← Retour

L'Empire Japonais et sa vie économique

16px
100%

CHAPITRE XIII

I. L’industrie nouvelle. — II. Sociétés industrielles actuellement existantes. — III. Divers genres d’entreprises. — IV. Principaux districts de tissage. — V. L’industrie céramique, la laque, les allumettes. — VI. Les cuirs. — VII. Les conserves alimentaires ; le papier, etc. — VIII. Manufactures d’État. — IX. Concurrence japonaise ; emploi des capitaux européens dans le pays. — X. Gages et salaires. — XI. Esquisse rétrospective.

I. — Après avoir exposé ce qu’était l’industrie dans le Japon ancien, je vais essayer de donner un aperçu des industries du Japon actuel, du Japon transformé. Les publications officielles pour l’année 1908-09, fournissent les éléments statistiques, à l’aide desquels on peut se faire une idée du développement industriel du Japon, conçu suivant les idées modernes.

La plupart des industries nouvelles, qui se sont installées sous le nouveau régime, ont débuté sous les auspices du Gouvernement : dévidage ; filature de coton et de soie ; construction de bateaux ; fabrication du ciment, du verre, des allumettes chimiques, du gaz, de la brique ; métiers à tisser et quelques autres industries, sont toutes dues à l’initiative officielle. Entre 1880, année où l’on mit en vente les propriétés de l’État, et 1893, lorsque la filature de Tomioka fut cédée à la Compagnie Mitsui, presque toutes les manufactures de l’État passèrent dans les mains des particuliers. Aujourd’hui, en dehors de quelques industries spéciales qui, par suite de considérations financières, sont dirigées par l’État sous forme de monopoles, et des manufactures militaires, l’État n’a plus en main que la Monnaie et une imprimerie.

II. — Comme je l’ai déjà dit précédemment, l’agriculture est la fortune principale du Japon ; l’industrie n’y est encore qu’à ses débuts, et elle n’est pas en état, malgré toutes les belles publications mises sous les yeux du public, en français, en anglais et en allemand, de lutter contre l’industrie d’Europe. Ce qui lui manque le plus ce sont les capitaux.

Les sociétés industrielles qui existaient en 1906, avec un capital versé d’au moins 500.000 yen, étaient les suivantes :

Filatures de coton
38
Mines et métallurgies
54
Lampes électriques
89
Constructions de navires
16
Puits à pétrole
37
Fabriques de papier
45
Gaz
8
Mines de charbon
32
Filatures autres que le coton
7
Raffineries de sucre
8
Soie écrue
263
Sake (alcool de riz)
225
Ciment
17
Bière
5
Cordes et filets
13
Produits chimiques
11
Engrais
44
Tissus de laine
11
Cuirs
13
Vinaigre, shoyu et miso
120
Imprimeries et fonderies de caractères
100
Tissus de soie
53
Briques et tuiles
45
Huiles
24
Nettoyage de grains
107
Manufactures de cuivre et de fer
28
Matériel roulant
3
Fils de lin et de chanvre
2
Sel
29
Scieries
50
Machines à tricoter
17
Tissus de coton
85
Glace (à boire)
19
Autres tissus
50
Coke
8
Teintureries et blanchisseries
32
Moulins
21
Allumettes
40
Porcelaines et faïences
31

Les industries énumérées ci-dessus ne se sont installées, pour la plupart, qu’après la révision des traités qui ouvraient tout le pays au commerce étranger (1899). Celles qui existaient auparavant sont : les raffineries de sucre, les manufactures de soie écrue, de sake et de shoyu, et différentes sortes de tissages (excepté les tissages de laine), les manufactures de papier et d’objets en papier, les tanneries, les fabriques de tuiles, les teintureries, les manufactures de tabac, les raffineries de sel, les fabriques d’huile, de porcelaines, les mines et carrières.

Le capital effectivement engagé dans ces différentes entreprises, c’est-à-dire le capital versé, était au chiffre de 131.314.000 yen, soit 334.850.700 francs.

Le nombre total des manufactures au 31 décembre 1906 était de 10.361, dont 5.705 ne disposaient que du travail fourni par les ouvriers et 4.656 marchaient à la vapeur.

La totalité des ouvriers employés était à cette époque de 611.521 individus, dont 242.288 hommes et 369.233 femmes.

III. — Les différents genres d’entreprises étaient ainsi répartis :

Entreprises. A vapeur. A main. Ouvriers par jour.
Textiles :
Filatures
2.237
390
150.626
Dévidage
199
45
86.030
Tissage
304
2.300
84.315
Mise en tresses
33
84
4.076
Mécaniques :
Fabrication de machines
221
34
24.543
Construction de navires
25
29
19.535
Outils divers
153
115
11.751
Fonderies
47
62
3.148
Chimiques :
Céramique
89
474
20.332
Gaz
7
»
432
Fabrique de papier
49
43
6.255
Teinturerie
43
138
5.739
Cuirs
11
14
573
Explosifs
62
201
22.328
Engrais
20
2
1.564
Droguerie
45
39
3.040
Divers
49
40
2.442
Alimentaires :
Brasseries
82
654
16.223
Raffineries de sucre
5
4
1.320
Manufactures de tabac
152
62
23.750
Manufactures de thé
19
13
1.270
Limonade, glace, eaux minérales
10
»
200
Nettoyage de grains et farine
132
6
2.670
Confection
14
23
913
Ferblanterie
21
16
943
Divers
19
78
1.971
Non classées :
Imprimerie
145
128
12.207
Objets en papier
14
69
2.582
Objets en bois et bambou
137
142
9.199
Objets en cuir
5
14
1.031
Objets en plumes
5
21
2.282
Roseaux et pailles tressées
1
110
13.589
Tailleurs de pierre
4
5
366
Objets de laque
1
16
322
Divers
40
188
8.597
Spécialités :
Électricité
26
2
976
Métallurgie
154
125
58.611
Charbon
79
21
6.422

IV. — Les principaux districts de tissage sont les ken ou préfectures de :

Aichi, Chiba, Ehime, Fukui, Fukuoka, Fukushima, Gifu, Gumma, Hiroshima, Hiogo, Ishikawa, Kioto, Miye, Nara, Niigata, Okayama, Osaka, Saitama, Shiga, Shidzuoka, Tochigi, Tokushima, Tokio, Toyama, Wakayama, Yamagata, Yamaguchi, Yamanashi.

Les fabriques les plus importantes pour la production du coton sont celles de :

Saitama qui en fournissent pour
5.766.000
yen.
Aichi
— 
12.226.000
— 
Ehime
— 
7.241.000
— 
Miye
— 
5.700.000
— 
Tochigi
— 
5.094.000
— 

Celles qui produisent le plus de soie sont celles de :

Fukushima qui en fournissent pour
4.987.000
yen.
Fukui
— 
21.397.000
— 
Kioto
— 
14.629.000
— 
Ishikawa
— 
12.082.000
— 
Gumma
— 
9.532.000
— 
Tokio
— 
5.111.000
— 
Niigata
— 
4.854.000
— 

Les tissus soie et coton sortent principalement des fabriques de :

Saitama qui en fournissent pour
979.000
yen.
Kioto
— 
6.888.000
— 
Tochigi
— 
3.563.000
— 
Gumma
— 
3.517.000
— 
Aichi
— 
1.741.000
— 
Gifu
— 
1.118.000
— 

La toile et le drap ne figurent que pour un chiffre assez faible ; seules, les fabriques de Shiga en fournissent pour 1.399.000 yen (chanvre) et celles de Wakayama pour 1.081.000 yen (laine). Yamanashi ne produit pas de chanvre, mais, en revanche, produit pour 4.330.000 yen de tissus de laine ; c’est le seul district où le tissage de la laine ait pris une certaine importance.

En dix ans, depuis 1896 jusqu’au 31 décembre 1906, voici la valeur de la production des différents tissus, soie, soie et coton, coton, chanvre, laine ; on verra que la progression est constante, sauf pendant les années 1903 et 1904, au moment de la guerre contre la Russie (en yen) :

Années.
Soie.
Soie et coton.
Coton.
Chanvre.
Laine.
1896
46.361.000
10.281.000
37.053.000
1.965.000
»
1897
62.663.000
11.727.000
42.032.000
2.903.000
»
1898
73.045.000
16.216.000
47.996.000
2.967.000
»
1899
84.147.000
18.546.000
45.577.000
3.161.000
3.384.000
1900
74.578.000
20.275.000
57.745.000
2.851.000
5.034.000
1901
70.061.000
12.180.000
45.607.000
2.775.000
5.083.000
1902
60.904.000
20.538.000
53.030.000
2.420.000
4.040.000
1903
36.710.000
13.459.000
45.915.000
2.134.000
4.280.000
1904
45.503.000
9.933.000
50.651.000
2.044.000
6.760.000
1905
60.384.000
15.371.000
72.844.000
3.528.000
10.047.000
1906
93.606.000
20.253.000
86.474.000
3.390.000
6.630.000

V. — L’industrie céramique a passé de 5.063.000 yen en 1897 à 13.385.000 yen en 1906, avec un chiffre d’exportation de 7.942.000 yen, soit 20.252.100 francs ; ces produits, à part quelques pièces remarquables, sont généralement ceux que nous voyons dans les magasins de japonaiseries du monde entier, où l’on vend, à l’amateur qui n’y connaît rien, des Kaga et des Imari de fraîche date comme très anciens et que l’on fait payer très cher. Les principaux centres de cette industrie sont Aichi, Fukushima, Gifu, Ishikawa, Kanagawa, Kioto, Saga, Ehime, Hiogo, Miye, Nagasaki.

Il en est de même pour la production et l’exportation de la laque. On ne fabrique plus aujourd’hui de belles pièces, des pièces uniques comme aux temps anciens, alors que la fabrication et ses secrets étaient la propriété de quelques familles, dont, souvent, un des membres commençait un travail qui était achevé par un autre, parce que ce travail demandait trente ou quarante ans de patience et de labeur. Les échantillons de laque, même ceux de laque d’or, que nous voyons actuellement, sont tout à fait inférieurs ; c’est du travail pour l’exportation. En 1906 il fut exporté pour 1.721.000 yen d’objets laqués sur une production totale de 6.809.000 yen. Ishikawa, Fukushima, Shidzuoka, Wakayama sont les districts où l’on occupe le plus d’ouvriers à ce genre d’industrie.

Les allumettes genre suédois, sans soufre ni phosphore, sont vite devenues une spécialité japonaise. L’Extrême-Orient tout entier, sauf l’Indo-Chine française, est tributaire du Japon pour ce genre de produit. Depuis les Indes, la Birmanie, le Siam, jusqu’à la Chine, la Corée et la Mandchourie, la boîte d’allumettes japonaises se trouve partout, même dans les provinces éloignées de la Chine occidentale, comme le Yunnan et le Kan Sou. Et elles sont d’un bon marché tel, qu’on se demande comment le fabricant y trouve un bénéfice. On ne le comprend que lorsqu’on est au courant des salaires de famine octroyés aux ouvrières japonaises, généralement des fillettes, qui confectionnent les boîtes. Ces dernières sont faites d’une façon très intelligente. Ainsi, celles qui sont exportées en Chine sont revêtues d’une étiquette jaune, sur laquelle un dragon ou un phénix fait des contorsions ; des deux côtés, se trouve le nom de la fabrique en caractères chinois ; souvent, au lieu du dragon, on représente des enfants chinois, des cérémonies chinoises, un personnage chinois célèbre dans les annales. Pour les Indes, la Birmanie et le Siam, il en est de même ; chaque boîte d’allumettes porte une vignette rappelant quelque chose du pays, et toujours le nom de la maison y est inscrit en la langue du pays. Dans notre Indo-Chine on a établi, pour imiter la métropole, un monopole des allumettes ; ainsi on paye à Hanoï deux sous ce qui à Bangkok, Rangoon, Bombay ou Shanghaï se vend un centime. De 24.038.000 grosses en 1897, la production est passée à 54.802.000 grosses en 1906, et de ce nombre il a été exporté 38.618.000 grosses pour une valeur de 10.915.000 yen, soit 27.833.250 francs.

VI. — Une des industries, où les Japonais ont également réussi, est l’industrie du cuir ; ils arrivent à produire, et meilleur marché qu’en Europe, toute espèce de cuirs : sellerie, chaussures, malles, sacs, enfin toute la série des objets en cuir que l’on fabrique en Europe ; mais, ici encore, l’infériorité est palpable, cela n’a rien du solide et du résistant de la facture européenne. C’est comme disent les Allemands, billig aber schlecht : bon marché mais mauvais.

Ce qui offre le plus d’intérêt est le papier-cuir, que les Japonais font en imitation de celui de Cordoue ; dans cet ordre de fabrication, ils ont bien réussi, et l’on peut voir de magnifiques papiers cuirs, ornés de dessins originaux et gracieux sortis des manufactures de l’Insatsukioku (imprimerie et papeterie de l’État). De 2.522.472 yen en 1900 la production du cuir est montée en 1906 à 10.882.984 yen ; cet article est tout entier consommé au Japon et n’est pas exporté. Les principaux centres de production sont : Hiogo, Nara, Osaka, Tokio, Wakayama, mais surtout Osaka et Hiogo ; on se sert des peaux de vaches et de veaux, et aussi des peaux de chevaux ; en 1906 il avait été employé 7.481 peaux de vaches et de veaux dans les cinq villes ci-dessus désignées et 2.770 peaux de chevaux.

VII. — Le Japon a voulu aussi faire des conserves ; il s’est essayé, d’abord, avec le lait et les sardines ; or, étant donné que les vaches japonaises ont un lait très rare et très faible, le résultat est fort médiocre ; et, d’un autre côte, comme je l’ai déjà indiqué, le Japon ne produisant pas la qualité d’huile voulue pour conserver la sardine, le produit livré sous le nom de « sardines à l’huile » est détestable. Les Japonais ont aussi voulu faire des conserves de bœuf et de fruits ; mais il n’y a aucune chance que ces préparations fassent jamais concurrence au fameux « corned beef » de Chicago, et aux fruits en boîtes de Californie ou d’Australie. Tout ce qu’ils fabriquent en ce genre, d’ailleurs, est consommé sur place ou exporté en Chine.

Le Japon est un gros producteur de papier ; cet article est d’un usage très courant au Japon pour toutes sortes de choses, et le papier japonais, d’ailleurs, est très commode pour servir de serviettes, de mouchoirs, de nappes ; un Japonais ou une Japonaise porte toujours, sur soi, un épais paquet de feuilles souples et blanches. Aussi, dès les temps anciens, dès que la fabrication du papier fut connue par l’intermédiaire des Chinois, on fabriqua du papier au Japon. Pour ne citer que quelques chiffres récents, la production de papier japonais, qui était de 12.261.000 yen en 1897, est passée en 1906 à 15.480.000 yen. Elle n’a donc pas varié beaucoup ; mais ce qui a varié, en augmentant, c’est la production du papier européen, dont les Japonais se servent, aujourd’hui, pour tous les documents officiels, rapports, livres, journaux, et dont les écoles font une consommation de plus en plus grande. D’abord il est meilleur marché que le papier japonais, et, ensuite, il est plus commode pour écrire ; les étudiants qui font des mathématiques, des sciences physiques et naturelles, de la médecine, etc., ne pouvaient pas se servir de papier japonais. Aussi, d’une production évaluée à 2.901.000 yen en 1897, on est arrivé en 1906 à 14.157.000 yen.

Les principales manufactures de papier européen sont : l’Insatsu kioku ou papeterie impériale ; les fabriques de Oji, près Tokio ; de Fuji Seishi ; de Yokkaichi ; de la Compagnie Mitsubishi ; de Itagami (Tokio) ; de Nishimari Seishi ; de Senju Seishi ; de Kiushu Seishi.

L’indigo provient de Tokushima et a donné en 1907 une valeur de 1.702.000 yen.

La menthe (pippermint) vient surtout de Kanagawa et de Hiogo ; on en a fabriqué à Kanagawa pour 245.000 yen ; à Hiogo pour 197.869 yen en 1906.

Outre les diverses industries énumérées ci-dessus, il a été fabriqué pour 2.171.000 yen d’objets en bambou ; 1.581.000 yen d’éventails ; 6.111.000 yen de ciment ; 1.042.000 yen de chapeaux de feutre ; 2.764.000 yen de savons. Tous ces produits, à part ceux qui sont essentiellement japonais, comme les objets en bambou et les éventails, sont de très mauvaise qualité.

VIII. — Le Gouvernement japonais dirige, et fait marcher, différentes fabriques et arsenaux ; il n’est pas sans intérêt d’en donner ici la liste :

Une imprimerie avec 4 machines ;

Une fonderie de caractères avec 2 machines ;

Une fabrique de papier avec 21 machines ;

Un atelier de monnaie avec 17 machines ;

Des manufactures de tabac avec 52 machines et 17.000 employés ;

L’arsenal de Tokio avec 207 machines et 23.000 ouvriers ;

L’arsenal d’Osaka avec 426 machines et 28.000 ouvriers ;

La fabrique de laines de Senju avec 15 machines ;

L’arsenal de Yokosuka avec 36 machines et 3.000 ouvriers ;

L’arsenal de Kure avec 109 machines et plus de 10.000 ouvriers ;

L’arsenal de Sasebo avec 30 machines et 1.500 ouvriers ;

L’arsenal de Maidzuru avec 14 machines et 1.200 ouvriers ;

La poudrerie de Shimose ; le dock de Takeshiki ; le dock de Ominato ; le dock de Bako ; des aciéries occupant 30.000 ouvriers avec 28 machines ; les ateliers des chemins de fer de Shimbashi, d’Omiya, de Kobé et d’Iwamigawa, lesquels occupent en bloc 2.000 ouvriers.

IX. — Comme industrie acquise de l’étranger, celle du coton a été la plus vite brillante au Japon, et aujourd’hui l’importation des cotonnades dans ce pays a baissé dans des proportions formidables ; ainsi en 1887 l’Europe importait dans les îles japonaises 24.630.000 livres de filés de coton ; en 1906 elle n’en importe plus que pour 5.652.000 livres. Aujourd’hui le Japon inonde la Chine de ses produits de coton sous toutes les formes, et tellement bon marché qu’il est impossible à l’Europe, même à l’Allemagne, de lutter. J’ai acheté, dans les ports du Yangtseu, Kiukiang, Hankow, Ichang, des chaussettes japonaises à cinq sous la paire ; des essuie-mains japonais, genre essuie-mains éponge, à deux sous la pièce ! Il est vrai que, lorsqu’on connaît les salaires de famine des fabriques japonaises, on est moins étonné. Toute cette imitation japonaise est d’ailleurs exécrable ; mais pour le Chinois, qui n’a pas le moyen d’acheter cher, c’est précisément ce qu’il faut.

Une des grosses questions qu’agitent les économistes européens est celle de savoir si le Japon va devenir un concurrent sérieux au point de vue industriel. Il y a eu, et il y a encore à ce sujet, de longues dissertations dans les journaux et revues les plus autorisés d’Europe et d’Amérique, et « Hippocrate dit oui si Gallien dit non. » Personnellement je ne crois pas que nous devions nous effrayer, du moins pendant bien longtemps, du péril jaune industriel. L’industrie est encore dans l’enfance au Japon, et la machine n’a pas encore suppléé partout à la main-d’œuvre humaine ; au contraire, cette dernière est la plus répandue. A part les manufactures de coton, qui sont pourtant encore bien loin d’égaler celles d’Europe, les autres industries sont restées, à beaucoup de points de vue, ce qu’elles étaient autrefois. Et puis l’argent manque, les capitaux sont rares dans le pays. Le Japon essaye de les attirer, et il fait beaucoup de propagande en lançant des publications sur les industries, le commerce, les finances de l’Empire. Beaucoup de ces publications sont en anglais, en français, en allemand afin de donner plus de facilités au lecteur.

En réalité, la situation industrielle et financière de l’Empire japonais est loin d’être ce qu’elle peut paraître à la lecture de ces documents mensuels et hebdomadaires, publiés par les banques, les sociétés industrielles et commerciales. Le Japon fait de grands efforts, efforts qu’on ne peut qu’admirer, mais il lui faudra, nécessairement, du temps encore pour atteindre à la haute et brillante situation à laquelle il aspire.

Quant à envoyer des capitaux étrangers dans des affaires japonaises, ce n’est peut être pas encore le moment : nous devons reconnaître que le Gouvernement impérial facilite et attire ce genre de placements, mais les populations ne sont pas encore assez éclairées dans certaines parties des provinces.

A Osaka un de nos compatriotes a installé une fabrique de brosses qui semblait devoir prospérer, mais qui, si j’en crois les dernières nouvelles, a rencontré les plus grandes difficultés.

Un autre de nos compatriotes s’était, pour une autre affaire, associé à un vieux résident français, ingénieur civil, et avait apporté des capitaux pour les placer au Japon. Ces deux Français avaient obtenu l’exploitation d’une immense forêt dans le Sud, à Kiushiu, et ils avaient fait venir des machines, installé des maisons, des hangars, des magasins ; des ouvriers et contre-maîtres français aient été engagés, enfin tout marchait à souhait et semblait devoir prospérer ; deux hauts personnages européens s’étaient intéressés à l’affaire et y avaient placé quelques fonds. Une Compagnie s’était formée et il n’y avait plus qu’à se mettre en train. Les premiers résultats s’annoncèrent satisfaisants, lorsque le 8 juin 1908, une foule japonaise de quinze cent à deux mille hommes envahit les chantiers, démolit les machines, mit le feu aux maisons, enfin détruisit tout ; évidemment, dans cette affaire on ne peut guère rendre responsable des dégâts que l’ignorance de la foule encore mal instruite et peu éclairée ; les autorités du pays sont les premières à réprouver ces actes et à en souffrir ; il n’en est pas moins vrai que l’affaire est ruinée et les capitaux perdus.

IX. — Quoique le Japon se soit assimilé très rapidement les industries européennes, et fasse, dans cette direction, de grands progrès tous les jours, je ne crois pas néanmoins, ainsi que je l’ai déjà remarqué précédemment, que l’Occident ait encore à craindre d’ici longtemps une concurrence sérieuse. D’ailleurs, il faut bien songer à ceci, c’est que le Japon ne saurait se mettre, dès à présent, sur le même rang que les pays manufacturiers d’Europe pour le fini et la solidité de ses produits ; et la preuve en est que, pour les constructions qui lui tiennent surtout à cœur, et où il veut avoir du solide, comme par exemple pour les bâtiments de guerre, il fait venir d’Europe et d’Amérique les aciers et les pièces principales.

Où il fera à l’Europe une grande concurrence (il la fait déjà d’ailleurs), c’est en Chine avec ses cotonnades ; il est évident que ni Manchester ni Bombay n’arriveront à fournir aussi bon marché au Chinois ce dont celui-ci a besoin. Il va sans dire que nous n’en sommes pas encore arrivés au moment où le Japon aura le monopole du commerce cotonnier en Chine ; mais il a déjà commencé par évincer sérieusement les produits anglais de la Mandchourie, et il est connu que le marché de Shanghaï, après la campagne, a beaucoup souffert de la concurrence des tissus et des filés japonais, et nombre de maisons européennes se sont trouvées dans une situation difficile.

C’est, pour le moment, de ce côté que se tournent les efforts des industriels et des commerçants japonais.

L’industrie métallurgique aura aussi son tour, son heure, sans nul doute, mais, pour le moment, elle n’est encore qu’à l’aurore de son existence. Pour arriver à atteindre le développement colossal que l’industrie des métaux a acquis en Europe et aux États-Unis, il faut du temps et de l’argent.

Il n’y a, au reste, qu’à consulter les chiffres pour se rendre compte que le Japon est bien en arrière de tous les pays producteurs de métal ; ainsi la fabrique de Wakamatsu, dirigée par le Gouvernement, produit quelques centaines de mille tonnes de fonte, alors que la France, qui en produit le moins parmi les grands états industriels, en produit encore 4.000.000 de tonnes et que l’Allemagne seule, sans vouloir mettre en ligne l’Angleterre et les États-Unis, en produit environ 12.000.000 de tonnes. Il y a donc encore de la marge.

X. — Voici un tableau des salaires moyens de chaque catégorie d’ouvriers :

Par jour.
Yen.
Sen.
Charpentiers
0,
60
Plâtriers
0,
60
Tailleurs de pierre
0,
66
Scieurs
0,
59
Couvreurs en bardeaux, en chaumes
0,
57
 — en tuiles
0,
65
Ouvriers qui briquettent le mur
0,
75
Briquetiers
0,
55
Nattiers
0,
51
Ouvriers en paravents, écrans, etc.
0,
55
Colleurs de papiers
0,
56
Menuisiers
0,
55
Tonneliers
0,
45
Sabotiers, galochiers
0,
42
Cordonniers et bottiers
0,
57
Selliers, bourreliers
0,
62
Charrons
0,
51
Tailleurs de vêtements japonais
0,
47
 — européens
0,
64
Fabricants de tabatières, blagues, bourses, portefeuilles, etc.
0,
57
Teinturiers
0,
32
Batteurs de coton
0,
41
Forgerons
0,
55
Joailliers, bijoutiers
0,
52
Fabricants d’ustensiles métalliques
0,
53
Fabricants de poteries
0,
46
Fabricants d’objets laqués
0,
49
Récolteurs de vernis
0,
38
Presseurs d’huile
0,
42
Fabricants de papier
0,
32
Coupeurs de tabac
0,
54
Compositeurs d’imprimerie
0,
42
Imprimeurs
0,
38
Charpentiers pour navires
0,
64
Jardiniers
0,
55
Journaliers agricoles, hommes
0,
32
 — femmes
0,
20
Éleveurs de vers à soie, hommes
0,
29
 — femmes
0,
23
Fabricants de tissus, hommes
0,
34
 — femmes
0,
18
Fileuses de soie
0,
22
Confituriers
0,
34
Pêcheurs
0,
42
Blanchisseurs de riz
0,
32
Journaliers
0,
43
Par mois.
Yen.
Sen.
Fabricants de saké
10,
37
 — shoyu.
7,
16
Domestiques
3,
22
Servantes
1,
79
Par an.
Yen.
Sen.
Ouvriers agricoles, hommes
37,
54
 — femmes
20,
13

Le yen valant 2 fr. 55, un ouvrier agricole homme se paye par an 95 fr. 72, et une femme 51 fr. 33. Étant donné ces salaires, la lourdeur des impôts, les dépenses militaires hors de proportions avec les ressources financières du pays, on ne peut être étonné de la misère qui règne au Japon.

XI. — L’encouragement donné et la protection accordée aux entreprises industrielles et aux établissements manufacturiers ne datent pas d’aujourd’hui.

Déjà, avant la restauration impériale, les trois Daïmios de Satsuma, Mito et Saga avaient établi, en l’ère de Kayei (1848-1853), un arsenal de style européen, et commencé à fondre des canons. Le Daïmio de Satsuma, s’inspirant de la fabrication hollandaise, avait également monté une fabrique de porcelaine, et en 1861, il avait même fait venir d’Angleterre des machines pour filatures. Le Daïmio de Mito, de son côté, avait installé à Ishikawajima (île à l’embouchure du Sumida, dans la baie de Tokio) un chantier pour la construction des navires ; les Shôgun Tokugawa, pendant l’ère de Ansei (1854-1859), firent également installer un chantier semblable à Akuura (Hizen), et un autre aussi à Yokosuka (Sagami) ; mais ce dernier ne fut achevé qu’après la restauration impériale ; il fut d’ailleurs cédé au département de la Marine et il est devenu l’un des principaux ateliers de construction et de réparation de la marine de guerre japonaise. C’est la Compagnie Mitsubishi qui, en 1884, a pris possession des chantiers de Hizen, qu’elle détient encore aujourd’hui, et qui sont connus sous le nom de Chantiers de constructions navales de Nagasaki.

Le mouvement, dessiné par les princes feudataires et les Shôgun, fut continué par le gouvernement impérial ; une filature de soie, montée d’après les principes modernes, fut installée à Tomioka en 1872 sous la direction de M. Brunat, un de nos compatriotes, aidé de contremaîtres et d’ouvriers français ; puis, en 1877, une autre filature pour les déchets fut ouverte à Shinmachi. Une filature de lainages s’ouvrit peu après à Senji, faubourg de Tokio, pour le compte du Gouvernement, et, dix ans après cet exemple officiel, des fabriques de lainages en sociétés privées s’édifiaient sur divers points du territoire.

En 1881 et 1883, dans les districts de Aichi et de Hiroshima, le Gouvernement fit venir d’Angleterre des machines à filer le coton ; puis le tissage du chanvre commença à se développer au Hokkaido (Yézo) où le Gouvernement installa des contremaîtres et ouvriers venus de Lille.

En 1875, une fabrique de ciment fut montée à Fukagawa (faubourg de Tokio), et, en 1876, la première verrerie fit son apparition à Shinagawa (autre faubourg de Tokio).

Cependant, autour de ces différents établissements, édifiés et dirigés aux frais de l’État, d’autres établissements privés avaient pris naissance, dirigés par des sociétés et des compagnies. Quand l’essor fut ainsi donné, le Gouvernement impérial se débarrassa peu à peu de tous ces travaux, et vendit toutes ses usines, ne se réservant que la manufacture de draps de Senji où il fabrique les draps pour la troupe.

Quand on voit en combien peu d’années le Japon est arrivé au degré d’activité industrielle qu’il déploie aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de reconnaître son extrême aptitude à l’imitation, son acharnement au travail, et, bien que tout ce qu’il produise d’articles européens soit très inférieur à ce qui se fait en Europe même, il faut lui reconnaître une grande habileté et une grande réserve de patience.

Pour pouvoir marcher sans l’aide des Européens, il fallait avoir un personnel d’ingénieurs suffisamment instruits et éclairés. C’est ce que le Gouvernement impérial comprit de suite, et, dès 1871, il créa le collège supérieur des ingénieurs (Kô bu dai gakkô), sous la direction de professeurs anglais (aujourd’hui ce collège est rattaché à l’Université de Tokio).

On y enseignait la mécanique, la construction des bateaux, la science de l’électricité, l’architecture, la chimie, toute science en général nécessaire à la profession d’ingénieur, soit ingénieur civil, soit ingénieur des mines ou électricien. Il sortit de ces établissements des jeunes gens très instruits, dont les mieux notés allaient faire un complément d’études en France, en Angleterre, en Allemagne ou aux États-Unis.

En 1881 fut créée l’École polytechnique de Tokio, où l’on enseigna la peinture, le tissage, la céramique, etc. ; des écoles semblables furent ouvertes un peu partout par les autorités provinciales, de sorte qu’aujourd’hui, à Tokio, à Kioto, à Osaka on compte trois écoles supérieures d’ingénieurs, et dans les provinces, on trouve plus de 1.200 écoles techniques. A l’heure actuelle, à part quelques rares exceptions, les instructeurs européens ont disparu.

A ces renseignements sur l’industrie japonaise, j’ajouterai que le Gouvernement japonais a édicté des lois et règlements sur les brevets et les marques de fabrique ; mais c’est une chose qui n’est pas bien entrée dans les mœurs du pays, et les marques de fabrique sont encore aujourd’hui aussi outrageusement que maladroitement imitées.

Chargement de la publicité...