L'héritage : $b roman
II
Sa maison ne ressemblait pas aux chaumières des villages avec leurs toits de paille qui descendent jusque devant les fenêtres comme s’ils voulaient voir ce qui se passe au-dessous du grenier. Elle pouvait paraître riche à cause de ses tuiles, de sa porte, de ses volets peints en blanc, de son armoire luisante, de sa table ronde recouverte d’un tapis et de sa cheminée garnie de bibelots sur lesquels à huit heures du matin il ne restait plus un grain de poussière. Mais elle ne leur appartenait pas. Il y en avait sur les seuils desquelles il eût été dangereux de s’essuyer les pieds parce qu’on se les serait salis, d’autres dont les carreaux n’avaient jamais été cirés ni même lavés, avec des tables encombrées de bols à moitié pleins de lait, avec des lits sans rideaux et des fenêtres à rideaux qu’on ne changeait pas tous les ans. Mais des hommes et des femmes y vivaient qui, possédant des biens au soleil, n’avaient qu’à travailler pour leur compte ; ils n’étaient pas à la merci des riches puisqu’ils récoltaient plus de blé, de légumes qu’il n’en avaient besoin, et qu’ils ne pouvaient boire avec la meilleure volonté du monde tout le vin de leurs vignes. Ils connaissaient les solides repas qui commencent en hiver à six heures du soir pour se terminer le lendemain matin. C’étaient de bons vivants à qui l’avenir ne faisait pas baisser les yeux. Ils n’avaient pas besoin de chercher à économiser, puisque leurs terres ne s’en iraient pas pendant la nuit.
Il avait l’air encore d’un petit riche parce que sa mère le tenait propre. La propreté ne coûte rien ; elle est même une économie. Puis il y avait chez elle une pointe d’orgueil à ce que son petit eût le moins possible de taches, de poussière, pour qu’on lui dît :
— Ah ! madame ! comment faites-vous donc pour qu’il soit toujours si propre ? Moi avec le mien je ne peux pas y arriver. Et puis c’est un brise-tout.
Ses sabots étaient toujours luisants, ses souliers du dimanche aussi parce que le cirage conserve le cuir et le bois.
Mais elle l’empêchait de courir avec les autres l’été, parce qu’on a vite fait de ramasser un chaud et froid et que les visites du médecin se payent ; de glisser avec eux l’hiver sur ces interminables glissoires qui usent en une après-midi de jeudi des paires de sabots. Autour du vieux puits dont le treuil grinçait et dont se descellait la grille, gamins et gamines dansaient la ronde en chantant :
Et il se demandait en quel pays peut être situé ce bois qui s’appelle « mesdames ».
Mais il n’avait pas beaucoup de fois dans une année deux sous à lui. Il ne manque pas de choses plus indispensables qu’un bâton de sucre d’orge, qu’un tour de chevaux de bois, les jours où c’était fête, le premier dimanche de Mai, le lundi de la Pentecôte. Il enviait les autres qui sortaient avec des pièces de vingt sous. Il s’arrêtait devant toutes les baraques. Aux approches du crépuscule il errait encore, la gorge serrée, ses deux sous dans son poing fermé. Il y avait trop à choisir : il ne pouvait se décider. Il lui semblait qu’avec vingt sous il aurait pu se payer toute la fête. Les autres profitaient de tout, criant, essayant même de fumer des cigarettes. La vie était simple et naturelle pour eux. Leurs parents savaient que les jours de fêtes sont rares et qu’ils sont faits pour tout le monde. Leurs pères allaient dans les auberges et dans les cafés où sont installés des billards.
Du moins les fêtes religieuses étaient à la portée de tout le monde. L’entrée de l’église était gratuite ; les chantres avaient des voix assez puissantes pour que tout le monde les entendît. Surtout chacun de ces jours de fête était entouré d’une auréole lumineuse. Si la Toussaint s’appuyait mélancoliquement sur un bâton pour visiter les bois jonchés de feuilles jaunes et tout gris de brouillard, si Noël se chauffait dans une chaumière entourée de neige, Pâques s’annonçait majestueux par les voix de ses cloches assez puissantes pour que la terre toute entière les entendît. Il venait des profondeurs du ciel d’où il tirait le soleil qui étincelait dans l’azur comme la face même du Christ ressuscité. C’était une grande fête pour tout le monde, pour les enfants surtout, parce que c’est le dimanche de Pâques qu’ils mettent un beau costume neuf qui servira tout l’été, avec des souliers vernis qu’ils ne craindront plus de salir dans la neige. Ils étaient heureux aussi à cause des œufs de Pâques, si beaux que l’on dirait qu’ils n’ont pas été pondus par des poules ordinaires. Ils sont de toutes les couleurs. Il y en a de rouges comme des pantalons de soldats, de plus bleus que le ciel d’aujourd’hui, de violets comme des violettes qui sentent bon, de verts comme les feuilles nouvelles des tilleuls. Il n’avait ni costume neuf ni souliers vernis. On sait ce que coûtent les couleurs chez l’épicier. Alors on lui teignait ses œufs dans du marc de café. C’étaient de pauvres œufs qui roulaient timides, grisâtres, au milieu des autres qui lui semblaient prodigieux. Il n’osait pas les lancer trop fort, parce qu’on lui avait dit de les rapporter, parce qu’on en avait besoin pour le repas du soir.
Il savait trop, pour l’entendre répéter, que les travailleurs n’ont que le pouvoir d’économiser, puisqu’il est juste qu’ils ne gagnent que ce qu’on veut leur donner. Il paraît que dans des villes d’usines toutes noires de fumée, que même à Paris ou pourtant les maisons doivent être bâties en pierres rares, les ouvriers mécontents réclament des augmentations de salaires. Ici ceux qui lisent cela dans les journaux se contentent de hausser les épaules.
Au-dessus des maisons, des jardinets, des tilleuls et des sapins, le ciel est tendu comme une grande toile bleue solidement clouée aux bords de l’horizon et retenue très haut en son centre. L’automne et l’hiver, ses attaches faiblissant de partout elle se salit soudain, se transforme en une multitude de petits torchons grisâtres qui viennent frôler à certaines heures ce paysage d’arbres et de maisons. De ce ciel clair ou sombre toujours le même calme tombe. Torpeur des après-midi, apaisement des nuits de Juillet quand on fume sa pipe sur un banc de pierre jusqu’à onze heures du soir en regardant les étoiles. Ensevelissement des jours d’automne quand il pleut, des jours d’hiver quand il neige. Mais c’est en été que les jours contiennent le plus d’heures de travail. Le tabac ? De l’argent qui se dissipe en fumée. Les cafés ? Des abîmes où s’engloutissent en une heure les économies de toute une semaine. Rien n’est plus sain comme nourriture que les légumes que l’on récolte dans son propre jardin. Il faut aller le moins souvent possible dans les boucheries. Nous sommes tous appelés à vivre très longtemps : mettons pour notre vieillesse de l’argent de côté. Des mines d’argent à certains endroits se cachent sous le sol. Ici le moindre coin de terre recèle de gros sous qu’il faut arracher un à un à la fatigue de ses bras. Quand on les tient on les garde.
Dans cette atmosphère de contrainte son enfance montait comme rabougrie. On avait beau le tenir propre : il avait l’air quand même d’un petit malheureux. Il avait beau les jours de distribution de prix s’en aller chargé de livres : il n’en était pas moins le gamin des Vaneau, celui dont le père était à la disposition des bourgeois, dont la mère n’entrait jamais dans les salons des « dames », les belles dames encore jeunes qui sortent avec des chapeaux, des ombrelles, des jupons bruissants. Leurs fils, du même âge que lui, n’allaient pas tarder à partir pour le collège. Ils avaient moins de prix que lui. Ils ne connaissaient pas bien l’orthographe, rataient des problèmes, mais ils n’avaient peur de personne. Ils faisaient du tapage dans les rues, occupaient leurs vacances à des voyages qui les menaient hors du canton, hors du département, quelquefois jusqu’à Paris. Personne ne doutait que, parce qu’ils étaient riches, ils ne fussent destinés à accomplir de grandes choses. Il aurait dû rester ici comme les fils d’ouvriers. Mais à l’école il apprenait tout ce qu’il voulait : il partit comme les fils des riches.