L'héritage : $b roman
III
Vaneau est de ceux qui, faisant leur possible pour n’être jamais en retard, arrivent toujours avant l’heure. Seulement ce dîner n’en finit pas. On a beau faire maigre à cause du vendredi saint : beaucoup trop de plats se succèdent. Son oncle, sa tante et sa cousine sont ce soir en veine de conversation. Il place de-ci de-là un mot qu’il a l’air de donner pour ce qu’il vaut, qu’il jette comme un vulgaire caillou sur un tas d’or. Il se dit :
« Ils vont me faire manquer mon train. »
Mais il garde pour lui son anxiété de peur de paraître ridicule.
Pourtant au dessert il se décide à poser sa serviette, repousse sa chaise et dit :
— Il va être neuf heures et mon train part à dix heures cinq. Je crois que d’ici à la gare de Lyon j’en ai pour un moment.
Il eût mieux fait de se taire. On s’exclame :
— Mais en un rien de temps tu y seras. Ne te presse pas. Mange-moi cette figue… Et qu’est-ce que tu vas prendre avec ton café ?
Ce serait à croire qu’il ignore qu’à Paris les omnibus vont vite. Ils vont même si vite que souvent, pour monter dans l’un d’eux, il faut en laisser passer trois ou quatre.
Un quart d’heure s’écoule. Vaneau ne tient plus en place.
— Je crois tout de même qu’il est temps ! dit sentencieusement l’oncle. Place de l’Opéra tu prendras Gare Saint-Lazare-Gare de Lyon.
C’est une des premières nuits de l’année où grâce aux premiers souffles du printemps on puisse rester sur une impériale. Vaneau retourne au pays pour trois jours. On a bien voulu lui accorder la journée du samedi. Quant au dimanche et au lundi de Pâques, ils appartiennent à tout le monde.
L’omnibus va vite. Sachant sans doute que Vaneau doit être à la gare de Lyon pour le train de dix heures cinq, il fait son possible. Mais tout le monde fait son possible, le train aussi, qui ne tient pas à avoir à rattraper du retard… et qui s’ébranle au moment précis où Vaneau débouche sur le quai. Courir après ? Peine perdue. Il n’y a plus que les paysans pour faire des signaux de détresse avec leur parapluie de cotonnade bleue. Il reste digne : ce n’est que départ remis. Il se renseigne ; le train suivant part vers une heure du matin.
« Au moins, se dit-il, je ne serai pas bousculé. Il n’y aura personne. »
Il est libre, n’ayant pas même de valise, — à quoi bon pour trois jours ? — d’aller, en attendant, où bon lui semble. Il préfère se promener dans l’immense salle d’attente. Il ne sortira point de la gare de peur des mauvaises rencontres la nuit, surtout pour ne pas se perdre dans ce quartier qu’il ne connaît pas. Mais que c’est interminable, comme les heures de faction devant de paisibles poudrières qui se garderaient de sauter si personne ne les y aidait !
A partir de minuit quelques voyageurs apparaissent. Il y en a d’emmitoufflés. Voici un monsieur avec deux dames, une grande, brune, une petite, blonde. Deux dames ? Deux jeunes filles plutôt. Elles portent l’une et l’autre des paquets. Chacune a sur les épaules un manteau. La nuit a beau être fraîche, le monsieur est en veston ; sans doute ne les accompagnera-t-il pas plus loin ? Vaneau se voit montant dans le même compartiment que les deux inconnues. Il les laissera passer les premières sur le quai. Du coin de l’œil il observe le groupe : superbe décidément la plus jeune ! Cheveux noirs, yeux luisants, lèvres rouges.
Elles doivent avoir l’habitude de voyager ; elles ne se pressent pas. Tout à l’heure pour la première fois de sa vie Vaneau a manqué son train ; il s’est juré pas trop tard qu’on ne l’y prendrait plus. Pas aujourd’hui en tout cas. Il arrive avant elles sur le quai. Il flâne affectant d’aller de wagon en wagon pour les examiner tous, sans pouvoir se décider. Pourtant presque tous sont vides.
Enfin il grimpe, va fermer la portière du fond… Son cœur bondit : elles montent dans le compartiment voisin. Il n’est séparé d’elles que par une cloison à hauteur de poitrine. Tout de suite parlant haut, affectant de rire et de ne pas même soupçonner si près d’elles la présence d’un jeune homme, elles rangent leurs paquets. Elles sont seules. Vaneau ne s’est pas trompé ; le monsieur en veston est déjà parti.
Il a maintenant la certitude d’avoir produit sur l’une d’elles, sur toutes deux peut-être, une forte impression. Elles pouvaient choisir un autre wagon : il n’en manque pas d’inoccupés. Mais elles ont dû le suivre du regard ; vont-elles bientôt se disputer son cœur ?
Le train part. Mais Paris le suit longtemps avec ses maisons endormies devant qui les becs de gaz encore allumés montent la faction, immobiles, sans cligner des yeux. Vaneau ne regarde que les deux inconnues. Il affecte de ne pas pouvoir tenir en place. Il va et vient d’une portière à l’autre en jeune homme supérieur, habitué aux nuits sans sommeil. Mais, seul, il serait déjà étendu sur la banquette à dormir. Il s’énerve. Comment engager la conversation ? Puisqu’elles ne se décident pas à parler les premières, elles auraient mieux fait d’aller se coucher ailleurs. Car la blonde fait ses préparatifs.
Vaneau n’est pas hardi. La confiance en soi-même est son moindre défaut. C’est sa première aventure et, encore, en herbe. Il hésite, cherche. Il observe du coin de l’œil, écoute des deux oreilles. Elles parlent haut comme les oiseaux babillent avant de s’endormir. Il se décide à regarder dehors. Il est bon d’avoir l’air songeur en contemplant des paysages. Plus ils sont invisibles et plus vous pouvez intéresser ceux qui vous observent : vous scrutez la mystérieuse profondeur de l’ombre, vous voyez nettement ce que personne n’aperçoit. Une toute petite lumière lointaine éclaire pour vous seul des mondes. S’il faisait un peu moins nuit malgré la veilleuse, s’il était un peu moins secoué, Vaneau prendrait des notes, c’est-à-dire qu’il écrirait n’importe quoi, quelle heure il est, ce qu’il lui reste d’argent.
— Savez-vous, demande la blonde à la brune, à quelle heure nous arriverons à Cravant ?
— Vers huit heures, je suppose ?
Vaneau se précipite :
— Mademoiselle voulez-vous mon indicateur ?
Il a franchi le Rubicon. Elles remercient en souriant. Et — ce n’est peut-être pas délicat, parce qu’il a l’air de compter sur « la fin », — il s’accoude à la cloison et les regarde de plus près. Tandis que la blonde continue de s’installer pour dormir, l’autre s’approche pour lui rendre son indicateur. Il n’aurait pu désirer mieux.
— Voici, monsieur. Je vous remercie.
Va-t-elle maintenant s’asseoir ? Si oui, tout est perdu. Mais Vaneau faisant appel à tout son courage, lui demande, tremblant qu’elle lui tourne le dos :
— Vous allez à Cravant, mademoiselle ?
— Un peu plus loin, à Voutenay, près d’Avallon.
Ils disent l’un et l’autre ce qu’ils peuvent inventer de mieux pour se faire valoir chacun de son côté.
… C’est un peu humiliant de voyager en troisième classe, mais les compagnies de chemins de fer, le P.-L.-M. surtout, ont tant d’attentions pour les voyageurs qu’il n’y a que très peu de différence entre une troisième classe et une deuxième.
… Oh ! pour les longs trajets, par exemple, pour aller jusqu’à Nice, une deuxième est tout de même préférable.
— Certainement ! approuve Vaneau. C’est une jeune fille distinguée, se dit-il, et qui va lors de chaque carnaval se réjouir à Nice. Il parle avec enthousiasme de Paris qu’il commence à connaître à peine.
Ainsi aiguillée la conservation va comme le train, sans s’arrêter. Il y a de petites gares où tous les deux font halte en se taisant, pour se reposer. Sur leurs âmes comme sur ces campagnes qu’ils traversent sans les voir un doux clair de lune répand sa lumière. A mesure qu’ils parlent ils croient se mieux connaître.
Vaneau ne regrette plus d’avoir manqué son train.
Pourtant, fatiguée la première, elle s’assoit pour dormir. Lui, ce lui serait impossible.
Le jour se lève. Vaneau n’y tient plus : il enjambe la cloison. La jeune fille brune qui ne faisait que sommeiller le regarde étonnée et muette. L’autre dort ou fait semblant.
— Serait-ce une fausse manœuvre ? se demande-t-il inquiet. Maladroitement il a fait dérailler cette amitié qui depuis trois ou quatre heures marchait si bien.
Pour se donner une contenance il regarde à travers la vitre qu’il essuie d’un revers de la paume le paysage net, presque sans brumes, encore endormi. Mais on sent que bientôt comme avec un aiguillon le soleil va le piquer de son premier rayon pour le réveiller.
Un instant distrait, comme pris d’une inspiration subite, Vaneau cherche dans la poche intérieure de son pardessus. Il en tire un carnet, — celui sur les feuillets quadrillés duquel il recopie ses vers, — paraît s’absorber dans leur lecture. Mais tout à coup :
— Mademoiselle ! dit-il, en lui faisant signe.
Elle est obligée par politesse, de quitter son coin pour se rapprocher de lui, mais d’un peu mauvaise grâce comme si elle n’osait pas lui dire :
— Qu’est-ce que vous me voulez encore ?
— Tenez, ce sont des vers que j’ai faits. Voulez-vous les lire ?
Elle n’a peut-être jamais lu de vers. Mais il ne doute pas qu’elle ne doive tomber amoureuse de lui sur la foi d’un sonnet.
Il jurerait que toutes les femmes aiment la poésie. Son plus intime regret est de n’en avoir pas trouvé, jusqu’à ce jour, une à qui faire lire ses vers.
Elle tourne quelques feuillets, fait semblant elle aussi de s’absorber dans leur lecture. Qu’en pense-t-elle ? D’ailleurs il affecte de s’en désintéresser ; mais il l’observe à la dérobée. Elle parcourt — trop vite au gré de Vaneau, — des strophes, lui rend son carnet en disant :
— C’est joli. C’est plein de sentiment.
Ah ! le sentiment ! C’est la spécialité, pourrait-on dire, de Vaneau, tant il pense à l’amour, — au clair de lune, — de quelque jeune fille romantique vêtue de blanc et blonde. Est-ce qu’enfin il l’aurait trouvée en cette jeune fille brune ? Il insinue :
— Je vais passer trois jours chez mes parents, dans une petite ville assez grande pour trois mille habitants. Je veux faire à Paris mon chemin dans la littérature. Vous y reverrai-je ? Puis-je vous écrire ? Voulez-vous me donner votre nom, votre adresse ?
Il ajoute :
— Je travaille chez un avoué comme troisième clerc. Tenez, voici un crayon, du papier…
Elle semble hésiter. Vaneau maintenant est persuadé que ce n’est que pour la forme. Enfin elle s’exécute avec une jolie moue. Elle s’appelle Lucie Norvins. Elle rentrera vers le milieu de la semaine prochaine à Paris où elle habite rue Pavée.
— C’est dans le quartier du Temple, vous savez ?
— Oui… oui ! fait Vaneau qui se souvient de ses premières errances, par des soirs de brume et de vent, dans ces rues étroites.
Il fait jour. De n’avoir pas dormi Vaneau a mal à la tête, mais qu’est-ce que cela peut lui faire ? Il songe seulement que chaque tour de roue le rapproche de Cravant. Elle est là tout près de lui. Il la voit, lui parle. Tout à l’heure elle s’en ira ; la reverra-t-il jamais ? S’il pouvait lui dire tout ce qu’il pense ! Mais les mots ne viendraient pas ; il faudrait faire de grands gestes, peut-être se jeter à genoux sur ces petites lattes toujours sales.
D’ailleurs la blonde s’agite, se réveille en se frottant les yeux. A-t-elle vraiment dormi ? N’a-t-elle pas entendu ? Vaneau s’en moque.
— Où sommes-nous donc, Lucie ? demande-t-elle.
Puis elle fait l’étonnée en apercevant Vaneau dans leur compartiment.
— Nous ne sommes pas loin de Cravant, mademoiselle ! répond-il à la place de Lucie.
— Oh ! vous pouvez dire « madame » ! minaude-t-elle.
— Une amie, sans doute ? songe Vaneau.
Elles descendent. Il s’accoude à la portière refermée. Elles passent sur l’autre quai.
Il voudrait voir le visage de Lucie se décolorer soudain, qu’elle tirât son mouchoir, sinon pour s’essuyer les yeux qu’elle aurait pleins de larmes, du moins pour l’agiter longtemps. Il lui écrira. Mais lui répondra-t-elle ?
Deux coups de sifflet, Vaneau va partir. Il part.
Et voici qu’elle se met à sourire parce qu’un homme d’équipe, roulant une brouette, lui dit :
— Attention, la jolie demoiselle !