L'Empire Japonais et sa vie économique
CHAPITRE II
I. Aborigènes et conquérants. — II. Infiltration chinoise ; Mongols et Ainos. — III. Le type japonais actuel. — IV. Avant et après la Révolution de 1868 ; aristocratie et peuple. — V. Constitution japonaise ; le gouvernement. — VI. Justice, tribunaux. — VII. Loi de finances, budget. — VIII. Loi électorale. — IX. L’Empereur et le Patriotisme. — X. La Nation ; sa dissimulation et son sourire. Caractère du Japonais. — XI. Religion et superstition. — XII. Les étrangers au Japon.
I. — Par qui le Japon était-il peuplé au début de l’histoire ? c’est là un problème qui n’a pas encore été résolu, et ne le sera, je crois, jamais. Il est fort probable qu’avant l’arrivée des conquérants, (les Japonais actuels), les îles de l’Extrême-Orient étaient peuplées, au Nord d’Aino, de Goldes et de Giliaks, races sibériennes dont on trouve encore des traces aujourd’hui à Yezo, à Sakhalin et dans la province de l’Amour soumise aux Russes ; le Sud semble avoir été la résidence de tribus canaques et négritos comme il en existe encore aux Philippines, aux Bonin, à Nouméa et à Taïti.
Mais à partir de 660 avant J.-C., date assignée au premier empereur japonais, ces différentes races ont été remplacées par un flot malais. Lorsque le chef de guerriers, connu sous le nom de Iwarehiko, vint avec ses bandes aborder dans l’île de Kiushu, il détruisit ou réduisit en esclavage les indigènes et, poussant toujours sa conquête vers le Nord, il atteignit le Honshu (île de Nippon). Proclamé empereur en 660 sous le nom de Jinmu Tennô, il laissa à ses successeurs, qui s’en acquittèrent fort bien, la tâche de continuer l’occupation du territoire. Le malais est donc incontestablement l’élément conquérant et dominateur au Japon.
II. — Il n’en est pas moins vrai qu’il y a eu une infiltration chinoise, par l’intermédiaire de la Corée. L’écriture, les lettres, les arts et les sciences de la Chine furent apportés au Japon par des indigènes du Céleste Empire, et à différentes reprises, les Empereurs du Japon firent venir dans leur pays des hommes et des femmes pour enseigner l’art de travailler les métaux et de tisser la soie. Il y eut donc un mélange mongol, mais il est hors de doute que ce mélange fut peu considérable, et si l’on retrouve aujourd’hui encore quelques Japonais nettement mongoloïdes, le fond du peuple présente le type malais bien prononcé ; on rencontre aussi, mais plus rarement, le type indigène aino, et il m’est arrivé, mais pas souvent il est vrai, de le retrouver chez certains Japonais ayant une abondante chevelure et une grande barbe noire, qui, vêtus à l’européenne, auraient pu à la rigueur, passer pour des Américains du Sud. Par contre, dans le Sud surtout, on découvre quelquefois le type negritos, cheveux crépus, teint noirâtre et lèvres épaisses.
III. — Groupement d’îles séparées du reste du monde, sans relations extérieures, sauf avec la Chine par l’intermédiaire de la Corée (tardivement d’ailleurs), tous ses ports fermés aux Étrangers vers 1617 à la mort de Iyéyasu : le pays vécut dans un isolement absolu. Ceci facilita un mélange, un amalgame de toutes les races qui s’étaient infiltrées sur le sol du Nippon et aujourd’hui le type japonais est bien un type à part : il est, en général, de petite taille, il a un grand torse sur des jambes courtes, et il est plutôt laid ; quelques types féminins font exception, mais on peut dire que, prises en bloc, les Japonaises sont plutôt jolies par leur toilette que par leur physique.
IV. — Avant la révolution de 1868 qui rétablit sur le trône le descendant de Jinmu Tennô et détruisit le pouvoir du Shôgun ou Lieutenant général, véritable empereur depuis plusieurs siècles, le Japon vivait en état de féodalité, et, sous l’autorité du Shôgun, les Daïmios ou princes feudataires détenaient les provinces ; le Shôgun occupant pour son propre compte Yedo (aujourd’hui Tokio) et les provinces environnantes, dont l’ensemble constituait le Kouan tô.
Aujourd’hui, la féodalité est anéantie et le Mikado règne sur un pays uni et centralisé. Mutsu hito, 121e empereur du Japon, est considéré comme l’héritier direct en ligne continue de Jinmu Tennô ; il va sans dire que ce n’est là qu’une fiction. Les empereurs du Japon n’ont, depuis bien longtemps, selon toute vraisemblance, dans les veines aucune goutte de sang de Jinmu ; car avec les empereurs enfants qui se sont succédé sans interruption sous les Fujiwara, les Taira et les Minamoto[6] (800 à 1200 environ ap. J.-C.), avec le système des adoptions qui a été en vigueur de tout temps dans la famille impériale quand il n’y avait pas d’héritier mâle, il est évident que la ligne directe a été interrompue il y a longtemps. Mais les Japonais en conservent la fiction, et leur patriotisme exalté leur fait toujours considérer que leur race impériale descend de la divine Amaterasu, déesse du soleil (Amaterasu O mi Kami).
[6] Familles de Shôgun ou lieutenants généraux.
Les anciens seigneurs féodaux, connus sous le nom de Daïmios, ont tous fait leur soumission à l’Empereur, et forment aujourd’hui une partie de l’aristocratie japonaise ; je dis une partie, car l’aristocratie actuelle, en dehors des vieilles familles, compte dans ses rangs de simples plébéiens anoblis. La noblesse est une noblesse ouverte, comme en Angleterre, et l’Empereur confère les titres de duc, marquis, comte, vicomte ou baron à celui de ses sujets qu’il estime l’avoir bien servi, quelle que soit l’humilité de son origine.
Au-dessous des nobles viennent les Shizoku, anciens soldats et serviteurs des Daïmios et du Shôgun ; le titre seul les distingue du Heimin ou peuple, qui vient après eux ; car à aucun point de vue il n’y a de différence entre eux aujourd’hui.
Grande noblesse ou Kwazoku, petite noblesse ou Shizoku, peuple ou Heimin, tout le monde est égal devant l’Empereur et devant la loi.
Le Japonais est un peuple essentiellement facile à gouverner ; habitué sous l’ancien régime à une discipline extraordinaire, il a conservé son amour de la hiérarchie, de l’autorité, du respect des supérieurs. Un passant demandant son chemin dans la rue à un agent de police s’approchera de ce dernier avec une timidité respectueuse ; l’agent de police est le représentant de l’autorité !
V. — Habitué à obéir aux ordres de l’Empereur et de ses ministres, le peuple japonais ignorait ce qu’était une constitution ; pour moderniser davantage les rouages du gouvernement, le Mikado, sur le conseil de ses ministres, octroya une constitution à son peuple le 11 février 1889, avec Chambre haute et Chambre basse ; cette constitution est calquée sur la constitution de l’empire allemand, les ministres n’étant responsables que devant l’Empereur, et pouvant, par suite, se passer du Parlement lorsqu’ils le jugent à propos.
Les principaux articles de la constitution japonaise peuvent se résumer ainsi :
1. L’Empereur exerce le pouvoir législatif de concert avec les Chambres ; il sanctionne les lois et ordonne leur promulgation. Il convoque les Chambres, les ferme, les proroge et les dissout.
2. Quand les Chambres ne siègent pas, les ordonnances impériales ont force de loi. Il est bien dit que ces ordonnances doivent être soumises à la prochaine session du Parlement, lequel les révoque s’il ne les trouve pas à son gré ; mais qui oserait se prononcer au Parlement contre une ordonnance impériale ?
3. L’Empereur détermine l’organisation des différentes administrations et fixe les salaires des fonctionnaires civils et des officiers.
4. L’Empereur a le commandement suprême de l’armée et de la marine ; il déclare la guerre, fait la paix et conclut les traités.
5. Il confère les titres de noblesse et les honneurs et décorations ; il a le droit de grâce et d’amnistie.
6. En cas de minorité, il est nommé un régent qui remplit tous les devoirs de l’Empereur au nom de ce dernier.
7. Le Parlement impérial comprend deux Chambres : la Chambre des Pairs et la Chambre des Représentants.
La Chambre des Pairs est constituée par les membres de la famille impériale, la noblesse et les personnes que l’Empereur juge dignes d’y être appelées.
La Chambre des Représentants est formée des membres élus par la nation conformément à la loi électorale.
Les deux Chambres votent les projets de loi qui leur sont soumis par le gouvernement, et elles peuvent prendre l’initiative des lois.
Une proposition de loi rejetée par l’une ou l’autre des deux Chambres ne peut plus être représentée pendant la même session.
8. Le Parlement est convoqué tous les ans, pendant trois mois ; en cas de nécessité, l’Empereur peut prolonger la session. En cas de circonstance urgente, l’Empereur peut convoquer le Parlement. Les deux Chambres siègent en même temps, et si la Chambre basse est dissoute, la Chambre haute est ipso facto prorogée.
9. Quand la dissolution est prononcée, de nouvelles élections ont lieu et la nouvelle Chambre est convoquée dans les cinq mois.
10. Aucune décision ne peut être prise si un tiers au moins des membres n’est présent. Toute décision est adoptée à la majorité absolue, la voix du président étant prépondérante en cas d’égalité des votes.
11. Les délibérations sont publiques, mais le Gouvernement et les Chambres peuvent ordonner le huis clos.
Les Chambres peuvent présenter des pétitions à l’Empereur et en recevoir des habitants de l’Empire.
12. Les membres sont inviolables et ne peuvent être arrêtés sans le consentement des Chambres ; sauf dans les cas de flagrant délit, ou de délit connexe à des troubles intérieurs ou à la guerre étrangère.
Tous les ministres siègent de droit dans les deux Chambres.
Avec les Chambres et au-dessus d’elles se trouvent les ministres d’État et le Conseil privé.
Les ministres d’État sont responsables devant l’Empereur, et doivent contresigner toutes lois, ordonnances ou rescrits impériaux de toutes sortes.
Les conseillers privés délibèrent sur les importantes questions d’État quand l’Empereur les consulte. Leurs délibérations sont toujours tenues secrètes et jamais publiées.
Voici la composition du Gouvernement à partir de la tête c’est-à-dire de l’Empereur :
- Nai Kaku (Cabinet) ;
- Ministre de la maison impériale (Ku naishô) ;
- Ministre de l’Intérieur (Nai mu shô) ;
- Ministre de la Justice (Shi hô shô) ;
- Ministre des Finances (O kura shô) ;
- Ministre de l’Agriculture et du Commerce (Nô shô mu shô) ;
- Ministre de la Guerre (Riku gun shô) ;
- Ministre de la Marine (Kai gun shô) ;
- Ministre des Communications (Tei shin shô) ;
- Ministre de l’Instruction publique (Mom bu shô) ;
- Ministre des Affaires étrangères (Gai mu shô) ;
- Conseil privé (Su mitsu in) ;
- Chambre des pairs (Ka zoku gi in) ;
- Chambre des représentants (Koku kai gi in).
Comme en Europe, ces différentes administrations sont divisées en directions, sous-directions, bureaux, etc… dont je crois inutile de donner une énumération ici.
Il existait autrefois un ministère des Travaux publics, Kô bu shô, mais il a été supprimé et les divers services qu’il administrait ont été répartis entre le ministère de l’Agriculture et du Commerce et le ministère des Communications.
VI. — De même que dans tous les pays d’Orient, il n’y avait pas autrefois au Japon de distinction entre le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire ; en se mettant au niveau des pays d’Occident, le Japon a déterminé des règlements pour l’établissement de tribunaux, pour le fonctionnement de la « Justice ».
1. Les jugements sont rendus par des cours de justice établies conformément à la loi.
2. Les juges sont pris parmi les sujets de l’empire qui présentent les qualifications requises par la loi. Aucun juge ne peut être relevé de ses fonctions sinon sous le coup d’une sentence criminelle ou d’une punition disciplinaire.
3. Les débats en cour sont publics ; mais, s’il est jugé que la publicité des débats dans une affaire peut être préjudiciable à la paix, à l’ordre ou à la moralité publique, la cour peut déclarer le huis clos.
Toutes les affaires ne relevant pas des tribunaux ordinaires (telles que les crimes ou délits des militaires et marins) sont jugées par des tribunaux spéciaux. De même toutes plaintes contre des mesures illégales ou des abus de l’autorité sont examinées par une cour spéciale des Litiges administratifs.
VII. — La loi de finances, à son tour, a été remaniée ainsi qu’il suit :
1. L’impôt est fixé par la loi. Les emprunts nationaux et toutes dettes contractées au nom du Trésor public doivent recevoir l’assentiment du Parlement.
2. Les recettes et les dépenses de l’État requièrent l’approbation du Parlement par le moyen d’un budget annuel ; toutes dépenses engagées hors du budget, une fois que ce dernier est fixé, doivent recevoir la sanction du Parlement.
3. Le budget est soumis d’abord à la Chambre des Représentants.
4. Les dépenses de l’Empereur et de la maison impériale sont supportées par le Trésor national, mais non soumises à la délibération de la diète, sauf au cas où une augmentation serait demandée. En général tout ce qui touche aux dépenses de l’empereur ou de la maison impériale ne peut subir aucune réduction de la part du Parlement sans le consentement du Gouvernement.
En cas d’urgence le Gouvernement peut prendre telles mesures financières qu’il jugera convenable au moyen d’ordonnances impériales.
Quand le budget n’est pas voté, le Gouvernement applique le budget de l’exercice précédent.
Tous les comptes financiers de recettes et de dépenses de l’État sont vérifiés par la Cour des comptes.
VIII. — Quant à la loi électorale, voici ses dispositions :
Pour pouvoir être électeur, il faut :
Être Japonais, âgé de 25 ans ;
Résider depuis un an ;
Payer 15 yen[7] au moins d’impôt direct.
[7] Le yen vaut 2 fr. 55.
Les électeurs ne sont pas très nombreux, beaucoup ne sachant pas encore ce que c’est qu’une élection et s’en souciant fort peu, s’abstiennent de voter. Dès la première élection, il y eut des gens très au courant déjà des mœurs électorales qui vendaient leurs voix au plus offrant, cela atteignait jusqu’à 25 yen (63 fr. 75).
IX. — Malgré cette ombre de parlementarisme, il est bien évident que l’état politique du Japon ne ressemble en rien à ce que nous appelons le régime constitutionnel. L’État c’est l’Empereur, et sa personne est sacrée ; ses décisions sont respectées comme si elles venaient effectivement du ciel dont il est le descendant supposé ; Fils du ciel, Ten shi sama, ainsi l’appellent les bons sujets du Nippon. Malgré tout cependant, il est incontestable qu’il se présente déjà quelques fissures dans cette « foi du charbonnier » ; et l’Empereur passant dans les rues de Tokio n’est souvent regardé qu’avec indifférence ; on le respecte, mais ce n’est plus l’adoration du passé ; il m’est même arrivé d’entendre des Japonais, attendant à une revue l’arrivée de l’Empereur, s’impatienter et s’exprimer peu poliment sur le compte de « cet empereur qui pourrait être plus exact ».
Il est cependant une chose qui maintiendra encore longtemps intact l’amour du peuple pour l’Empereur : c’est le patriotisme farouche, sauvage même, dont tout Japonais est animé. L’Empereur est l’identification de la patrie, et la patrie japonaise est une chose sacro-sainte. Dès l’école primaire, on enseigne aux enfants de cinq ans qu’il n’y a pas de plus beau pays que le Japon, que c’est le pays des dieux dont l’Empereur est le fils, et qu’il faut mourir pour le pays et l’Empereur. Inculqués à une race batailleuse, excessivement orgueilleuse et guerrière, ces principes en font une nation éminemment combative et courageuse[8].
[8] Une chanson, que l’on trouve dans les livres primaires de lecture, est bien caractéristique :
Autre échantillon de « Chanson d’enfants faisant leurs adieux à leur père » :
« Pour le départ du père pour la guerre, le frère aîné apporte son casque et le jeune frère ses bottes ; ils sont, les deux frères, plus calmes que d’habitude. Ils disent à leur père : « Allez maintenant et rapportez-nous comme cadeaux à la maison des têtes d’ennemis. » Le père fait un assentiment de la tête. »
X. — Au-dessous de l’Empereur on peut dire qu’il n’y a qu’un peuple ; la distinction en classes est, en effet, plus dans les lois que dans les mœurs ; le souverain à part, le Japonais est plutôt démocratique, comme d’ailleurs le Chinois, et en général l’Oriental ; il n’existe pas d’aristocratie, hautaine comme en Angleterre, ou cassante et dure comme en Allemagne.
Par conséquent, au point de vue social, l’égalité existe plus au Japon que partout ailleurs. Le peuple, du reste, j’entends le paysan, l’ouvrier, est infiniment plus poli et mieux éduqué ici que dans n’importe quel pays d’Europe. On est agréablement surpris, quand on voyage dans la campagne japonaise, de trouver des gens excessivement courtois, très hospitaliers et, en général, d’une grande propreté ; sur ce point la comparaison avec certaines de nos provinces ne tournerait pas toujours à notre avantage. Il ne faudrait pas en conclure d’ailleurs, parce qu’ils sont polis et hospitaliers, qu’ils nous aiment, nous, Européens ; non : ils ne nous aiment pas ; ils nous détesteraient plutôt, mais ils ne le font pas voir. Que pouvons-nous demander de plus ?
Là est l’une des grandes forces du caractère japonais : sa dissimulation. Habitué, dès la plus tendre enfance, à ne rien laisser paraître sur son visage de ses chagrins ou de ses joies, le Japonais se compose une physionomie impénétrable, et il est impossible de deviner sa pensée. Toutes ses idées se cachent derrière un sourire immuable que nous voyons partout et en toute circonstance.
Il est intéressant de reproduire ici, sans appréciation ni commentaire, un passage paru dans une correspondance japonaise de l’Avenir du Tonkin sous la signature de « Sujin » :
« Tout récemment sorti de la féodalité, le Japonais est encore soumis à l’autorité de l’opinion, que nul ne songe à braver. De là cette volonté collective dont la puissance a produit cette chose incroyable : une dissimulation nationale sur un mot d’ordre donné à tout un peuple. L’humanité dont on fit montre envers les prisonniers a été une attitude imposée par l’élite de la nation en vue des observateurs occidentaux. Pareillement, la politesse envers les étrangers recouvre habilement la haine qu’ils inspirent.
« L’âme héroïque du vieux Japon, même sans la complication nouvelle de cette dissimulation, est très difficile à expliquer. Elle dissocie des idées qui nous paraissent inséparables et inversement. Ainsi le mépris de la mort, le sacrifice chevaleresque, le loyalisme sont les vertus caractéristiques du samouraï, et pourtant, l’homme qualifié le plus brave et le plus loyal n’hésitera pas à surprendre traîtreusement et à frapper par derrière l’adversaire désarmé qu’il croit devoir haïr. Un patriote se tue pour signer de sang ses idées, mais il assassinerait aussi un ministre qu’il juge faire de mauvaise politique. Des exemples abondent depuis 1869. »
(Avenir du Tonkin, 9 mai 1909.)
Tout cela s’en ira-t-il avec l’introduction des idées modernes ? L’opinion de M. Kawakami Kiyoshi, l’un des principaux sociologues du Japon actuel, est à ce propos intéressante à connaître : « Les principes moraux, et plus spécialement l’esprit chevaleresque qui avaient fourni à la nation japonaise des règles de conduite pour sa vie quotidienne, ont été détruits par les récentes révolutions : la révolution politique et la révolution industrielle. Envie, inimitié, douleur, rage contenue chez les pauvres ; vanité extravagante, luxure et débauche chez les riches, voilà les symptômes du grand conflit social qui certainement surviendra au Japon dans un avenir très rapproché. »
(Avenir du Tonkin, 9 mai 1909.)
XI. — De religion, le Japonais n’en a pas, ou en a peu ; mais par contre, il est très superstitieux. Autrefois, les lettrés suivaient la doctrine confucéiste et le peuple les préceptes de Bouddha, tout en reconnaissant et suivant en même temps le Shintoïsme ou religion des aïeux, ancêtres du Mikado.
Primitivement, à l’aurore de l’Empire, après l’établissement de la monarchie par Jinmu, le Shintoïsme était seul connu : c’était, et c’est encore aujourd’hui, l’adoration des ancêtres impériaux et notamment de la déesse du soleil Amaterasu o mi Kami.
A la nombreuse armée des dieux ou Kami que je n’ai pas à énumérer ici, les Empereurs ajoutèrent les noms de leurs prédécesseurs qu’ils élevaient au rang de Kami, et c’est ainsi que le Shintoïsme est devenu le culte des ancêtres impériaux.
A côté, se sont peu à peu créées des superstitions populaires : celle du renard à qui on dresse des temples et qu’on apaise par des sacrifices et des prières ; celles des dieux du vent, de la pluie, du tonnerre, etc…
Après le Shintoïsme, vient le Bouddhisme qui a supplanté le premier dans le peuple ; le Shintoïsme est resté la religion de l’Empereur ; le peuple la respecte, va au besoin faire des prières au temple shintoïste, mais il a adopté le Bouddhisme, plus à portée de son intelligence, plus palpable dans ses dogmes et ses cérémonies ; c’est par la Corée que le Bouddhisme a été introduit au Japon sous le règne de Kin Mei tennô, en 563 de J.-C. Il eut, pour s’installer, bien des difficultés, mais la protection impériale aidant, il prit vite racine et le Japon devint très rapidement bouddhiste. C’est, à l’heure qu’il est, la religion la plus répandue.
En fait donc, les Japonais ont deux religions : le culte des Kami, vieille religion nationale, et le culte de Bouddha importé de l’Inde par la Chine et la Corée. Il n’est pas rare de voir un Japonais, un jour de fête religieuse, aller prier aux deux temples, l’un après l’autre.
Le Bouddhisme, au Japon, s’est scindé en plusieurs sectes qui toutes ont leur temple principal à Kiôtô. A l’époque de Ota Nobunaga (1553) Kiôtô était une vraie forteresse de bonzes qui se révoltaient fréquemment contre le pouvoir ; ils furent souvent châtiés et Nobunaga en fit un massacre effroyable.
Aujourd’hui la religion compte pour très peu de chose au Japon et seule la superstition y a toujours de profondes racines. Les classes élevées, imbues plus ou moins d’idées européennes, professent le plus souverain mépris pour tout ce qui est culte et ne conservent que l’habitude des rites shintoïstes aux jours de fête ; par contre il m’a été affirmé de bonne source, et je n’ai pas de peine à y croire, que les grands personnages de l’État consultent les sorts tous les matins !
L’État, en dehors du culte de Shinto, ne se mêle en rien de la religion de ses sujets, et il est bien plus tolérant en cela que beaucoup de pays d’Occident : le catholicisme, le protestantisme, l’orthodoxie grecque peuvent s’y développer en toute sécurité, pourvu qu’ils n’aillent pas contre les lois de l’Empire ; il est vrai que l’Empire n’a édicté aucune loi d’exception contre eux, ce qui leur rend facile la tâche de se soumettre aux lois communes. Les anciennes lois contre les chrétiens ont été abrogées.
Au point de vue politique le clergé n’a donc aucune espèce d’influence au Japon. Prêtres de toutes sortes et moines de toutes catégories vivent en paix, ne tracassant personne et n’étant pas tracassés. Les moines mendiants parcourent même encore la rue le matin, récitant des prières devant les portes et recevant les aumônes des fidèles.
Quelques temples bouddhistes sont des monuments remarquables, bien que construits entièrement en bois ; ainsi le voyageur au Japon ne peut aller à Kiôtô sans visiter : Nishi Hongwan ji et Higashi Hongwan ji ; Kio Midzou dera ; Chi on inn. Les deux premiers se trouvent dans la ville même et n’ont pas le grandiose entourage des deux autres. Élevés sur la colline de Hiyézan, ils ont un cadre de verdure et d’arbres remarquablement beau qui rehausse évidemment leur splendeur aux yeux du visiteur. Au mois de mai Kiôtô et ses temples et ses palais attirent des pèlerins de toutes les parties du Japon.
Comme temple shintoïste il faut voir le temple de Gi on ; mais les temples shintoïstes sont de bois blanc, sans peinture aucune, et n’ont comme ornement que le miroir et le sabre, legs fait au premier empereur par la divine Amaterasu. On n’y trouvera donc aucun art, aucun décor ; seul le toit, d’architecture et de forme chinoises, mais moins massif, plus élégant et élancé, est quelquefois une merveille de construction.
XII. — Au commencement de leurs relations avec le Japon, les étrangers vivaient dans les îles en conservant leur statut national. Ils n’avaient, il est vrai, pas le droit d’habiter en dehors des limites fixées par les traités, dans les ports de Tokio, Yokohama, Osaka, Kobe, Nagasaki, Niigata, Hakodate, mais ils ne relevaient pas des lois japonaises et seuls leurs consuls pouvaient les juger et les condamner ; quand ils voyageaient dans l’intérieur, il leur fallait un passeport délivré par les autorités japonaises sur la demande de leur ministre, et ils ne pouvaient s’écarter de l’itinéraire inscrit sur le passeport sous peine d’être reconduits au port ouvert le plus voisin.
Aujourd’hui, après la révision des traités (signés pour la France en 1896), tous les étrangers résidant au Japon sont soumis aux lois et règlements japonais. Ils peuvent, il est vrai, voyager sans passeport dans tout l’intérieur du pays, mais leurs consuls ne peuvent rien pour eux ; ils sont entièrement soumis à la juridiction japonaise. Aussi, lors de l’application des nouveaux traités, beaucoup de vieux résidents européens ont-ils quitté le Japon. Actuellement (au 31 décembre 1906, dernière statistique), il y a au Japon un total de 19.129 étrangers dont 13.000 Chinois et autres asiatiques. Les étrangers vivent dans les îles du Soleil Levant sur le même pied que les Japonais, mais ils n’ont pas le droit de posséder le sol ; ils n’ont droit qu’à des baux emphytéotiques de 99 ans.
Le traité franco-japonais, signé à Paris le 4 août 1896, et qui est entré en vigueur quatre ans après, c’est-à-dire en 1899, garantit aux Français « constante protection pour leurs personnes et leurs propriétés » ; leur donne la faculté de « voyager, résider, et se livrer à l’exercice de leur profession ; acquérir, posséder, et transmettre par succession des biens, valeurs et effets mobiliers de toute sorte » ; leur garantit libre et facile accès auprès des tribunaux de justice ; leur permet de jouir d’une entière liberté de conscience.
En ce qui concerne l’agriculture et le droit de propriété sur les biens immobiliers, il est entendu que les Français jouiront au Japon des mêmes avantages que les sujets de la nation la plus favorisée. Pour le moment cette clause est lettre morte, aucun Européen ne pouvant posséder la terre dans l’Empire du Mikado. La terre est, en effet, supposée appartenir entièrement à l’Empereur et il ne peut l’aliéner. Il ne peut que la prêter.