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L'héritage : $b roman

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VI

Ensuite la vie de Vaneau se composa de rendez-vous attendus avec impatience et trop souvent manqués. Il ne pouvait pourtant pas de six à sept heures du soir stationner devant l’entrée d’un immeuble sur un trottoir fait pour faciliter la circulation. Il était obligé d’aller et venir ; lorsqu’il faisait trop chaud et qu’il pouvait disposer de vingt centimes il prenait sur le zinc d’un bar ou d’un marchand de vins une mominette avec un morceau de glace qu’on lui offrait par-dessus le marché, ou de l’eau fraîche qui coule d’un long robinet nickelé. Mais c’était assez d’un moment de distraction pour qu’il ne vît pas sortir Lucie. Elle se hâtait alors de rentrer. Elle ne devait pas aimer attendre ne fût-ce qu’une demi-minute. Il n’oserait jamais lui dire :

— Quand vous ne me voyez pas je ne suis pas loin. Vous n’attendriez pas longtemps, allez !

Lucie savait que c’est le rôle des hommes, jeunes, mûrs, ou vieux. Ces soirs-là Vaneau se mourait d’incertitude : que pensait-elle de lui ? La reverrait-il jamais ? Ne s’était-elle pas moquée en lui donnant ce rendez-vous ? Comme il regrettait d’être rivé au travail de neuf heures du matin à six heures du soir et de gagner seulement cinquante francs par mois !

Mais pour qu’il reconquît sa joie il suffisait que le surlendemain, qu’une semaine après il pût rester avec elle seulement un quart d’heure.

Elle avait beau ne pas être la jeune fille qu’il avait cru d’abord : il marchait à ses côtés comme un serviteur près de sa reine. Comme on venait d’entrer dans la morte-saison elle était une semaine ici une semaine là. Gros embarras pour Vaneau qui devait continuellement apprendre à connaître des rues et des maisons à entrées parfois trompeuses si différentes les unes des autres. Quelquefois encore elle restait chez elle et ne sortait que pour aller livrer.

Il fallait que Vaneau se contentât de ces entrevues si courtes que vraiment l’on ne trouve rien à se dire. Elle lui écrivait :

— J’ai à vous parler.

Et Vaneau ne doutait point qu’il ne s’agît cette fois d’un aveu définitif. Il attendait avec fièvre six heures du soir. Elle souriait quand elle le voyait mais n’avait rien d’important à lui dire. Il l’invitait à se reposer, à prendre quelque chose dans de tout petits cafés où il pouvait espérer qu’il n’y eût pas de garçon, donc pas de pourboire à donner. Mais elle était presque toujours pressée de rentrer. Quand il y avait une horloge elle la regardait souvent. Elle parlait de sa belle-mère qui devait se douter de quelque chose, qui lui disait chaque soir qu’elle rentrait un peu plus tard que de coutume :

— D’où est-ce que tu viens donc encore, Lucie ?

Elle ne voulait point que Vaneau l’accompagnât jusqu’à la rue Pavée ; la belle-mère aurait pu brusquement apparaître, les voir ensemble. Tout aurait été perdu.

Des phrases qu’il risquait sur ses aspirations, ses projets littéraires demeuraient à peu près sans écho. Sans autre volonté bien nette que celle d’écrire quelque chose, n’importe quoi, qui le rehaussât aux yeux de Lucie, il parlait tour à tour de se mettre à un drame en cinq actes et en vers, à une pièce d’ombres pour un théâtre de Montmartre, même de composer des chansons, élégiaques ou satiriques, pour des cabarets. Pour se faire connaître il comptait même un peu sur elle. Elle était fière que son père fût en relations avec quelques chansonniers et d’avoir avec lui ses entrées libres le samedi soir au Concert de l’Époque, boulevard Beaumarchais. En attendant il produisait sonnets sur sonnets qu’il recopiait pour en faire hommage à Lucie. Peut-être ne cherchait-elle même pas à trouver le temps de les lire. Il ne la pressait point comme on peut le voir écrit dans des livres de devenir sa maîtresse tant il tremblait à la seule pensée de toutes les brusques décisions qu’il lui faudrait prendre. Il ne demandait qu’une chose : pouvoir continuer ainsi des années à la voir, en se contentant de l’embrasser.

Il croyait apprendre peu à peu quels étaient ses véritables sentiments. Elle avait eu déjà des relations avec des jeunes gens. Elle ne s’en cachait point. Elle s’en serait même vantée si elle n’eût deviné que ce pouvait être douloureux pour lui.

Elle avait connu un sculpteur et un employé de grand magasin. Une jeune fille quand elle n’est pas laide et qu’elle ne s’y refuse pas a vite fait de nouer au restaurant à midi plus de relations qu’il n’en est besoin ; dans la rue aussi livrée au hasard de toutes les rencontres. Lucie n’était pas de celles qui disent non. Le sculpteur était pauvre, naturellement. L’employé gagnait bien sa vie. Elle n’avait connu l’un qu’après l’autre. A combien de mois, d’années de distance, elle ne le disait pas. Elle était allée une fois pour n’y rester que deux minutes dans l’atelier du sculpteur. Elle retrouvait l’employé dans des bals qu’elle fréquentait avec sa belle-mère. Mais celle-ci — par jalousie, disait Lucie, — était intervenue, avait mis le holà.

Elle devait aimer tous les plaisirs de Paris, les soirées dans les théâtres, les soupers après minuit, les promenades en voiture, sans oublier les bals. Comment Vaneau eût-il pu lui offrir cela ? Elle lisait beaucoup de feuilletons, n’aimait point les crudités de Zola. Son père bijoutier en chambre allait tous les ans, au mois d’août, à la mer. Elle l’y accompagnait. Cette année elle ferait pour Vaneau le sacrifice de ce voyage. Elle lui paraissait douce, gentille, pas exigeante, ne le poussant point à la dépense. Peut-être était-ce le sculpteur qui l’y avait habituée ?


Certains soirs où il l’accompagnait elle était avec son amie Sidonie. Pour de mystérieuses raisons de contraste parce que l’une était blonde il fallait que l’autre fût brune. Lucie aurait pu naître dans l’Espagne voluptueuse et chaude où les gitanes, sorties des fraîches cavernes, dansent au rythme des castagnettes sèches et des bourdonnantes guitares. Sidonie au contraire ne venait-elle pas des pays où la brume fait paraître plus bleus et plus rêveurs les yeux des jeunes filles, des pays où l’on fait de si jolies chansons sur les bouleaux et les pigeons ? Comme Lucie pourtant elle était née à Paris et vivait dans une chambre au dernier étage d’une maison rue de Charenton. Elles allaient presque toujours ensemble d’un atelier à l’autre et paraissaient unies par la plus franche amitié.

Cet été fut délicieux pour Vaneau. Plus rien ne comptait pour lui que ses rendez-vous avec Lucie. C’était en pensant à elle qu’il noircissait d’une plume distraite du papier timbré.

Si les soirées en semaine étaient trop courtes, ils eurent quelques après-midi de dimanches depuis deux heures jusqu’à la nuit. Nul orage ne vint les assombrir, les gâter comme la première. Mais il faisait chaud. C’étaient de ces après-midi où l’on se demande à quoi servent les arroseurs municipaux : aussitôt mouillé le pavé est sec. Mais il faut que tout le monde vive, les arroseurs comme les autres ; c’est à cause de quoi sans doute même les jours de pluie ils se répandent par les rues avec leurs lances. On se demande à quoi servent les hautes maisons à six étages : nulle part il n’y a d’ombre. C’est à croire que Paris est le centre, non seulement de la France mais de la terre et qu’il se trouve juste sous le soleil ! On se demande ce que fait le vent. Tassés dans les squares, alignés le long des boulevards, les arbres ne remuent pas plus leurs feuilles que si elles étaient en zinc. Le vent doit être riche : il ne reste pas à Paris l’été. Il doit aller passer la saison comme le père de Lucie au bord de la mer. Ensemble ils s’assirent sur des bancs de squares, sur des impériales d’omnibus. De nouveau ils allaient jeunes, insouciants, heureux. De Paris elle connaissait tout. Une fois comme aucune horloge n’était en vue elle dit :

— Il va être quatre heures.

— Où voyez-vous cela ? demanda Vaneau.

— Mais à ces camelots qui crient la Patrie.

Minces détails mais devant lesquels un provincial comme Vaneau restait bouche bée. Elle connaissait aussi pour y être allée avec son père beaucoup de restaurants fameux, de jour et de nuit.

Une autre fois pour très peu d’argent grâce au tramway ils allèrent jusqu’aux Lilas. Vaneau s’imaginait un village où les chaumières n’auraient été que des prétextes, où le lilas eût régné de toute la puissance de son parfum. Mais il retrouva presque les mêmes maisons, les mêmes rues qu’à Paris. Sur une place deux manèges de chevaux de bois munis de criards instruments de Barbarie tournaient peuplés de pâles jeunes gens, de filles avec des fleurs qui n’étaient point du lilas, dans les cheveux. On respirait surtout l’odeur des pommes de terre frites. N’importe Vaneau était heureux, Lucie semblait plus joyeuse que jamais. C’était la promenade que tous les amoureux ont rêvé de faire, que toutes les romances ont chantée. Il y est question d’yeux bleus comme les bleuets, de lèvres rouges comme les coquelicots que l’on voit au milieu des blés jaunes. Sans doute il y avait d’autres endroits plus charmants dans les environs de Paris où Ville-d’Avray, Meudon, Sèvres, Clamart apparaissent comme au détour d’un couplet. C’est là que se trouvent les bois, le fleuve avec ses guinguettes et ses fritures. Mais y aller coûte trop cher. Et puis c’était si joli, ce nom : les Lilas !

Dans l’arrière-salle d’un café désert à bonne distance des manèges de chevaux de bois où l’on n’entendait que bourdonner des mouches, ils s’assirent l’un en face de l’autre. La patronne, une vieille femme à cheveux blancs, faisait si peu de bruit en marchant qu’on eût dit qu’elle allait pieds nus ; elle les laissa quand elle eut déposé sur la table une canette. Par les carreaux d’une porte qui ouvrait sur une cour et sur un petit jardin, Vaneau voyait les feuilles d’un grand arbre. Il se mit à penser aux arbres de son pays, dont les racines sont rivées entre de la terre dure et de rochers plus durs encore, aux soirs de mai où il respirait les parfums du lilas à l’heure où les jeunes filles montent le soir à l’église pour le mois de Marie. Il prononça quelques paroles : Lucie éclata de rire.

Il commença timidement par lui prendre la main. Puis il changea de place pour être assis à côté d’elle. Tout à coup enhardi il se mit à l’embrasser plusieurs fois de suite. Elle ne se défendait pas ; elle riait d’un rire énervé. Ses cheveux se défaisaient. L’heure venue elle dut se recoiffer tant bien que mal.

Quand ils partirent ce fut comme s’ils allaient au-devant de leur destin ; du moins Vaneau le pressentait-il obscurément. Par des ruelles chaudes ils s’en furent vers des champs pauvres d’herbe et d’ombre. Dans la plaine on ne voyait pas un seul bois mais beaucoup de rangées d’arbres, des cheminées d’usines ; on devinait des trains aux fumées de leurs locomotives. A l’ombre d’un talus ils s’étendirent. Elle dit :

— Maintenant, laissez-moi dormir.

Vaneau ne songea pas à lui désobéir.

Quand il fallut reprendre le tramway, quelque peu avant la tombée du crépuscule, elle était moins gaie que tout à l’heure ; ce devait être la faute de cette heure trouble, énervante. Vaneau était satisfait. Il ne doutait plus que Lucie ne l’aimât vraiment.


Mais tous ses dimanches ne se ressemblaient pas. Il y en eut où il fallut qu’il allât bon gré mal gré dans ces bois qui lui paraissaient vides puisqu’il ne pouvait s’y promener avec Lucie. Mais comme on lui payait son voyage il lui était impossible de toujours refuser. C’était plutôt un parc coupé en rectangles par de nombreuses avenues qui dans cent ans seront toutes bordées de cabanes à lapins, de toits à poules et de villas. Déjà de-ci, de-là s’élevaient des bicoques en planches qui commandaient des portions de terrain encloses dans des treillages de fil de fer. Là des Parisiens passaient tous leurs dimanches de printemps et d’été, en bras de chemise, à arracher des souches, à bêcher, à semer. Ils prenaient l’apéritif sur des guéridons de fortune et fumaient force pipes et cigarettes. Les promeneurs le long des avenues ne se hâtaient pas. Ils n’avaient qu’à se fier aux écriteaux munis de flèches indicatrices pour arriver au restaurant du Pas-de-la-Mule où de onze heures du matin jusqu’à dix heures du soir ce n’étaient que joyeuses chansons, que chocs de verres et, parfois, quand la société n’était pas triée sur le volet, cris et bris de vaisselle. Lavaud ne se gênait pas pour faire concurrence dans la limite de ses moyens au Pas-de-la-Mule. Rien n’indiquait que dans cette maison qu’il avait louée on pût boire et manger. Il se tenait sur le seuil et, tranquille et joyeux, invitait les promeneurs à entrer comme s’il eût dit :

— Ne vous gênez pas : c’est moi qui régale aujourd’hui.

La tante, la bonne tante, disait à Jeanne et à Vaneau :

— Vous n’avez rien à faire ici, les enfants. Allez donc ramasser des fleurs.

Ils s’en allaient le long des avenues jusques aux champs voisins, beaucoup plus riches d’herbe, de bleuets et de coquelicots que les champs et que la plaine des Lilas. Mais Vaneau s’ennuyait beaucoup plus ici. Pourtant Jeanne était jolie aussi, mais Vaneau trouvait qu’il s’en fallait de beaucoup qu’elle le fût autant que Lucie. Et puis il n’avait rien à lui dire. Il devina plutôt qu’il ne l’entendit, une fois qu’ils rentraient de la cueillette, que la bonne tante demandait à Jeanne :

— Il ne t’a rien dit ?

Songeaient-ils donc à lui comme gendre possible ? Il en souriait, ayant d’autres projets plus magnifiques que d’épouser une petite bourgeoise. Car il continuait de voir Lucie. Elle lui écrivit même :

Je compte que vous viendrez ce soir car j’ai à vous parler mon père part ce matin à Deauville je serai donc libre ce soir et pendant quatre soirs de suite.

Quatre soirs seulement ? Vaneau trouva d’abord que c’était peu, pour une saison au bord de la mer. Mais il repartirait sans doute. En tout cas le bonheur était là.

Ici il faudrait écrire : « La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait sa chevelure bleue… » Ils étaient au square du Temple par une nuit d’Août ; les étoiles se reflétaient en tremblant un peu dans l’eau des vasques et les arbustes des massifs trop soignés retrouvaient les mêmes frissons que les grands arbres sous le large clair de lune dans les forêts sauvages. Non. Vaneau n’était plus à Paris. Il ne voyait pas les maisons. Il n’entendait pas rouler les voitures. Il était assis tout près de Lucie plus grave que de coutume parce que sur elle aussi devait peser le rêve. Brusquement elle soupira, défaillant presque. Maladroitement il l’embrassa sur la joue bien plus par convenance que par désir. Puis s’estimant aussitôt ridicule et sachant bien qu’il n’aurait pas pu comme les amants romantiques prononcer les paroles ni faire les gestes qu’il eût fallu, il se croisa les bras en regardant le ciel. Il pensait avec délices à Atala, et être assis à côté de Lucie dans un square désert devenait pour lui un supplice.

Tout a une fin. Les trois autres soirs Vaneau ne la vit pas. En vain il l’attendit. Mais deux semaines après elle lui écrivit :

Excusez-moi si je ne vous ai pas écrit plus tôt mais il m’est impossible de faire un pas sans être épiée mon père est rentré à une heure du matin juste le soir que j’étais sortie jusqu’à minuit avec vous…

Il la revit tantôt seule, tantôt avec Sidonie. Mais on aurait dit qu’elle avait changé. Elle semblait plus lointaine, regardant, écoutant autour d’elle remuer la vie de Paris qui recommençait avec les premiers jours de l’automne.


Ce soir-là comme les autres soirs, vers le moment où les horloges allaient à peu près s’entendre pour marquer sept heures, Vaneau tressaillit d’angoisse. Enveloppé de brouillard, glissant parfois sur le trottoir humide il faisait les cent pas devant une maison de la rue Réaumur, non loin de ce square du Temple où les étoiles avaient cessé de trembler dans l’eau, les arbustes de frissonner. Il levait les yeux vers un troisième étage composé de deux fenêtres sans rideaux violemment éclairées par une lampe que l’on devinait sans abat-jour ; c’était un atelier de Fleurs et plumes. Allait-elle venir ? Veillait-elle ? N’était-elle point encore partie avant l’heure ? N’avait-elle point passé près de lui distraite, sans le voir ? Avec ce brouillard tout était possible. Pendant qu’il marchait vers la rue Saint-Martin ne s’en était-elle pas allée du côté de la Bastille ? Il s’affolait, torturé par ces doutes successifs. Sans pardessus en cette fin d’Octobre, il tremblait aussi de froid.

Du moins eut-il une certitude quand il vit sortir de l’étroit couloir, non pas Lucie qu’il attendait, mais Sidonie. Elle aussi l’avait vu, venait à lui.

— Est-elle déjà partie ? demanda Vaneau. Ou bien vous suit-elle ?

— Elle s’en est allée à cinq heures ! répondit Sidonie.

— Ah ? murmura Vaneau. Pourtant l’autre jour si vous vous en souvenez elle m’avait promis de descendre à six heures et demie.

— Oui ! fit Sidonie du bout des lèvres. Que voulez-vous !…

Ils n’avaient pas encore quitté le trottoir où des passants les bousculaient. Ainsi elle était partie ? Elle l’avait fait exprès sans nul doute. Désemparé, désespéré, Vaneau fût resté là des heures sans bouger. Quand Sidonie lui tendit la main pour le quitter il lui dit :

— Est-ce que cela vous ennuierait que je vous accompagne un peu ?

Il pourrait au moins parler de Lucie. On n’est pas pour rien camarades d’atelier : Sidonie ne pourrait pas rester muette.

Elle ne lui répondit pas en riant :

— Mais non, au contraire !

Elle dit seulement un peu indifférente :

— Ce sera comme vous voudrez. Cela ne me gêne pas.

Par des rues tortueuses qui semblaient hésiter sur le chemin qu’elles avaient à suivre parmi des groupes d’hommes et de femmes, ils s’en allèrent. Pour la première fois il se trouvait seul avec Sidonie. Presque tout de suite il eut l’idée de lui demander :

— Mais votre ami vous attend peut-être ?

— Oh ! non, dit-elle. Soyez tranquille.

L’ami de Sidonie ! Que de fois depuis quelque temps il en avait été question ! Lucie ne tarissait pas d’éloges sur son compte et, chose étrange, Sidonie n’en parlait jamais. C’était un jeune homme de famille riche dont les poches n’étaient jamais dépourvues d’or. Avec lui Sidonie n’avait pas le temps de s’ennuyer. Elle connaissait les nuits que l’on passe dans la lumière, les parfums, la musique, et les dimanches où la banlieue tout entière offre ses guinguettes comme des paradis terrestres et ses cabinets particuliers comme autant de nids délicieux. Lucie disait :

— Sidonie ? Mais il y a beau temps qu’elle aurait pu lâcher l’atelier ! Seulement ça la distrait de venir travailler. Ah ! si j’étais à sa place !…

Pour qu’elle y fût que Vaneau n’eût-il pas donné ! Quand elle parlait de l’ami de Sidonie il se faisait petit, il eût voulu rentrer sous terre. Il songeait :

— Elle doit commencer à trouver que mon talent tarde à se manifester et que je mets de l’obstination à ne pas m’enrichir !

Il ne se disait pas qu’elle avait pu se fatiguer surtout de l’amoureux sentimental qu’il ne pouvait cesser d’être.

Il ne put se retenir de soupirer et dit :

— Elle ne tient plus à moi n’est-ce pas ? Elle ne veut plus me voir ? Dites-moi la vérité.

— Elle ne me fait pas de confidences, répondit Sidonie.

Mais il entendit que cette phrase sonnait faux.

— Vous mentez mademoiselle Sidonie ! riposta-t-il en la regardant bien en face. Il vit ses yeux bleus comme ceux des jeunes filles dans les pays où l’on fait de jolies chansons sur les pigeons et les bouleaux. Elle fit un effort pour balbutier :

— Mais non, je vous assure… Je ne mens pas… Lucie ne m’a jamais rien dit… Elle est partie ce soir à cinq heures…

Il tendit la main à Sidonie pour lui dire adieu. Tout à coup, elle se décida :

— Eh bien, non ! dit-elle. Lucie est une petite écervelée. Oh ! elle est bien gentille mais elle a ça dans le sang… Elle vous a raconté n’est-ce pas l’histoire de son sculpteur, celle de son employé ?… Sa belle-mère n’y était pour rien. C’est elle qui s’est fatiguée d’eux. Écoutez-moi : c’est elle qui a trouvé cette histoire de mon ami. Je vis tranquille dans ma chambre ; il y a des soirs où je m’ennuie toute seule mais j’y suis habituée. Et c’est Lucie qui m’a dit : « Je commence à avoir assez de lui. Alors, pour lui montrer que je vois qu’il n’a pas d’argent je lui raconterai que tu as un ami riche qui te paye tout ce dont tu as envie : des bijoux que tu gardes chez toi et des parties de plaisir. » Je lui ai dit : « Tu ne feras pas cela. Tu vas le faire souffrir. » Mais j’ai eu beau la sermonner : elle n’en a pas moins fait à sa tête. Quand nous étions tous les trois ensemble et qu’elle parlait de mon ami j’avais envie de pleurer… à cause de vous.

Vaneau l’écoutait. Il marchait machinalement. C’était la fin de tout, la mort d’un rêve. La brume de l’automne s’épaississait autour de lui. La vie était toute noire comme un sépulcre dont nul ange ne pourra soulever la pierre. Pourquoi fallait-il que si vite Lucie eût oublié lettres, baisers, promenades sous le soleil et sous le clair de lune ! Selon son habitude Vaneau tourna son œil en dedans et découvrit qu’il n’avait à s’en prendre qu’à lui-même. Grâce à son ascendance d’hommes et de femmes qui des siècles durant avaient peiné sur une terre ingrate, il n’avait pas le sou et ignorait la façon de séduire et de retenir les jeunes filles de Paris. Il dit :

— Mademoiselle Sidonie vous m’avez fait beaucoup de peine. Mais je vous remercie.

Il lui tendit la main, cette fois pour de bon.

— Vous ne m’en voulez pas ? dit-elle.

— Non ! Non ! Adieu.

Il voulut continuer :

— Quand vous la reverrez…

Mais il ne put pas en dire davantage.

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