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L'héritage : $b roman

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III

Il était convenu depuis longtemps qu’ils iraient passer ensemble les dix jours de leur congé chez les parents de Vaneau qui n’avaient pu venir assister au mariage. Peut-être le voyage les avait-il effrayés. Nos pays ne sont pas à une grande distance de Paris, mais ce sont ces petites lignes, madame, le long desquelles les trains ne se pressent pas. Puis il faut attendre, en pleine nuit dans une salle ouverte à tous les courants d’air. Il y a le buffet mais nous aurions vite fait d’y dépenser nos quatre sous. Un repas qui coûte un franc cinquante, ce n’est pas pour rien. Ici avec un franc cinquante nous vivons à deux la moitié d’une semaine.

Ils partirent un samedi soir avec les occupants habituels des wagons de troisième classe : la bonne vieille que sa fille et son gendre viennent de mettre dans le train ; elle garde d’abord sur ses genoux son panier bourré de « denrées » que dans les villages on ne pense pas à acheter ; le monsieur revêche et digne, petit commerçant ou petit rentier, qui pourrait voyager en deuxième classe (mais certainement !) et qui préfère les troisièmes parce que l’on y est moins seul, que l’on peut s’y endormir sans craindre d’être assassiné pendant son sommeil ; des jeunes gens qui s’échappaient pour une ou deux semaines et se promenaient dans le couloir en fumant des cigarettes heureux peut-être à la pensée de retrouver au pays une jeune fille qui leur avait promis de les attendre pour se marier quand ils auraient une situation.

Ils s’installèrent. Il n’avaient pas l’un pour l’autre ces attentions, ces prévenances particulières aux vrais amoureux et qui parfois nous font sourire. Vaneau considérait Jeanne comme toujours un peu distante de lui : ce n’est pas à vingt-cinq ans que l’on prend l’habitude d’être aux petits soins pour une jeune femme. Ils avaient presque le même âge. Jeanne ne pouvait pas lui être maternelle ; il ne pouvait la protéger comme une petite fille. Pourtant elle l’avait obligé à prendre son pardessus parce que Septembre venu les nuits sont fraîches. Elle s’arrangea dans son coin en femme sérieuse, son chapeau posé sur le filet, sa jupe assez relevée pour ne point ramasser la poussière. Ce voyage ne l’enchantait pas. Elle regrettait Paris. De dix jours elle n’aurait plus à sa disposition sa cuisine, sa chambre à coucher où les yeux fermés elle aurait pu prendre chacun des objets dont elle avait besoin. Elle s’endormit presque tout de suite. Vaneau se leva, s’en fut dans le couloir fumer une cigarette. Le train s’enfonçait dans la nuit. Quelques petites lumières n’allaient sans doute pas tarder à s’éteindre. Vaneau songeait :

— Vers ma vingt-cinquième année je retourne dans mon pays avec ma femme.

Mentalement il appuyait sur ces deux mots pour se convaincre qu’ils exprimaient une réalité.

— Est-ce qu’en traversant les rues j’oserai lui donner le bras ? Il me semble que je n’ai pas grandi. J’ai moins de hardiesse aujourd’hui qu’à l’âge de huit ans. Jamais devant mes parents je n’embrasserai Jeanne.

En même temps qu’il se regardait, la cigarette aux lèvres, dans la grande vitre du wagon, il voyait au fond de lui-même.

— Je porte en moi cent ans de soumission. Je ne sais point marcher la tête haute et ne pourrais frapper à des portes qu’avec le désir intime que personne ne m’ouvre. Pourtant suis-je un résigné ? Je sens que non ; je commence à ne plus me contenter de mon sort. Déjà j’ai voulu monter…

Ce fut tout à coup comme si dans la vitre il eût vu Lucie à côté de lui. C’était dans un train qu’il l’avait rencontrée. Pendant que derrière les collines le jour luttait silencieusement avec la nuit ils avaient causé, puis il avait enjambé la cloison qui le séparait de Lucie. Depuis des mois elle avait disparu. Il eut envie de crier. Rêves fous, enthousiasmes ! Certitudes d’un instant !… Cinq minutes après haussant les épaules il jeta sa cigarette et vint s’asseoir près de Jeanne qui dormait. Il n’eut pas de cloison à enjamber.

Il trouva son père vieilli. On l’entendait traîner ses pieds sur les carreaux dans la maison, sur le gravier dans la rue. Il travaillait avec moins d’ardeur qu’autrefois. Pourtant Vaneau l’avait vu debout les matins d’été bien avant que le soleil n’eût jailli comme une menace du creux de l’horizon. Couché après les poules, il était levé avant elles. C’est lui qui allait ouvrir la porte de leur toit. Dans le quartier elles étaient toujours les premières dehors. Il partait à quatre heures du matin lorsque l’air est encore d’une fraîcheur délicieuse ; on entend toutes les alouettes, on en voit seulement quelques-unes ; il n’y a déjà presque plus de rosée sur l’herbe. Vaneau l’avait vu riche de force et de santé boire de l’eau fraîche à plein pot. Maintenant vite essoufflé il partait à petits pas, à regret, comme s’il s’était dit :

— Pourtant je voudrais me reposer un peu cette après-midi dans le fauteuil. Je vais avoir soixante ans. Ce serait bien mon tour.

Quant à sa mère Vaneau la retrouva telle qu’elle avait toujours été : sèche, alerte, les cheveux à peine grisonnants bien qu’elle approchât elle aussi de la soixantaine. Dès le petit jour elle retournait les matelas sur les lits, lavait les carreaux, époussetait les meubles et la cheminée : à huit heures du matin comme autrefois la maison était propre, nette ; elle pouvait recevoir n’importe qui sans rougir, sans être obligée de s’excuser :

— Ah ! madame, que je vous demande pardon de vous faire asseoir au milieu de ce désordre ! Mais j’étais fatiguée et je me suis levée un peu tard.

Il ne pouvait jamais être question de fatigue puisque chaque jour ramenait les mêmes besoins.

Jeanne avait oublié leurs visages : elle ne put les trouver ni l’un ni l’autre vieillis. Certainement à Paris plus d’une fois on avait parlé de l’oncle et de la tante ; c’était elle qui aux environs de chaque premier Janvier mettait la main à la plume pour envoyer à ceux des champs les meilleurs souhaits de ceux de la grande ville. Mais presque quinze ans s’étaient écoulés depuis l’unique séjour qu’elle eût fait ici.

Eux aussi l’avaient oubliée. Ils ne retrouvaient plus en elle la petite fille qui jouait avec Louis sous le châtaignier. Ils l’embrassèrent mais en la regardant d’abord avec un peu de défiance : à la fois leur nièce et leur belle-fille n’était-elle pas aussi une Parisienne ? On sait dans les petites villes que les Parisiennes ont plus de goût à faire des frais de toilette que des économies. Ils ne s’étaient pas opposés à ce mariage. Puisque leur fils ne pouvait pas éternellement vivre seul, mieux valait qu’il épousât Jeanne que la première venue. Elle s’était habillée le plus simplement possible et n’avait pas mis de voilette. Vaneau avait trop de fois entendu sa mère répéter :

— Mettre une voilette ! C’est bon pour les grandes dames, et encore !… Mais aujourd’hui toutes les gamines, à quinze ans, en ont une sur le nez ! Ah ! si j’avais une fille, ça ne se passerait pas ainsi, je vous en donne ma parole d’honneur !

Dans ce lit il avait passé des nuits blanches, seul, les regards machinalement tournés vers l’imposte par où pénétraient la clarté diffuse des étoiles et un rayon de lune, à rêver d’une jeune fille idéale qu’il désespérait de jamais rencontrer.

Les premiers jours furent vite écoulés. Il s’en allait avec Jeanne l’après-midi sur des routes désertes, par des chemins peu fréquentés dont il connaissait les moindres détours. Elle l’accompagnait docile mais l’esprit ailleurs. Rien ne valait pour elle les rues de Paris où l’on marche entre deux rangées de maisons. Lorsqu’ils traversaient ensemble la petite ville les femmes ne se gênaient ni pour se planter sur le seuil de leurs maisons ni dès qu’ils les avaient dépassées pour se faire des signes et prononcer des phrases que Vaneau devinait comme s’ils les eût vus, entendues.

— Dites donc, Mme Pillon, est-ce que ce n’est pas le fils Vaneau si je ne me trompe ? Il est donc marié ?

Car il paraissait impossible qu’il eût à son bras une femme qui ne fût point sa femme, légitime.

— Mais oui. Comment ! vous ne le saviez pas ?

Mme Pillon son ouvrage à la main sortait tout à fait de chez elle, se rapprochait de Mme Rabeux pour lui expliquer :

— C’est sa cousine qu’il a épousée au commencement de cette année… Mais je m’étonne que vous n’en ayez pas entendu parler… Parce que quand il est arrivé à Paris il est descendu chez son oncle. Il paraît même à ce qu’on raconte que leurs affaires ne vont pas fort… Vous pensez bien qu’elle n’a pas eu un centime de dot. Seulement voilà : c’est une Parisienne. Il ne manque pourtant pas de jeunes filles ici !

Ou bien on les regardait passer tout simplement comme des touristes, comme des étrangers. Cette indifférence, cette hostilité à peine déguisée Vaneau les sentait si Jeanne ne s’apercevait de rien : il serait toujours pour la petite ville le fils Vaneau. Il devinait que l’on disait aussi :

— Il n’a pas besoin de faire tant d’embarras, à se promener avec sa femme !… Pendant que son père est en train de finir de se tuer en travaillant !

Dieu sait si Vaneau faisait des embarras ! Il s’en allait plutôt la tête basse. Lorsque Jeanne par hasard éclatait de rire il avait envie de lui dire :

— Tais-toi donc ! Tu vas nous faire remarquer.

Les repas du soir à la lumière crue d’une lampe sans abat-jour n’étaient pas gais. Sur les deux vieux il semblait que la vie s’étendît lourdement comme ce plafond enfumé dont le plâtre noirci se fendillait. S’ils parlaient ce n’était que pour se plaindre. Ils disaient :

— Ce n’est pas un reproche que nous te faisons mais si tu avais appris un métier, que tu sois resté ici, tu aurais pu nous venir en aide. Tandis qu’avec ce que vous gagnez à Paris en travaillant tous les deux vous avez du mal à joindre les deux bouts. Nous aurions mieux fait de ne pas écouter ceux qui nous poussaient à t’envoyer au collège. Car nous voyons que toutes ces places de gratte-papier ne valent pas un bon métier que l’on a dans la main.

Jeanne répondait en femme de tête qui sait ce qu’elle veut, où elle va :

— Cela dépend mon oncle, je vous assure. Avec de la régularité, de l’économie on arrive à mettre de l’argent de côté.

Il s’en fallait que ces paroles fussent pour leur déplaire ; ils commençaient à se dire que Louis avait eu de la chance de l’épouser. Elle continuait :

— Nous en avons connu beaucoup qui venaient prendre leurs repas chez nous. Les premières années n’avaient pas été brillantes. Mais au bout de quelque temps leur situation s’est améliorée.

Vaneau écoutait. Presque toujours il les laissait parler. En pensée il répondait à son père :

— Un bon métier que l’on a dans la main ? Je te vois fatigué, à soixante ans ; si tu tombes malade je me demande de quoi vous vivrez tous les deux.

Et à Jeanne :

— Tu me fais rire avec tes améliorations. Ainsi tu penses que toute ma vie je resterai rivé à la même besogne ? Laisse-moi faire. Nous verrons. Je ne veux pas être un résigné. Je veux me dépasser. Oui : la vie s’est chargée déjà de me classer. Mais contre l’acceptation de mon sort je sens en moi je ne sais quoi qui proteste.

Il avait hâte de rentrer à Paris pour se mesurer avec la vie. L’automne sur les bois, l’affaissement de son père lui faisaient mal. Les derniers jours lui parurent longs.

Lorsqu’il entendit siffler le petit train qui allait l’emporter vers la lutte, il tressaillit de la certitude qu’il eut soudain de marcher à la victoire.

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