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L'héritage : $b roman

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VII

De la brume traînait encore entre les branches des arbres au-dessus des maisons. Elle avait comme une odeur de suie : la fumée des cheminées que fouettait le vent de Décembre se mélangeait à elle. Pas de neige. Les bois sans feuilles étaient tout noirs ; les chemins détrempés semblaient ne pouvoir conduire qu’en des pays agrandis par la solitude et le silence de l’hiver. Il faisait à peine jour mais Vaneau reconnut dans le brouillard à l’horizon familier l’église, les cyprès et les croix du cimetière. Toute sa nuit n’avait été qu’une longue veille, une veillée funéraire à distance. Il se sentait les yeux gonflés, la gorge serrée.

Pour la troisième fois depuis dix années il revoyait sa petite ville. Il n’y revenait point comme il se l’était promis en homme célèbre ! Il allait avoir trente-cinq ans ; ses cheveux commençaient à grisonner. Elle ne l’attendait point ; elle n’avait pas envoyé au-devant de lui de délégation. Il revenait dix ans après comme il était parti. Si, pourtant. Elle l’attendait avec ses maisons toujours les mêmes, résignée à son sort. Elle ne songeait point à s’étendre davantage sous le ciel, à allonger ses maigres petits faubourgs. Pour une maison neuve qui venait de s’élever deux vieilles s’affaissaient sous le poids de leur chaume couvert de mousse que ne pouvaient plus supporter les solives vermoulues. Peut-être parce qu’il sentit confusément cette résignation, Vaneau frissonna en se frottant les yeux. Sur son passage quelques portes s’entr’ouvrirent ; le reconnaissait-on seulement ?

Il arriva à la maison. Rien ne dénonçait le malheur. Les volets étaient accrochés, la porte entre-bâillée. Quand sa mère l’entendit gratter ses bottines sur les marches de granit, — comme il y a longtemps il y grattait ses sabots de gamin, — elle se leva, vint à lui, fit un geste vers le lit, se mit à pleurer.

Tout était en ordre comme d’habitude. Dans la cheminée les cendres étaient balayées. Le lit lui-même n’était pas bouleversé. Le mort n’y tenait pas beaucoup de place. Vaneau fondit en larmes.

Sa mère avait vieilli : ses cheveux étaient blancs. Depuis des années ou depuis deux jours ? Elle allait et venait. Sur le fourneau à charbon de bois elle avait préparé pour lui du chocolat. Elle dit :

— Mon pauvre petit ! Ainsi tu vois ?… Depuis le temps que tu n’es pas venu !… Je sais que ce n’est pas ta faute… Mais tu dois avoir faim. Tu as peut-être froid aux pieds ?… Allons ! Débarrasse-toi de ton chapeau… de ton pardessus… Mets-toi là près du feu… Pose-les plutôt sur ton lit… Tu vas manger un peu.

Il ne pouvait parler. Enfin il demanda :

— Mais pourquoi ne pas m’avoir averti ? Je serais venu plus tôt.

— Ah ! Tu le connais bien ! Quand je lui ai parlé de t’écrire il s’est mis en colère. Ça allait te déranger de ton travail à ton bureau. Tes chefs feraient des difficultés pour te laisser partir. On ne pouvait pas passer sa vie à perdre son temps et son argent en voyages. Tu vois tout ce qu’il a dit. On ne t’a télégraphié qu’au dernier moment.

Il le regardait à jamais immobile, un crucifix sur la poitrine. C’était la fin d’une vie dont chaque jour avait été rempli par le travail et qui s’était étendue tout le long de quarante années de résignation.

— On avait parlé de le mettre dans le cercueil hier soir. Je n’ai pas voulu, pour que tu le voies encore une fois. Il parlait souvent de toi, les derniers temps surtout. Il s’inquiétait. Il aurait voulu que tu viennes nous voir une fois par an mais il disait tout de suite : C’est ces voyages qui coûtent cher !

Deux hommes vinrent avec le cercueil ouvert qu’ils posèrent près du lit. Ils égalisèrent le son qu’ils remuaient avec leurs mains. Vaneau machinalement les regardait faire. Ils n’étaient pas émus. Ils avaient l’habitude de ce travail ; c’était leur vie. Puis ils le soulevèrent dans son linceul chacun par une extrémité. La toile ne céda point. Solide elle sortait de la vieille armoire où le linge n’est jamais plié avant d’avoir été soigneusement visité. Quand on l’eut mis dans le cercueil Vaneau se pencha encore sur lui pour l’embrasser sur le front. Ses larmes jaillirent de nouveau.

Le cercueil fut posé sur deux tréteaux. Il fallut enlever la table ronde autour de laquelle des années auparavant ils avaient été réunis tous les trois pour les veillées d’hiver. Le rôle de la table était fini : on aurait pu l’emporter elle aussi au cimetière. On le recouvrit du drap noir semé de grosses larmes d’argent et partagé par une croix en étoffe blanche. A la tête et aux pieds on alluma quatre cierges sur des chandeliers descendus de l’église suivant la coutume, un peu vert-de-grisés.

A neuf heures et demie le glas commença de tinter. Vaneau connaissait les sonneries des cloches de son pays. Elles avaient fait partie de son enfance. Elles ne ressemblaient point aux carillons indifférents toujours les mêmes que l’on entend à Paris. Ici les cloches avaient des voix joyeuses pour un baptême, pour un mariage, lugubres et plaintives pour un enterrement. De vieilles femmes en sabots avec des tabliers et des bonnets noirs arrivaient l’une après l’autre ou par petits groupes. Elles faisaient avec la branche de buis trempée dans le verre d’eau bénite le signe de la croix sur le cercueil puis s’agenouillant disaient une prière pour le mort en remuant les lèvres : elles ne pouvaient pas prier autrement. Des hommes entraient vêtus de paletots noirs qui n’avaient pas coûté cher mais qu’ils mettaient le moins souvent possible de peur de les user trop vite ; on les devinait mal à leur aise dans les souliers qu’ils avaient dû chausser aujourd’hui : ils aimaient mieux leurs sabots. Ils prenaient la branche de buis étonnés de la sentir légère à leurs mains, eux qui d’habitude soulevaient des fardeaux et ne trouvaient lourdes ni la pioche, ni la cognée, ni la bêche. Puis ils se retiraient un peu, gênés de leurs bras inoccupés qu’ils croisaient. Ils l’avaient connu. Pour le suivre à l’église, au cimetière, ils perdaient une demi-journée. Ils ne le regrettaient pas sachant que leur tour viendrait.

Vaneau se tenait près de la cheminée avec son pardessus, ses manchettes, son faux col, ses bottines, parmi ces hommes et ces femmes. Il étouffait. Par instants il fermait les yeux comme pour regarder au dedans de lui-même. C’était ici dans cette même pièce où il y avait aujourd’hui beaucoup de monde qu’il avait comme les autres dans des maisons semblables appris ses leçons, fait ses devoirs, joué quand dehors il faisait mauvais. Aujourd’hui dans son cœur il parlait à son père. Il disait :

— Tu aurais mieux fait de me garder près de toi. Si j’étais resté ici peut-être ne serais-tu pas mort ? Je ne te reproche rien. Repose en paix.

Enfin le clergé arriva. Les enfants de chœur avaient des soutanes noires. Quand l’officiant récita les prières le cortège se mit en marche.

Les quatre porteurs du cercueil avançaient, le buste rejeté en arrière, enfonçant leurs talons dans la terre du chemin. Vaneau donnait le bras à sa mère ou plutôt c’était elle qui s’appuyait sur lui. Elle pleurait toujours. Elle avait vécu avec lui quarante années durant sans qu’un seul jour les eût séparés. Ils avaient réuni leurs efforts pour entrer dans la vieillesse avec un peu de tranquillité. Jamais elle n’avait dépensé d’argent pour sa toilette ; jamais même pendant les hivers les plus rudes elle n’avait donné son linge à laver ; jamais elle n’était allée aux fêtes des environs comme on le voit faire à certaines femmes qui mènent leurs maris par le bout du nez. Elle n’avait jamais dépensé un sou qu’à bon escient. Peut-être avaient-ils pensé que leur fils grâce à l’instruction qu’au prix de combien de sacrifices ils lui faisaient donner leur viendrait en aide et qu’ils pourraient grâce à lui se reposer au coin du feu. Elle l’avait soigné tout le temps de sa maladie parce qu’il n’était pas possible qu’il mourût. Aujourd’hui elle marchait derrière son cercueil. Vaneau serrait les mâchoires.

L’officiant et le chantre psalmodiaient lentement le Miserere. La montée était dure. Les porteurs à mi-côte s’arrêtèrent pour souffler. Le vent passait dans les sapins, sur les tilleuls, roulant et déroulant la brume. On repartit. L’officiant chantait :

— Ecce enim veritatem dilexisti ; incerta et occulta sapientiæ tuæ manifestasti mihi.

Alors Vaneau vit clair. Il se dit à lui-même :

— Je suis de ceux pour qui la résignation est un devoir, qui doivent accepter la vie telle que le destin la leur a faite. Ces conseils d’accroissement, de développement, mais ils ne sont bons que pour les riches, que pour les forts ! Je ne veux plus me plaindre ni me décourager ; mais je cesserai de vouloir atteindre des sommets où je ne puis prétendre. Je suis ce qu’il m’a fait, ce que, venant de lui, je ne pouvais pas ne pas être. Certainement il était fier parce que j’apprenais à l’école des frères tout ce que je voulais, mais ne m’a-t-il pas toujours conseillé ensuite de me contenter de ma situation ? S’est-il jamais insurgé ? A-t-il jamais essayé de monter plus haut ? J’entends bien que l’on me parlera de négation de l’effort. Mais non. Il n’a pas été question pour lui de lutte mais de travail. Il n’a pas voulu se mesurer avec d’autres mais avec lui-même, avec sa force pour la connaître et l’employer tout entière.

On entrait dans l’église. Elle était froide, sombre. On avait tendu le chœur d’une draperie noire. Autour du cercueil exhaussé sur le catafalque on disposa de grands chandeliers peints en noir. La mort était là. Des chants lugubres passèrent lentement au-dessus des têtes comme des chauves-souris qui sortent des molles ténèbres. Dehors le ciel devenait plus noir encore comme s’il eût pris le deuil. Malgré les cierges l’église se remplit d’ombre. La messe commença. Montant des abîmes du moyen-âge, alors que les peuples sentaient passer sur leurs têtes le souffle des grandes calamités et que le ciel était sinistre au-dessus des cathédrales inachevées, le Dies iræ fit sonner ses rimes triples.

Inconsciemment Vaneau s’agenouillait, se levait, s’asseyait. Il poursuivait sa pensée ne voulant point la laisser qu’il ne l’eût épuisée. Il se disait :

— Ces efforts, inutiles puisqu’ils dépassent mes forces, ces désirs de gloire, j’en ai assez. La gloire ! Être connu ! Ils discuteront sur la réalité du monde, mais pas un instant ils ne douteront de la réalité de leur propre gloire. Le monde s’éteindra avec eux puisqu’il finira pour eux à la minute précise de leur mort ; mais leur gloire leur survivra. Pourtant qu’en sauront-ils ? Et qu’ils viennent ici ! Qu’ils traversent les bourgs et les villages de France ! Ils n’y seront point précédés par leur réputation. Leur auréole de cuivre reste accrochée aux portes de Paris. Cinq cents, dix mille, deux cent mille lecteurs les connaissent, mais des millions d’hommes les ignoreront à jamais. Le bûcheron qui sa journée finie chante dans une auberge et que dix mains calleuses applaudissent, a lui aussi ses minutes de gloire.

Le chœur chantait :

— Dies magna, et amara valde.

Vaneau continuait :

— Je n’ai rien en moi.

Il avait beau médire de la gloire : il lui en coûtait de se faire cet aveu. Sur son père et sur lui-même il versa quelques larmes qu’il essuya d’un revers de main.

— Cela non plus je ne te le reproche point. Nous ne sommes point responsables de ce que nous sommes. Un homme de génie n’a pas à s’enorgueillir du poids de son cerveau. Mais nous avons tort de ne pas nous connaître, de ne pas savoir nous dire : Tu n’iras pas plus loin, mais tu peux et tu dois aller jusque-là. Je ne veux pour moi ni de leur arrogance ni de leur orgueil illimité. Qu’ils se paient l’illusion de réchauffer l’univers sur leur sein puisqu’ils ne doivent jamais douter de la réalité de leur rêve. Que, me mesurant avec l’étalon dont ils se servent pour eux-mêmes, ils me jugent trop petit : libre à eux ! Je ne suis ni moindre ni trop grand : je suis autre. Ici j’aurais été dans mon milieu. Près de ces bois et de ces champs dans une maison où la place n’est pas mesurée j’aurais mené une vie calme, pareille à la tienne. La grandeur n’est pas toujours dans le tumulte ni la force dans le jeu perpétuel des muscles. Je n’aurais pas dû aller à Paris. Tu ne m’as point retenu : peut-être si tu l’avais fait me serais-je révolté ? Peut-être aussi parce qu’autrefois j’étais le premier à l’école croyais-tu que là-bas la fortune me sourirait ? Hélas ! Je n’ai pas de doctrine nouvelle à annoncer, pas de gestes à faire sur les foules. Je ne peux m’engager à les tirer du désert pour les conduire à l’entrée de la Terre Promise. Je n’ai plus que mon métier. Je ne prendrai plus la plume que pour être un bon employé, comme tu n’as jamais pris tes outils que pour être un bon ouvrier. Ton exemple me servira de leçon. C’est le seul héritage que tu me laisses. Je pourrais le refuser : je l’accepte aujourd’hui. Je n’ai pas compris Jeanne : c’est elle qui avait raison.

Le clergé en tête on sortit de l’église pour se rendre au cimetière. En passant les porteurs accrochaient les chaises de chaque côté de la nef : elles se renversaient les unes sur les autres. Les cloches sonnaient le glas. Le cercueil fut posé près de la fosse comme il l’avait été près du lit.

Suivant le rite le prêtre l’aspergea encore d’eau bénite puis l’encensa. Quand la dernière minute fut venue, on le descendit dans la terre avec deux grosses cordes que quatre hommes laissaient glisser dans leurs mains, lentement, de façon à ce qu’il reposât d’un seul coup, pour toujours.

FIN

ACHEVÉ D’IMPRIMER
le trente et un janvier mil neuf cent quatorze
PAR
E. ARRAULT ET Cie
A TOURS
pour
BERNARD GRASSET

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