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L'héritage : $b roman

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DEUXIÈME PARTIE

I

Tout de suite Vaneau se perdit dans des formules inutilement barbares. A tâcher de s’y retrouver il gagnait cinquante francs par mois. Avec lui deux saute-ruisseau qui n’avaient pas à eux deux trente ans, faisaient de leurs droites malhabiles les copies de peu d’importance en essayant de gâcher le moins possible de ce précieux papier timbré. C’étaient des gamins de Paris que l’on voit, dès qu’ils sortent de la première enfance, coiffés de melons, vêtus de pantalons et de vestons noirs jamais faits sur mesure, courir pour rattraper des tramways, des autos en marche, et s’y installer, mais à l’arrière, jambes pendantes et bras tendus, où contrôleur ni chauffeur ne s’aviseront de les trouver. On n’a pas assez d’argent pour les envoyer à l’école jusqu’à dix-huit ans. Il faut tout de suite qu’ils apprennent à gagner leur vie.

L’expéditionnaire, petit homme chauve, beaucoup plus vieux à lui seul que les deux gamins réunis, venait par le bateau d’Alfortville, apportant son déjeuner dans un sac de cuir. C’était un des innombrables employés auxquels une femme et des enfants interdisent de vivre à Paris dans des logements étroits, et qui ne seront jamais assez riches pour pouvoir se payer leurs aises dans des appartements de douze cents francs. La banlieue avec son fleuve ou ses rivières, avec ses maisons à jardins du terreau desquels jaillissent des arbustes, les attire. Elle leur promet des dimanches paisibles, malgré les balançoires des guinguettes et les orgues des manèges de chevaux de bois : dès le matin ils peuvent sortir en savates, en chemise de nuit. Il suffit de quelques pas pour marcher sur de l’herbe ; de faire la dépense d’une ligne et de beaucoup d’asticots pour prendre de temps en temps une maigre friture, mais bien plus savoureuse que s’il avait fallu l’acheter. Ici toute la semaine les enfants respirent meilleur air que dans les squares de Paris où la foule se presse, où chaque banc a ses clients attitrés.

Le deuxième clerc, jeune homme riche, offrait des cigarettes toutes faites, et, toutes les trois minutes, hystérique, se frappait la poitrine d’un violent coup de poing comme un pécheur repentant. Il vivait avec sa famille à Meulan, dans une villa qui gardait grâce à ses fondations son équilibre sur le flanc d’un joli coteau vert au pied duquel s’attarde indolente et bleue la Seine.

Quant au premier clerc, imberbe, avec de longs cheveux formant touffe sur la nuque, il se faisait, affirmait-il, des mois de cinq cents francs alors qu’il entrait à peine dans sa vingt-cinquième année. Parisien de naissance il avait l’habitude des rues, des cafés et des théâtres. Sa ville natale n’avait pas de secrets pour lui.

Vaneau ne connaissait point la procédure. Ses cinquante francs devaient servir à payer sa pension. Il aurait comme argent de poche l’unique louis mensuel que sa famille avait promis de lui envoyer pendant quelque temps. Il faudrait songer au tabac, au blanchissage. Pourtant il ne se tourmentait pas. Il savait que les hautes situations n’étaient pas faites pour lui. Et son oncle ne lui répétait-il pas :

— Tu n’es là qu’en attendant que nous te trouvions mieux.

L’essentiel était qu’il eût de nouveau le pied à l’étrier, qu’il fût à Paris. Il y a des maisons — avec des recommandations on finit par y entrer, — où l’on gagne jusques à quatre francs par journée de travail. A la fin du mois cela fait un chiffre tout rond de cent francs. Mais Vaneau souriait de pitié, car il croyait que ces vers ébauchés qu’il recopiait tels quels sans les corriger, ces quelques nouvelles dont il avait vaguement conçu le plan, ces romans dont il avait juste les titres lui ouvriraient tout de suite des portes. Il suffisait de quelques mois de patience. Mais il ne faisait que se répéter une expression consacrée. A la rigueur une porte pourrait s’ouvrir sur un somptueux cabinet de travail où un monsieur décoré ferait asseoir Vaneau dans un fauteuil de cuir et lui dirait à peu près ceci :

— Vous êtes tout jeune, mais j’admire votre talent. Vous viendrez travailler chez moi, aux heures qu’il vous plaira. Et je m’engage à vous donner cinq cents francs par mois.

En attendant, il était troisième clerc dans une étude d’avoué, ce qui est tout à fait distingué. L’étude se trouvait au fond d’une cour ornée de statues plus mutilées que si elles avaient été très anciennes. Les après-midi s’écoulaient tranquilles. Il n’y avait dans la pièce commune, — le premier clerc jouissant d’un bureau particulier, — que l’expéditionnaire, Vaneau et un des gamins : l’autre était au Palais avec le deuxième clerc, ou à flâner dans les rues avec ceux de son espèce, à éclater de rire devant quelque respectable dame ou à suivre quelque trottin. Ce n’était pas un bureau où des douzaines d’employés se sentent les coudes et, surveillés par un chef maussade, quelquefois hargneux, sont obligés de ne pas s’endormir sur leurs gros registres. C’était un endroit agréable, où ils avaient la sensation d’être presque libres. L’expéditionnaire ses rôles achevés lisait son journal, faisait des jeux de mots en fumant des cigarettes ; Vaneau fumait aussi tout en recopiant ses œuvres sur un carnet de poche, et le gamin allait de l’un à l’autre, agaçant comme une mouche mais pas dangereux. Quelle paix, après la vaine agitation de la caserne ! Quel repos après les longues marches sur des routes qu’aucune tranchée ne coupe.

Quelle joie aussi de pouvoir s’en aller tout à fait libre alors, à six heures du soir, par les rues, le long des boulevards envahis par les passants ! Dans les petites villes, le printemps, l’été, l’automne et l’hiver sont des personnages qui s’installent avec leur suite pour trois mois. Ce sont les feuilles nouvelles, les cerises, le raisin, les noix sèches. Octobre venu les petites villes commencent à sommeiller au coin du feu. Si les portes restent entr’ouvertes, c’est à cause du courant d’air, de peur que la cheminée fume. Paris au contraire, surexcité, se réveille, se rue dans la nuit qui commence de plus en plus tôt mais jamais assez tôt, dans la nuit qui devrait durer toute la journée. Il ne s’agit pas de marcher sentimental parmi les feuilles mortes : elles sont, sitôt tombées, balayées.

Tantôt il s’en allait seul, les bras ballants, sans canne. Il ne pouvait se décider à en acheter une. La canne, lui semblait-il, est l’apanage des riches. Chez lui les bourgeois seuls en portaient. Ils auraient bien ri s’ils l’avaient vu, lui, Vaneau, passer dans les rues de la petite ville une canne à la main ; les ouvriers aussi, et leurs femmes, qui n’auraient pas manqué de dire :

— J’espère, pour le coup, qu’il en fait des embarras, le fils Vaneau ! Voici qu’il se promène avec une canne, comme les fils Rousset !

Il était tout naturel que les fils Rousset eussent droit à une canne, leur père étant notaire. Au poing de Vaneau, la plus mince badine eût été plus lourde qu’un outil.

Dans les rues de Paris aussi il se promenait en ayant conscience de n’être pas fils de notaire. Il passait vite devant les terrasses des grands cafés toujours encombrées de consommateurs, afin qu’ils n’eussent pas trop le temps de remarquer son complet gris fer. Il voyait des centaines de voitures rouler chacune vers un but différent, des omnibus chargés de voyageurs dont aucun ne devait descendre au même endroit. Les crieurs de journaux se hâtaient, le torse incliné, les pieds légers, comme autant d’annonciateurs de victoires imprévues ou attendues. Ils bousculent les passants qui, ne leur en gardant pas rancune, leur donnent un sou en échange d’une de leurs feuilles. Les becs de gaz, l’électricité dans des globes luttaient victorieusement contre la nuit. Personne ne pensait à lever les yeux vers le ciel. Il faisait plus clair qu’en plein jour. C’était autour de lui la ruée de tous vers des gloires éphémères, vers des plaisirs à fleur de peau. Tous, hommes et femmes, se précipitaient, yeux luisants, bras tendus, les uns courant à perdre haleine, les autres couchés dans des voitures sur de moelleux coussins, comme autrefois les rois fainéants. Toute la ville était dans les rues. Il ne remarquait même pas les lumières aux fenêtres des maisons : il n’y avait vraiment de lumières qu’aux devantures prodigieuses des magasins plus vastes que des univers. Il lui arrivait de subir la contagion. Il se sentait emporté vers d’irréalisables désirs. La grande ville fonçait tête baissée dans le rêve, comme une bête fabuleuse. Et le long des grands boulevards qui ondulent, il lui semblait marcher sur l’échine, chargée d’électricité, du monstre.

Tantôt avec le premier clerc et l’expéditionnaire, — qui n’était jamais pressé de regagner son bateau, — il entrait dans un café où les consommations sont apportées sur des soucoupes marquées de chiffres effrayants pour qui ne dispose même pas de dix francs par mois. Il n’osait pas profiter de toute la profondeur de la banquette, se voyait dans l’obligation de rire aux calembours de l’expéditionnaire et de prêter une oreille attentive aux récits que faisait de ses bonnes fortunes le premier clerc : ce n’était pour ainsi dire jamais lui qui payait.


Le soir il dînait en famille, vers huit heures et demie, lorsque des quatre ou cinq habitués qui s’obstinaient à venir la moitié étaient partis et que les autres, attaquant leur dessert, n’étaient plus inquiétants. C’étaient des messieurs pour qui Vaneau, bien qu’ils ne fussent guère plus âgés que lui, avait du respect. Ils ne dédaignaient pas lorsqu’il attendait que l’on se mît à table et qu’il errait dans la salle d’une chaise à l’autre de lui adresser la parole et de lui donner des conseils. Ils se proposaient en exemple. Qu’était-il à côté d’eux, pourvus d’emplois qui les faisaient, disaient-ils, largement vivre ? Il eût été d’ailleurs le dernier à en douter, lui qui les voyait dépenser jusqu’à deux francs pour ce repas du soir ! C’était une somme pour lui. Heureux de parler de leurs occupations, celui-ci était aux chemins de fer de l’État, cet autre à la compagnie de Mossamédès, celui-là au bureau des statistiques à l’Hôtel de Ville. Ils riaient de plaisir quand Vaneau confessait avec humilité les cinquante francs qui lui étaient alloués pour ses travaux. Mais il ne leur parlait pas de ses aspirations, du but indéfini vers lequel il se mettait en marche à tâtons dans l’obscurité. Ils avaient les certitudes de ceux dont le chemin depuis longtemps est tracé, qui ont le temps, leur journée finie, de s’attarder les coudes sur la table d’un restaurant et de s’inviter ensuite à prendre un bock, parce qu’ils ne rentrent chez eux que pour se coucher.

La cousine de Vaneau était une jeune personne vive et brune. Il se souvenait d’avoir avec elle joué dans un champ sous un châtaignier, une année qu’elle était venue passer deux mois de vacances chez leurs communs grands-parents. Il fallait faire attention avant de s’asseoir ; à défaut de l’éteule des châtaignes précocement tombées piquaient de tous les vigoureux piquants de leur écorce. Gamin il avait eu pour elle un amour silencieux. Elle ne ressemblait pas aux filles de son pays vêtues d’étoffes rudes et chaussées de sabots. Elle était bien habillée, sentait bon. Maintenant il lui en voulait de l’avoir aimée. Il la trouvait trop pratique, trop sérieuse. La belle occupation en vérité pour une jeune fille de Paris, que de rédiger des menus, de rendre la monnaie à la caisse en souriant à tout le monde, surtout aux jeunes gens ! Car il commençait, croyait-il, à connaître Paris. Toutes les jeunes filles étaient rieuses qu’il croisait dans les rues ; chacune d’elles ne pouvait point ne pas être une Musette, une Mimi-Pinson. Elles devaient aimer les fleurs, les dîners sous des tonnelles quand le crépuscule tombe sur la banlieue, les longs dialogues sentimentaux. La nuit venue, des femmes dont beaucoup étaient ou paraissaient jolies pirouettaient ou marchaient indolentes avec le besoin d’être suivies. Pour s’en aller avec l’une d’elles, — dans un appartement superbe, il n’en doutait pas, où brûlaient de rares parfums, — Vaneau eût donné la moitié de sa vie. Mais petite ouvrière ou belle madame il n’aurait jamais osé les aborder : comment s’y prend-on à Paris ? Ou bien encore à le voir, elles eussent continué de pouffer de rire, ou dédaigneuses auraient haussé les épaules. Pourtant les unes et les autres il ne pouvait s’empêcher de les suivre ou de les frôler. Il espérait on ne sait quoi contre toute espérance : que par exemple l’une d’elles s’éprît de lui brusquement. Mais aussitôt Vaneau se souvenait qu’il manquait trop de cette assurance qui fait que l’on relève en crocs sa moustache.

Indifférentes, moqueuses ou dédaigneuses, il les préférait à cette petite bourgeoise de cousine, comme il l’appelait au fond de lui-même, toujours tirée à quatre épingles et dont tous les sourires étaient de commande. Jamais Vaneau ne s’était entretenu plus d’une minute avec une jeune fille, avec une jeune femme. Débordant de lyrisme inemployé il lui semblait que tout de suite les exclamations les plus folles, les images les plus désordonnées se presseraient sur ses lèvres pour exalter, étourdir et enivrer la très chère. Ce n’était pas sur ce ton qu’il aurait pu parler à sa cousine.

Les jours se succédaient. Chacun d’eux était beau à cause de cette sorte de fièvre dont palpitent ceux qui peu à peu prennent contact avec Paris. Il ne s’agissait pas de travail dans la solitude, sous le regard de la lampe. Cela ne le gênait pas encore de ne pas avoir à proprement parler de chambre à lui ; le cabinet où il couchait sur un canapé servait aux clients importants de cabinet de débarras où poser cannes, parapluies, pardessus ; il n’y pouvait installer à demeure faute de place ni encrier ni livres. Il s’agissait seulement de s’habituer à respirer l’air de Paris et à marcher dans les rues sans se demander s’il ne s’égarait pas.

La grande ville était pour lui plus vaste que le désert. Le long des boulevards, au tournant d’une rue, des hommes se rencontrent sans l’avoir fait exprès, se reconnaissent, se serrent la main. L’un deux fait demi-tour et ils s’en vont ensemble au café. Vaneau, lui, aurait pu marcher toute une année dans Paris sans rencontrer quelqu’un qui l’arrêtât pour lui serrer la main. Comme il n’avait que vingt-deux ans son oncle et sa tante l’accablaient du poids de leur expérience. Il n’avait pas avec eux de longues conversations. Il donnait cinquante francs pour sa nourriture et pour sa chambre : on le lui faisait sentir ; il tâchait de ne pas tenir trop de place et de ne pas manger comme un glouton. Il promena sa solitude et sa tristesse dans l’automne.

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