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L'héritage : $b roman

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L’HÉRITAGE

Il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n’est pleine que de soucis : il n’y a de bonheur que dans les voies communes.

René.

PREMIÈRE PARTIE

I

« Il apprend tout ce qu’il veut ! » disait-on, sans se rendre compte que pour lui c’était peut-être un malheur. C’est bien d’être toujours le premier à l’école, d’avoir beaucoup de prix à la fin de l’année et de descendre de l’estrade avec une couronne verte ; mais plus tard sera-t-il le premier dans la vie ? Aura-t-il le front ceint de lauriers ? Les vieux certificats d’études, couverts de signatures, jaunissent sous verre. Personne ne peut les emporter avec soi, collés sur sa poitrine, comme font les aveugles, les victimes d’accidents. Personne ne peut dire : « Et puis j’ai eu mon certificat d’études à onze ans, l’année d’avant ma première communion ».

Il doit exister des gens que cela ferait éclater de rire.

Dans la cour il jouait avec les autres, sans se souvenir qu’il était le seul à n’avoir pas fait une faute dans la dictée de tout à l’heure. Mais il n’était pas le plus habile aux barres ; il lui arrivait de se laisser prendre, vexé lorsque ceux de son camp ne se pressaient pas de le délivrer, comme s’il leur eût été inutile. Il n’était pas le plus fort aux billes, où il perdait plus souvent qu’à son tour, ni au jeu de saute-mouton où plus d’une fois il lui fallait tendre l’échine. Il aurait préféré se tenir à l’écart, mais il était obligé de jouer.

Même avec sa cour où les marrons à la rentrée rebondissent sur le sol dur, même avec son hangar ouvert à tous les vents et sous lequel les jours de pluie ils s’entassaient en se heurtant, en poussant des cris, l’école lui plaisait. Elle lui plaisait davantage encore avec ses salles décorées de cartes où l’eau bleue épouse si exactement les terres multicolores, pourtant déchiquetées, qu’il ne reste pas un vide. Les tables se suivaient, violettes de coulées d’encre. Ils y étaient bien, l’hiver, toutes les fenêtres fermées. Il fallait allumer les lampes à trois heures de l’après-midi. Dehors, à cause de la neige, aucun bruit ; ici la respiration du poêle ronflant tout rouge. Ils y étaient bien, l’été. Par les fenêtres grandes ouvertes le jour entrait, vert à cause des feuilles des hauts platanes ; ils entendaient sur le colombier roucouler les pigeons, et dans une maison proche trotter une machine à coudre et rire des couturières. Parfois, lorsque de jeunes hommes passaient en sifflotant, les rires ressemblaient aux roucoulements. Parfois aussi, cédant à la torpeur de l’après-midi, le cher frère s’inclinant sur son bureau ronflait, congestionné, rouge comme le poêle en hiver. Des coqs s’interrogeaient, se répondaient. Il les reconnaissait. Le coq des Bide avait une voix enrouée ; le coq des Dumas chantait net. Celui de Mme Leprun était un peu ridicule avec son filet de voix : il fallait qu’il fît un grand effort et qu’il se dressât sur ses ergots. Il entendait encore d’autres coqs, inconnus, dispersés dans les villages d’alentour, dont il devinait plutôt le chant, comme en un rêve d’été, quand on s’imagine voir un homme velu, aux pieds de bouc, qui joue d’une flûte bizarre, assis à l’ombre près d’une source, en regardant la plaine blanche de soleil.


L’école était un monde à part. Aussitôt qu’il avait poussé la porte de la cour il respirait un autre air. Par les livres il y était en contact avec toute la terre.

En Afrique les lions dorment sous des palmiers, et les chameaux ont l’air de collines qui marchent. L’Australie est habitée par les ornithorynques, les émeus. Au pôle Nord les ours blancs voyagent sur des glaçons qu’ils rayent de leurs griffes. Les tigres miaulent dans les jungles de l’Inde. Un condor plane au-dessus de l’Amérique.

Tout cela n’est rien à côté de la France. Des cinq parties du monde une vue d’ensemble suffit. La France mérite qu’on la connaisse dans ses détails. Les ruisseaux font les fleuves qui tout de suite partent pour la mer, bleus comme l’eau quand il n’y a point de nuages : en géographie le ciel est toujours pur. Les lignes de chemins de fer sont noires de la fumée des locomotives, des poussières du charbon. La Bresse est peuplée de poulets. On rencontre beaucoup de poulardes par les rues du Mans. Des chevaux galopent dans le Perche ; des bœufs ruminent dans les pâturages du Nivernais. La Beauce est jaune de blé, le Midi bleu de raisins, les Alpes blanches de neige, les Ardennes vertes de forêts.

L’histoire de la terre est si compliquée qu’il n’essaie pas de s’y retrouver. Depuis que l’épée de l’Ange les a tenus hors du Paradis terrestre, les hommes sont partis dans tous les sens, chacun à la recherche de son paradis. Des rois les ont menés, poussés. Ils se sont battus, blessés, tués, à coups d’épieux, de massues, de catapultes, de francisques, de couleuvrines, d’arquebuses. Des trônes se sont effondrés dans les flammes. D’autres, vermoulus, se sont affaissés d’eux-mêmes, mais comme de vieux saules dont l’écorce ne meurt jamais sans transmettre sa force à quelque vivace bourgeon. Le bonheur cependant, effrayé, fuyait à tire-d’aile sous les nuages, comme une colombe qui cherche un coin paisible où se poser, et que l’on ne verra peut-être jamais revenir avec le brin d’olivier.

Il y était en contact par les autres avec ce que la vie a de familier dans un rayon de six kilomètres. Les gamins des villages arrivaient avec des carniers de toile bise à l’intérieur des quels se trouvaient un morceau de pain dur, un chaudron plein de soupe froide, des noix sèches. Il y en avait de si malheureux que même les jours de soupe étaient pour eux des dates dans une semaine. Ils apportaient de l’odeur sauvage des bois qu’ils traversaient et que fréquentaient les renards, les chevreuils et les sangliers. Ils disaient que lors des grandes neiges ils rencontraient des loups dont ils n’avaient pas peur. Car ils s’en retournaient à la tombée de la nuit, petites formes grises qui se mouvaient sur les grandes routes pendant que la bise gémissait entre les arbres dépouillés. Ils parlaient des champs et des prés, des semailles et des moissons. A dix ans ils étaient rudes et portaient déjà de gros sabots ferrés.

Parce qu’il ne travaillait pas la terre et qu’il vivait dans ce bourg de trois mille âmes, il avait l’air à côté d’eux distingué, délicat comme une demoiselle. Il avait l’air d’un petit riche. Pourtant plusieurs d’entre eux plus tard posséderaient les fermes, les champs et les prés de leurs pères. Lui il n’hériterait jamais de rien, parce que son père ne possédait que ses deux bras.


Sa maison était proche de l’école. Tandis que ceux des villages restaient sous le hangar, les pieds dans la poussière, à manger sur leurs genoux, en deux minutes il arrivait. Le repas attendait sur la table. Presque en même temps que lui son père s’asseyait. Le repas de midi était le point culminant de la journée. Ce n’était pas en vain que toute une matinée ils avaient l’un et l’autre travaillé, puisqu’ils trouvaient sur la table lui la récompense, son père le fruit de sa peine. Le repas n’était guère varié : ils mangeaient du bœuf une grande partie de la semaine ; c’est la viande qui coûte le moins cher et l’on commence par vivre sur le pot-au-feu deux jours entiers, le dimanche et le lundi. Ce n’en était pas moins délicieux. Ils ne faisaient pas que manger, ni que boire un peu de vin : ils savouraient le calme, faisaient provision de courage pour l’après-midi qu’ils envisageaient avec plus de sérénité. Puisque la matinée avait eu sa raison d’être, il en serait de même de l’après-midi.

Pourtant le repas du soir ne ressemblait pas à celui de midi. D’ailleurs ce n’était point un repas : c’était « la soupe ». Qu’elle fût à l’oignon, aux pommes de terre, à l’oseille, elle ne coûtait pas cher. Il y avait plus d’eau que de beurre, que de lait. Elle durait un quart d’heure à peine. En été il fallait profiter de ce qu’il restait de lumière dans le ciel pour s’occuper du jardin où il y avait plus de légumes que de fleurs, du carré de champ où il n’y avait pas un centimètre de terre qui ne fût ensemencé. En hiver ils se couchaient de bonne heure, parce que le pétrole coûte cher et qu’il ne faut pas brûler trop de bois. La soupe n’était point comme le repas de midi une halte en pleine marche. Elle était le commencement d’un repos qu’ils avaient sous la main, du repos de toute une nuit. La chaise n’était rien, à côté du lit.

Pour lui, que ce fût sur le pas de la porte quand les pierres étaient encore chaudes du soleil de toute une journée, à la table à peine desservie quand le poêle qu’on laissait s’éteindre commençait à se refroidir, il apprenait ses leçons ou lisait de merveilleuses histoires.

Il y avait des animaux assez intelligents pour écrire de délicieux mémoires, d’autres, terribles, à qui les chasseurs dans les Indes dressaient des pièges. Des enfants quittaient leur chaumière bretonne pour tenter la fortune à Paris, et ne manquaient pas de rencontrer, chemin faisant, toutes sortes de bons génies ; d’autres dormaient au bord d’une route sous un chêne. « Il faisait froid, il faisait sombre ; la pluie tombait fine et serrée. » Ils auraient pu mourir ; mais passait, retour de Sébastopol, un brave sergent accompagné de son chien Capitaine. Hommes, femmes et bêtes, ah ! qu’ils étaient donc tous de braves gens, généraux russes et soldats français, honnêtes chemineaux, douces et distinguées comtesses, paysannes délicates ! Et il fallait avoir huit ans pour trembler quand Bournier enferme Dourakhine pour le tuer ! Ce n’étaient plus les menus incidents dont se tissait la trame de sa vie. Toute préoccupation mesquine était écartée. Les papas et les mamans savaient réprimander selon la juste mesure, et les enfants même, lorsqu’ils désobéissaient, ne le faisaient que d’accord avec une volonté supérieure.

Puis il lia connaissance avec un monde différent. Son imagination se posa sur les cimes de l’espace et du temps. Elle allait des Flandres où luttait Jacques Artevelde aux montagnes de l’Est où « Le Taureau des Vosges » tentait d’arrêter à lui seul l’invasion allemande. Il s’enthousiasmait tour à tour pour les chevaliers bretons qui la lance au poing galopaient sur les landes, et pour les hardis ingénieurs qui pouvaient faire vingt mille lieues sous les mers. Il descendait jusqu’au centre de la terre où il rencontrait, avec quel fantastique effroi, un géant pasteur de mammouths. Ce n’étaient plus les indications sèches de la géographie, ni les dates mortes de l’histoire. Tout était vivifié par le vent du large et des siècles ressuscités. Il ne rapetissait point les héros à sa taille : il rêvait de les égaler en force, en sagesse et en loyauté.


Le jeudi par des chemins détournés il s’en allait, quelquefois avec un ou deux camarades, presque toujours seul, jusqu’à l’entrée des bois qui encerclent la petite ville. Au printemps, les talus étaient fleuris de violettes et les prés de marguerites. L’été des libellules grésillaient au-dessus des étangs, et le chèvrefeuille parfumait les haies où les prunelles bleuissaient aux approches de l’automne. L’hiver le sol des routes sonnait creux comme la dalle d’un tombeau : dessous la terre était morte de froid. Tantôt, assis au pied d’un hêtre centenaire, dont les racines apparentes ressemblaient à de grosses veines de vieillard, il écoutait gémir le vent d’Octobre et regardait se disperser la fumée qui monte des tas enflammés de mauvaises herbes, d’épines et de bois de pommes de terre ; un petit oiseau sautillait en poussant de faibles cris, et le chant du grillon était triste comme un gémissement. Tantôt il allumait lui-même un feu de branches sèches, rêvant d’être perdu dans une île déserte où il lui aurait fallu subvenir à tous ses besoins et s’occuper de sa propre cuisine : ce ravin au fond duquel coulait la cascade n’était-il pas à une infinie distance de toute habitation ? On n’y sentait que l’odeur du buis, du houx et du sureau. Il y avait des fourrés inextricables de ronces, de lierre et de longues plantes enchevêtrées, qui faisaient penser aux lianes des forêts de l’Amérique. Un énorme serpent n’était-il pas enroulé là-bas autour du fût lisse de ce bouleau ? Tantôt il entendait meugler des bœufs qui paissaient dans les prés voisins ; tantôt au crépuscule des voix mystérieuses se répondaient dans la vaste plaine qu’il savait peuplée de fermes et de villages et dont il reprenait conscience. La nuit entrait dans le bois plus vite qu’ailleurs. Il grimpait le long des sentiers abrupts, retrouvant un peu plus de lumière à mesure qu’il atteignait les rochers les plus hauts.

Chaque saison revenait avec ses joies et ses ennuis invariables. Les rudes hivers lui valaient des heures exquises au coin du feu. S’il étouffait les après-midi d’été, que les matins étaient beaux et claires les nuits !

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