L'héritage : $b roman
VI
Jeanne lui parlait souvent de Mme Ternant avec qui au bureau elle s’entendait à merveille. Il connaissait la vie des Ternant : lui à l’Hôtel de ville arrivait à se faire des mois de trois cents francs mais il ne reculait pas devant la besogne, restant pour des travaux supplémentaires jusqu’à huit heures du soir ou rapportant chez lui des écritures ; elle un peu plus ancienne dans la maison gagnait cinquante centimes par jour de plus que Jeanne. Ce n’était pas d’aujourd’hui que Vaneau avait prévu cette invitation. Il ne fut nullement étonné lorsque Jeanne lui dit :
— Tu sais, il y a longtemps qu’elle insiste. Il faut que nous y allions dîner samedi prochain. Son mari a ses petites manies ; il lui faut son compte de sommeil. Et le samedi on peut se coucher un peu plus tard parce que le dimanche on se lève à l’heure que l’on veut.
Des mois avaient passé depuis l’aventure avec Verrière. Vaneau était rentré dans sa vie sans issue immédiate ; il marchait comme dans une forêt où l’on n’est pas assuré de trouver une clairière où se reposer, avec le temps nécessaire pour choisir ensuite son chemin.
Il accepta sans enthousiasme mais il avait pris l’habitude pour tous les détails de la vie de ne jamais rien refuser à Jeanne. Les Ternant habitaient non loin des grands boulevards dans un quartier d’emballeurs, d’exportateurs en gros où l’on risque à chaque minute de se faire écraser par les camions qui sortent des cours. Leurs deux fenêtres donnaient sur une rue où les rayons de soleil ont du mal à pénétrer. Il vit Mme Ternant, grande jeune femme brune dont le front était caché par les cheveux. Lui tout de suite apparaissait précocement vieilli, voûté déjà à trente ans et portant lunettes.
— Tu vois, disait Jeanne à Vaneau, comme c’est bien arrangé ici !
Elle avait beaucoup d’estime pour Ternant qu’elle était heureuse d’enfin rencontrer : un travailleur qui ne perdait pas son temps à écrire des vers. Sa vie était parfaitement ordonnée. Il n’allait jamais au café, jamais au théâtre, ne fumait pas.
— Avec l’argent que chaque année nous plaçons, dit-il, et la retraite à laquelle j’aurai droit, nous vivrons tranquilles à la campagne.
Jeanne regarda Vaneau comme pour lui dire :
— Tu entends, hein ? Tu ne pourrais pas en faire autant, toi.
Mais elle ne put se retenir de complimenter indirectement et à haute voix Ternant :
— Ce n’est pas comme Louis qui ne pense à rentrer à la maison que pour écrire des poésies. Et qu’est-ce que ça lui rapporte !
Vaneau rougit comme un enfant dont sa mère en public dénonce les défauts avec l’espoir qu’il s’en corrigera. Mme Ternant regardait devant elle dans le vague. Ses yeux rencontrèrent ceux de Vaneau qui tressaillit et dont le cœur se mit à battre. Quand elle servit le café elle se pencha sur lui jusqu’à le frôler. S’il ne se sentait point de sympathie pour Ternant elle il l’aimait déjà d’un violent amour. Mais où pourrait-il jamais la rencontrer seule ? La vie tout de suite se dressait devant son désir qui se cabrait pour bondir par-dessus les obstacles, mais peut-être en vain cette fois encore.
Ils avaient un piano. Elle joua quelques morceaux faciles. Vaneau fut heureux de savoir un peu de musique : il se tenait près d’elle, se penchant à son tour afin de tourner les feuillets. Elle n’en paraissait pas troublée et n’en faisait ni plus ni moins de fausses notes.
Il commença par rôder le soir dans les rues qu’elle pouvait suivre pour rentrer chez elle. Il retrouva l’attendant à d’autres carrefours à d’autres tournants de rues les émotions qu’il avait eues autrefois à guetter Lucie. Elle sortait en même temps que Jeanne à six heures précises mais ne se pressait point comme elle. Il crut l’apercevoir sur les boulevards mais elle disparut dans la foule. Il se demandait :
— Si je la rencontre que lui dirai-je ? l’aurai l’air ridicule selon mon habitude. Et que faire ? Je n’ai pas d’argent à moi. Jeanne me donne vingt sous par vingt sous et il ne faut pas que je lui en redemande trop souvent.
Son désir restait le plus fort. Il ne pouvait oublier ce regard, ce frôlement ; même il s’étonnait un peu qu’elle n’eût pas encore essayé de se rapprocher de lui, de lui faire signe. Des soirs se passèrent ainsi en vaines recherches. Il alla jusque dans la rue où elle demeurait. Il la vit rentrer, voulut se précipiter et n’osa point. Elle était la femme idéale dont rêvent ceux qui approchent de la trentaine. Il la parait de toutes les qualités sentimentales qu’il n’avait trouvées ni dans Lucie trop jeune, ni dans Jeanne trop pratique. Elle s’ennuyait certainement avec cet homme méticuleux qu’était son mari. Elle devait être assoiffée de lyrisme. C’était avec elle qu’il eût voulu vivre.
Il dit un soir :
— Tout de même il faudrait bien que nous les invitions à notre tour.
— J’y pensais, répondit Jeanne.
Elle vint, superbe. Il tremblait quand elle lui tendit la main. Cependant elle disait :
— Mais c’est très bien, chez vous ! Mieux que chez nous ! Qu’est-ce que vous me racontiez donc, Jeanne ?
— Oh ! dit celle-ci, ce sont des meubles que je tiens de mes parents. Ils ne sont pas vilains mais si ça continue nous serons obligés d’en vendre et de nous contenter d’une chambre et d’une cuisine.
— Allons donc ! protesta Ternant, vous n’en êtes pas là ! Et Monsieur va devenir célèbre un jour ou l’autre.
Il dit cela d’un ton plus méprisant que sérieux. Vaneau manquait trop d’assurance pour riposter. Et puis elle était là. Toute la soirée il espéra que grâce à quelque coïncidence il se trouverait seul avec elle. Ternant pouvait passer dans l’autre chambre pendant que Jeanne serait à la cuisine. Il en fut ainsi à la fin du repas. C’était une des manies de Ternant de se dégourdir les jambes après avoir secoué sa serviette. Jeanne préparait le café. Il resta seul en face d’elle plusieurs minutes à pâlir, à trembler, à ne pas pouvoir prononcer une parole.
— Vous ne dites rien ? fit-elle.
Il répondit, d’un air qu’elle dut trouver, pensa-t-il ensuite, niais :
— Mais si, madame !
Ce fut tout. Il n’en reprit que de plus belle le soir ses allées et venues, ne pouvant se débarrasser de son désir. Jeanne ne soupçonnant rien parlait toujours de Mme Ternant. Hier elle était allée s’acheter un chapeau au Louvre ; ce soir elles étaient montées ensemble jusqu’à la place Clichy : Vaneau cependant errait dans les environs du Conservatoire. Il désespérait de jamais la rejoindre. Jusqu’au soir où grâce au hasard il la vit descendre d’une voiture et entrer dans un hôtel pendant qu’un jeune homme — gants, monocle et chapeau haut de forme, — payait le cocher. Vaneau n’en mourut point mais il souffrit quelque temps.
Les années passaient l’une après l’autre. C’était toujours la suivante qui devait lui apporter avec la gloire la richesse et la délivrance. Elle viendrait comme la colombe de l’arche annoncer que les temps étaient révolus et tenant une couronne de lauriers. S’il avait pu partir au-devant d’elle, l’obliger à se hâter ! Cependant elle arrivait avec ses trois cent soixante-cinq jours alignés en bon ordre comme des soldats de plomb : les dimanches étaient leurs sergents, les douze mois leurs capitaines. Mais ils se ressemblaient tous.
Des dimanches, il en vécut de sinistres l’hiver. Jeanne préférait rester à la maison. Il n’aurait pas demandé mieux que de sortir mais pour quoi faire ? Il ne se sentait ni le courage ni seulement le désir de recommencer à chercher l’aventure comme autrefois par les rues, sur les quais, dans la cathédrale, au musée. L’après-midi lui paraissait interminable : personne ne venait frapper à leur porte. Dès trois heures la brume envahissait la cour ; des fenêtres s’éclairaient. Aux étages inférieurs ce n’étaient que va-et-vient, que poignées de mains sur les paliers, que : « Vous êtes bien aimables d’être venus nous voir ! », que bruits de pianos. Jeanne ne détestait point cette solitude ; elle cousait, reprisait, tandis que dans sa chambre il se morfondait. En vain essayait-il d’écrire : il le faisait avec de moins en moins de confiance en lui-même. Pourtant il ne consentait pas encore à renoncer. Il venait de terminer un acte en vers dont Jeanne n’avait pas voulu écouter la lecture et qu’il ne savait à quel théâtre déposer ; il avait autant de chances ici que là. N’ayant réussi à se rattacher à aucun groupe il ne connaissait aucun ami qui pût le conseiller utilement. Sans résultat, lorsqu’une simple mention lui eût fait si grand plaisir, il prit part à d’infimes concours littéraires. Mais il ne suffit pas d’être inconnu pour que ce soit un devoir à la foule de vous hisser sur le pavois.
La nécessité le condamnait à des besognes dont la monotonie devenait accablante. Parmi ces hommes dont l’énergie déjà mince s’épuisait à ressasser des potins de bureau, parmi ces hommes aussi cancaniers que des femmes il se rapetissait encore lui qui avait rêvé de monter haut. Les autres vivaient là comme poissons dans l’eau. Ils écrivaient, les coudes largement écartés sur leurs tables comme pour être avec elles en parfaite communion. En été dehors c’était le chaud soleil sur les feuilles roussies des squares, le murmure des jets d’eau tièdes dans les vasques, les passants obligés de marcher habillés de pied en cap, avec d’inutiles faux cols vite trempés de sueur. Ici ils étaient à l’ombre. Chaque après-midi vers trois heures le garçon s’annonçait, porteur d’une cruche pleine d’une boisson presque glacée. Quant aux trains qui sifflaient dans les gares chargés à rompre leurs essieux de voyageurs et de malles, ils ne les entendaient pas : assis chacun sur sa chaise ils ignoraient la fiévreuse attente des départs. Il y avait bien chaque année un peu avant Pâques les mêmes discussions pour établir la date du congé de deux semaines auquel chacun avait droit. Sans doute en parlaient-ils longtemps à l’avance et la veille du départ chacun se montrait-il quelque peu surexcité. Mais aussitôt rentrés ils reprenaient leurs habitudes en même temps que leur veston de travail usé aux coudes. L’image des champs, des bois, des montagnes, de la mer, s’effaçait vite de leur mémoire. Et leur vie n’était complète qu’au bureau. Ils s’y trouvaient heureux en toute saison : « Il y fait frais l’été, disaient-ils, et chaud l’hiver. » Depuis longtemps Dominique lui-même avait cessé de se frapper le cœur.
Ils arrivaient difficilement à joindre les deux bouts. Jeanne devenait insupportable et ce n’était point sa faute. Courageuse, elle consentait à travailler, mais elle eût été heureuse de pouvoir économiser un peu pour une maladie, pour un accident ou simplement pour la vieillesse. Il n’y fallait pas songer. Les discussions se multipliaient. Elle lui répétait :
— Voyons ! Au lieu de perdre ton temps est-ce que tu ne ferais pas mieux de chercher des écritures supplémentaires ? Regarde donc les Ternant !
Ils ne les voyaient plus depuis quelques années. Grâce à ses relations Mme Ternant avait trouvé dans une maison de banque qui venait de se fonder une place plus avantageuse : cent soixante-quinze francs par mois. Pour Jeanne qui en gagnait la moitié c’eût été le rêve. Mais avec un mari comme le sien qui ne connaissait personne inutile d’y songer.
— Ou bien, disait-elle, reste au bureau après les autres. Cela te fera bien noter. A la fin de l’année tu auras une augmentation de deux cents francs.
Il résistait, ne voulant pas que l’on pût dire qu’il fût devenu un rond-de-cuir exemplaire. Il se refusait à ressembler à Dominique. En secret il continuait à se frapper le cœur ; aucune source vive n’en jaillissait.
Ses parents, il n’était pas retourné les voir. Il attendait avec impatience ses deux semaines de congé annuel pour faire ce qu’il appelait « ses démarches ». Elles consistaient à monter des escaliers, à attendre dans une antichambre de journal pendant une heure pour voir un monsieur qui poliment lui disait entre deux portes :
— Ce que vous m’apportez ne nous convient pas. Croyez bien que je le regrette.
Ou encore :
— Nous sommes si encombrés qu’il serait préférable pour vous d’essayer ailleurs.
Mais ailleurs aussi on était encombré.
Il voyait des jeunes gens de son âge qui, correctement vêtus, une fleur à la boutonnière, entraient en frappant du talon, apportant des articles que quelques jours après non sans amertume il lirait imprimés. Ils n’avaient eu que la peine de naître ; tout de suite l’avenir s’était ouvert devant eux comme une belle avenue qui semble là-bas se rétrécir mais s’élargit à mesure que l’on avance et qui se peuple de claqueurs dont les applaudissements intéressés ou tarifés flattent pourtant l’oreille. Pour eux la vie ne pouvait être qu’une succession de triomphes : elle n’était pour lui qu’une succession de défaites. Jeanne quand il rentrait ne l’interrogeait même pas.
Il regardait de loin la mêlée en spectateur qui parfois et malgré lui-même eût été heureux d’être un combattant. Pas une œuvre ne serait restée vivante s’il avait été possible de la jeter en proie aux différents partis qui se heurtaient dans l’arène. Il y avait des corps-à-corps et des luttes à distance. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient atteints. Les invectives sifflaient comme des javelots pour s’enfoncer par delà les groupes dans les statues d’argile, d’airain ou d’argent. Mais chacun ne regardait que devant soi ; personne ne se retournait pour écouter sonner le métal ni pour voir s’effriter la pierre. Et les statues continuaient de se dresser hautaines et, la minute d’après, par miracle intactes ; l’herbe et les fleurs des champs poussaient encore autour de leurs socles et les oiseaux du ciel venaient boire dans leurs mains tendues vers les foules. Ils se disputaient l’héritage, dont chacun prétendait s’établir l’incorruptible gardien, de cadavres à peine refroidis. Grandes âmes à les en croire et pour qui ne les voyait que de loin ; mais si l’on pénétrait en elles on y sentait grouiller la jalousie, la méchanceté, parfois la haine, comme des crapauds et des serpents dans des souterrains de châteaux haut bâtis sur les collines. Le plus noble d’entre tous gravissait la pente de la montagne, fraternellement précédé des ombres de Michel-Ange, de Beethoven et de Tolstoï et donnant la main à Jean-Christophe. Plus il s’éloignait de la plaine et plus nombreuses les flèches partaient de tous les camps ; mais elles n’avaient point la force d’arriver jusqu’à leur but et leur pointe s’émoussait contre les rochers ou s’enfonçait inoffensive dans la bruyère. Vaneau comme les autres le regardait de loin ; si comme eux il ne bandait point son arc contre lui il ne se sentait ni la force ni même le désir de marcher à sa suite. Que ne tâchait-il de se rapprocher de lui ! Chacun portait avec lui son étalon de la dignité de l’artiste, comme dans les bois on se coupe un bâton de houx proportionné à sa taille ; tant pis s’il était trop long, — où trop court, — pour les autres. Les mendiants des salons ricanaient des mendiants des antichambres. Et c’était comme le bruit d’une tempête, comme le bruit d’un vent qui souffle avec impétuosité et qui remplit toute la maison où sont assis les Douze. Mais il n’y en avait pas douze sur qui vinssent se poser les langues de feu.
Son père lui écrivait quelquefois. S’affaiblissant il cessait peu à peu de travailler. Les Lavaud vieillissaient de plus en plus acariâtres. A Grenelle aussi leurs clients s’en allaient les uns après les autres pour ne plus revenir. Il apprit par un journal le suicide de Detroyes désespéré, disait-on, du silence qui se faisait autour de lui. Vaneau le revit rallumant sans cesse son cigare ; un filet de fumée s’en échappait un instant, puis une fois de plus le cigare s’éteignait. La gloire ne durait donc qu’un temps ? Elle n’était que fumée. Cette fumée même on ne pouvait donc pas au gré de ses désirs en respirer de nouveau le parfum ?
Toute la détresse humaine se rassemblait au-dessus de sa tête comme une nuée d’orage. Il arriva que Jeanne fut enceinte.