en terre près d’une mare, d’un ruisseau. Derrière cette pièce de coton, se trouve une planchette avec quelques caractères, généralement les caractères Namu miô hô ren ge kiô qui veulent dire à peu près : Gloire au lotus de la bonne loi. Enfin une sorte de gobelet en bois, avec un long manche, repose sur l’étoffe. Dans le creux des quatre bambous, souvent, on trouve des fleurs qu’une main pieuse renouvelle. A première vue un Européen ne comprend pas ; mais voici l’explication qui m’a été donnée : sur l’étoffe de coton est inscrit le nom d’un défunt ; alors le passant pieux, après avoir joint les mains et prié quelques instants, prend le gobelet et répand de l’eau sur l’étoffe ; il attend que toute l’eau ait traversé l’étoffe avant de poursuivre son chemin ; puis il salue et repart. Cette petite cérémonie est appelée Nagare Kanjô, la prière de l’eau courante.