L'héritage : $b roman
IV
Dès huit heures du matin c’était grande tranquillité sur les toits de vieilles tuiles et d’ardoises neuves. Les maisons pouvaient paraître dispersées, en désordre, tant on en voyait un peu partout, à la file, isolées, groupées autour de l’hôtel de ville. Mais ceux qui connaissaient les noms des routes et des rues et les chemins qui n’ont pas de noms, savaient que chaque maison était fidèle à sa rue, à sa route, à son chemin.
Un cheval prenait son temps pour paître : il avait devant lui toute l’étendue du pré. Des vaches, n’ignorant pas que c’était joli de produire du lait qui se vend cher, se reposaient mollement sur cette herbe qu’elles semblaient dédaigner. Des oies s’en allaient avec leurs larges pattes sans s’inquiéter des traces qu’elles pouvaient laisser de leur passage. Sur les haies on aurait pu mettre à sécher beaucoup plus de linge encore. Le coq du clocher presque invisible dans l’azur, tournait comme une simple girouette à tous les vents.
Des villages d’alentour il n’était pas question. Chaque matin les retrouvait à leur poste, Sonne à l’est, la Vallée à l’ouest, Sommée au sud, Richâteau au nord, comme des sentinelles sur la lisière des bois, comme des travailleurs éparpillés dans les champs. Aucun d’eux n’avait entre ses chaumières le centre que constituent le clocher d’une église, le clocheton d’une mairie. Mais ils étaient beaucoup plus paisibles que la petite ville pourtant silencieuse. Ils n’entendaient même pas toujours sonner l’angelus : cela dépendait du vent. Et ils ne s’occupaient pas beaucoup de politique. Qu’elles fussent en bordure d’une route départementale ou dispersées le long de chemins que n’entretenaient pas les cantonniers, leurs chaumières depuis plus d’un siècle voyaient chaque année le blé mûrir et fleurir les pommes de terre : c’était pour elles une certitude préférable à toutes les disputes. Et sur les toits de chaume c’était encore plus grande tranquillité que sur les toits de tuiles et d’ardoises.
Ce n’était pas une mince affaire pour Vaneau que de se trouver là une situation. Les places de barbouilleurs de papier n’y abondaient pas : on en connaissait seulement cinq ou six. Peut-être même étaient-elles encore plus difficiles à chercher qu’à trouver, tant il se sentait sûr à l’avance de l’inutilité de toute démarche. Pourtant il fallait qu’il fît preuve de bonne volonté. Un jeune homme qui sorti de la caserne rentre dans son pays, ne peut rester inoccupé même s’il n’a pas de quoi vivre. Il s’en manquait de si peu que ce ne fût son cas ! Son père n’aurait pas été jusqu’à lui dire :
— Te voici en âge de gagner ta vie ; tu apprenais tout ce que tu voulais, il faut que ça te serve maintenant. Tu ne mangeras que le pain que tu pourras payer toi-même.
Ils savaient qu’il faut attendre ; mais ils n’auraient pas pu attendre des années.
Il frappa à l’étude du notaire, au bureau du banquier, sonna à la grille du receveur de l’enregistrement. Sans doute ils avaient entendu parler de ses succès au collège ; ils se souvenaient de l’avoir couronné jadis lors des distributions de prix à l’école des frères, toujours le premier dans chaque classe ; mais cela n’avait plus aucune importance. Vaneau n’était plus qu’un jeune homme qui avait besoin de travailler pour vivre. Certainement ils songeaient au fond d’eux-mêmes :
— Mon pauvre garçon, tu aurais mieux fait de te mettre à bêcher nos jardins aussitôt obtenu ton certificat d’études.
Ils n’allaient point jusqu’à le faire asseoir. Ils le recevaient le plus vite possible. Chacun d’eux employait à peu près la même formule :
— Vous savez, ceux qui sont ici tiennent à y rester. Mais on ne peut jamais tout prévoir. Comptez que la première place libre sera pour vous.
Ils parlaient avec une assurance d’hommes de qui dépendent beaucoup de vies. Vaneau les écoutait avec l’humilité de quelqu’un qui ne peut pas faire lui-même sa destinée.
Il ne s’agissait plus du collège où le réfectoire fait partie de la maison, de la caserne où il avait deux fois par jour une gamelle à peu près pleine à sa disposition. Ce n’était plus l’oisiveté des anciennes vacances dont il profitait complètement, parce qu’il avait pâli dix mois durant sur des livres qu’il n’est pas donné à tout le monde de comprendre ; ce n’était plus la béatitude de huit jours de permission, savourés entre une suite de corvées, de tirs et de marches forcées, pendant lesquels il n’était point réveillé par le brutal clairon de garde et ne passait pas pour aller se promener devant le sergent du poste de police. Les jours menaçaient de se succéder sans apporter la certitude des repas. Désœuvré, vêtu d’un complet gris fer, il retraversait les mêmes rues comme un rentier qui ne sait de quelle façon tuer le temps.
Des gens lui disaient :
— Eh bien, Louis, on est content d’avoir fini son service ?
Il était obligé de répondre :
— Oui.
Ils ajoutaient :
— Et qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
Il était obligé de ne rien répondre. Ils l’interrogeaient avec une tranquillité de gens habitués à leurs maisons qui leur appartiennent, ou dont ils payent régulièrement le loyer. La plupart d’entre eux n’avaient pas des budgets de ministres, mais ils arrivaient à joindre les deux bouts.
Il n’avait pas de chambre où se retirer pour rêver, une jambe repliée sur l’autre, en essayant de faire avec ses cigarettes des ronds de fumée. Il ne disposait dans l’une des deux pièces que d’une table, sur laquelle quelques livres étaient empilés. S’il cherchait à se recueillir dans le silence, sa mère allait et venait obstinée à ne pas rester tranquille. Elle lui disait :
— Qu’est-ce que tu fais donc là ? Si tu retournais voir chez M. Auribault ?
C’était le nom du banquier. Vaneau ne répondait pas. Mais pour avoir l’air de ne pas perdre son temps il fallait qu’il ouvrît un des livres qu’il connaissait par cœur, et qu’il fît semblant de lire. Il se rappelait avec amertume le collège où l’automne et l’hiver il pouvait rêver librement sans entendre de bruits de voix.
A la caserne il avait pris l’habitude des cantines, les soirs où l’on n’a ni le temps ni le courage de se mettre en tenue pour sortir ; quelquefois il était allé au café, les après-midi de dimanches qui semblent longues à qui ne dispose que de six sous pour prendre un bock ou une absinthe qui fait oublier une heure durant la vie grise. Maintenant il avait moins d’argent encore qu’à la caserne. Il fallait qu’il demandât cinquante centimes pour s’acheter un paquet de tabac ; on trouvait qu’il fumait trop.
Trois mois passèrent ainsi. Puis une place se présenta : celle sur laquelle il comptait le moins. Pourtant celui qui la laissait, un des trois commis du banquier, le père Rouland, mourait septuagénaire, mais on ne voyait pas de raison à ce qu’il ne vécût point jusqu’à plus de cent ans. Vieux bonhomme, grand, mince, droit comme un peuplier, il n’avait jamais vu, pas plus que d’autres, se réaliser son idéal. Il aurait voulu être un des employés d’une grande maison de banque de Paris. Leur vie telle qu’il se l’imaginait de loin devait être délicieuse. Elle commençait chaque jour par le classique croissant du matin, et se terminait par une longue promenade nocturne sur les grands boulevards. Personne n’aurait pu le détromper. Il avait l’habitude de dire aux jeunes gens qui travaillaient avec lui, ou qu’il rencontrait :
— Ne restez donc pas à moisir ici ! Dépêchez-vous de partir pour Paris ! Ah ! si c’était à refaire, pour moi ! Au lieu de gagner cent francs par mois, j’en gagnerais aujourd’hui trois cents, là-bas.
On aurait pu lui répondre :
— Ce n’est pas sûr, père Rouland. Et puis, à Paris vous seriez mort depuis des années. Vous n’y auriez pas eu vos aises comme ici.
Il possédait une petite maison, — rez-de-chaussée, cave, grenier, cour et jardin — où il vivait en vieux garçon. Ses appointements lui servaient à se nourrir et à payer ses nombreux apéritifs. Sorti du bureau il était plus souvent au café que chez lui. Trois absinthes de suite ne lui faisaient pas peur. Mangeant et buvant comme quatre, il fallut un coup de sang pour que la mort eût raison de lui.
Aux appointements de quarante francs par mois Vaneau lui succéda.
Dans le petit bureau trois employés pouvaient ne pas trop se sentir les coudes, en écrivant. Il n’y avait qu’un guichet, devant lequel jamais les clients n’avaient l’occasion de se bousculer, qu’une fenêtre donnant sur une cour sablée. Le commis principal travaillait seul dans une pièce voisine.
Un bachelier peut ne pas connaître l’A B C de la banque. Vaneau dut apprendre ce que sont un effet, un titre, un coupon, écrire des lettres d’affaires, répondre, quand c’était son tour ou qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, aux clients. Il travaillait de huit heures et demie du matin à six heures du soir et le dimanche jusqu’à midi.
Son père lui avait dit :
— Te voilà maintenant le pied à l’étrier. Tâche de ne pas répondre si M. Auribault te fait une observation : c’est son droit puisque c’est lui qui te paye. Tu nous donneras trente-cinq francs par mois pour ta nourriture et ton entretien. Ça fait un peu plus de vingt sous par jour ; tu peux être sûr que nous n’y gagnerons pas. Ce n’est pas une situation magnifique, mais tu auras toujours moins de mal que moi. Tu garderas cinq francs pour toi. C’est déjà beaucoup puisque tu n’auras rien à dépenser pour te nourrir ni pour t’habiller. Certainement je ne te suivrai pas dans les rues pour t’empêcher d’aller au café si tu en as envie, mais moi je n’y ai jamais mis les pieds et je ne m’en porte pas plus mal. Une fois sur la pente ce n’est pas vingt sous par jour qui suffisent avec les parties de cartes, les parties de billard. C’est comme le tabac : je ne pense pas à t’empêcher d’en acheter mais c’est un vrai poison. L’année dernière le juge de paix est mort d’un cancer dans la bouche pour avoir trop fumé. Tout le monde te le dira.
N’importe : Vaneau fut heureux le jour où dans sa poche il sentit cette grosse pièce ronde, — la première qu’il eût gagnée ! — qu’il ne devait à personne, dont il pourrait faire ce que bon lui semblerait. Mais il fallut d’abord qu’il payât l’apéritif à ses collègues.
Les cafés des petites villes ont beau paraître luxueux à ceux qui n’y pénètrent jamais, aux vieux des villages qui traversent de temps en temps la grand’rue : ils sont simples ; on y a toutes ses aises ; on n’a jamais de pourboire à donner au garçon puisque l’on est servi par le patron ou, en son absence, par sa femme. Ils allèrent au Café de Paris transformé depuis peu ; par les deux glaces de sa devanture il répandait beaucoup de lumière sur la neige dont la place était couverte, car on était en Janvier.
C’étaient trois hommes d’une quarantaine d’années, depuis longtemps mariés et pères de famille. Jeunes hommes ils avaient connu Vaneau tout gamin. Ils n’étaient jamais allés qu’à l’école primaire ; il avait fallu un concours de circonstances spéciales pour les orienter vers un bureau plutôt que vers les champs, que vers une boutique de commerçant. Ils ne se plaignaient pas : ils tenaient, chacun, de leurs parents, quelques biens au soleil dont les revenus joints à leurs appointements leur permettaient de vivre mieux que des ouvriers. Quant à M. Dumas, le commis principal, il avait épousé une femme qui ne lui apportait pas moins de vingt-cinq mille francs : à quatre pour cent cela fait chaque année un billet de mille que l’on empoche sans se tourmenter. M. Dumas ne buvait jamais d’absinthe par principe. Il prit un vermouth-cassis. Pour les deux autres et pour Vaneau on apporta trois absinthes. Et, ma foi ! l’on parla de n’importe quoi. Vaneau songeait :
— C’est déjà bien assez de vivre avec eux toute la journée. Mais ce soir je ne pouvais pas faire autrement.
Et puis n’était-il pas mieux ici que chez lui ? Par un temps pareil il ne fallait pas penser à se promener dans la nuit, dans la neige. Il rentrait, secouait ses souliers sur la pierre du seuil ; on n’attendait que lui pour se mettre à table, le dos au poêle. Et ils se couchaient le plus tôt possible, avant huit heures. Mais ce soir il avait prévenu qu’il rentrerait un peu plus tard, étant obligé d’offrir « quelque chose » à ses collègues.
Il se trouvait bien dans ce café : il y faisait chaud, il y avait beaucoup de lumières ; on y parlait haut dans la fumée des cigarettes. Il y voyait les messieurs les plus importants de la petite ville : un des pharmaciens, le notaire, quelques gros commerçants se dérider, rire même. Le notaire n’était plus le même qu’à son étude. Il semblait à Vaneau qu’il pouvait maintenant traiter avec lui d’égal à égal. Pour la première fois il s’asseyait dans un café de sa ville natale avec un verre d’absinthe et un paquet de tabac à peine entamé devant lui. C’était comme une consécration officielle qu’il devait à ses mérites personnels. La vie serait douce désormais. M. Dumas avait bien trouvé une femme dont la dot était de vingt-cinq mille francs ! Mais cela même ne suffisait pas à Vaneau : des rêves au fond de lui-même battaient des ailes. Ce n’était qu’un début. Il commençait à se suffire à lui-même, puisque à vingt-deux ans il gagnait quarante francs par mois, ce qui est un joli chiffre pour quelqu’un qui a toujours coûté beaucoup trop d’argent. Mais il se développerait. Il faudrait que la petite ville reconnût sa valeur, que le banquier, que le notaire, que les commerçants s’inclinassent devant lui, puis qu’il s’en allât à Paris avec des volumes de vers, et que tout de suite du haut du ciel d’où elle le guetterait la célébrité s’abattît sur lui. Comme un riche, il fit sonner sur le marbre son unique pièce de cinq francs pour payer les quatre apéritifs.
Les jours se suivirent nombreux. Il dut rabattre de cet enthousiasme d’une heure. Il ne fut plus qu’un employé, du matin au soir, et du soir au matin qu’un jeune homme obligé de rentrer à heure fixe à la maison paternelle où il lui fallait manger et se coucher. Sa véritable vie était ailleurs.
Après le repas de midi qui ne durait pas plus d’une demi-heure, il prenait son chapeau et, sur une route qui allait trop loin pour qu’il pût la suivre jusqu’au bout, il marchait, une cigarette aux lèvres. C’était le moment le plus délicieux de la journée. La route serpentait dans un bois à l’entrée duquel chaque premier dimanche de Mai s’installaient quelques baraques pour les enfants et un parquet pour les danseurs. Mais maintenant la neige craquait comme de la glace sous ses pas, trop durcie pour que le pâle soleil la pût faire fondre. Il ne rencontrait âme qui vive. Les autres, jeunes et vieux, restaient tapis dans leurs maisons à la chaleur des larges cheminées, des poêles ronds. Lui seul marchait sur une route dont le vent et la neige faisaient ce qu’ils voulaient. Toute la terre jusqu’à l’horizon lointain était blanche comme une morte. Seuls, sous la route, dans le ravin, des sapins faisaient tache, s’obstinant à profiter du moindre coup de vent pour secouer leurs branches qui souffrent d’être chargées de neige. Se tournant vers la petite ville il voyait des maisons bâties sur des rochers ; des champs montant vers le ciel derrière les maisons et plus haut qu’elles ; et l’église, avec des ardoises qui devaient être gelées, dominant les maisons, les rochers et les champs. Toutes les fenêtres étaient closes. Toutes les cheminées fumaient. L’air froid, il le respirait à pleins poumons. Jusqu’à deux heures de l’après-midi il était son maître. S’enthousiasmant encore sur des rimes toutes trouvées, il bâtissait des strophes qu’il gardait pour lui.
Dès les approches du printemps il commença de n’être plus seul sur « sa » route. La petite ville, se secouant comme les sapins, éprouvait le besoin de voir le ciel bleuir, la neige s’en aller et de respirer le parfum des violettes. De vieux petits rentiers venaient à pas comptés s’asseoir sur un banc peint en vert : ils s’ennuyaient un peu de ne plus travailler, mais la faute en était à leur commerce qui avait trop bien marché. Il revit M. Despert, un ancien marchand de parapluies, qui s’en allait à grands pas dans de solides souliers ferrés : il avait l’habitude des longues marches, ayant fait pendant plus de trente années toutes les communes du canton, portant sur son dos ses parapluies, sa grosse canne au poing. Des jeunes femmes en chapeaux ouvraient leurs ombrelles parce que les premiers rayons du printemps sont traîtres. Quelques-unes poussaient de petites voitures dans lesquelles des enfants ne pouvaient pas s’endormir. Beaucoup d’entre elles, Vaneau les avait connues jeunes filles. Autrefois elles lui faisaient peur. Maintenant, lorsqu’il passait à côté d’elles, il n’était guère plus hardi ; il n’osait seulement pas les saluer. Enfin quelques petites couturières venaient de temps en temps ; joyeuses elles éclataient de rire. Il les redoutait. Elles le regardaient en face. Il se disait :
« Ce sont des jeunes filles qui doivent continuellement rêver d’amour. Oui : les ouvrières de Paris leur sont supérieures, étant toujours en contact avec des artistes, poètes et musiciens. Mais celles-ci telles quelles sont jolies, et je voudrais pouvoir me promener avec l’une d’elles. Je lui réciterais des vers. Seulement, pour elles non plus je ne suis rien. »
En ce printemps qui était celui de sa vingt-troisième année, Vaneau commençait à languir. Comme par une grâce spéciale il ne concevait l’amour qu’en rêveries au clair de lune, qu’en promenades dans de jolis sentiers, si jolis et menant si bien au royaume de l’idéal que l’on ne pense même pas à y tomber soudain, comme il est écrit dans les romans, dans les bras l’un de l’autre. Il ne connaissait ni les jeunes filles ni les jeunes femmes. Pour les captiver, pour qu’elles vinssent d’elles-mêmes à lui qui n’osait pas aller à elles, il eût voulu déjà être célèbre, et que sa ville natale lui élevât par anticipation une statue.
En attendant il n’était qu’un des quatre employés de M. Auribault. Il ne descendait pas de ce qu’il croyait être le sommet de l’inspiration avec deux cornes de lumière au front. Il avait beau passer par les rues avec des sourires qu’il affectait de rendre dédaigneux à l’adresse de ceux qui ne voyaient pas plus loin que le jour présent ; il n’en devait pas moins saluer le premier le médecin, le pharmacien, le notaire et les plus gros commerçants et faire bonne figure à Mlle Geneviève, une vieille fille ignorante, qui venait au guichet de la banque l’assaillir de questions au sujet du placement de ses économies, à M. Prévôtal, un gros homme apoplectique, rogue, qui étalait de telle façon ses billets de banque que l’on eût cru qu’il en avait assez pour en couvrir la terre. Il n’en devait pas moins rentrer à l’heure. Il n’allait plus au café que rarement, avec crainte, depuis que sa mère lui avait dit :
— C’est malheureux pour nous d’avoir un enfant comme toi. M. Bailly m’a dit hier : « Est-ce que votre fils va prendre l’habitude d’aller au café comme un rentier ? Il ferait mieux de vous donner l’argent qu’il y dépense. »
Ainsi on se chargeait de lui rappeler qu’il était l’aboutissement de plusieurs générations de soumis. On ne pensait même pas à ce qu’il pouvait porter au dedans de lui-même. On ne voyait en lui qu’un employé qui n’était même pas libre d’user d’une pièce de cinq francs comme bon lui semblait.
Cette solitude et cette dépendance lui pesaient. Il lui tardait de sortir de l’obscurité. Pour avoir un sonnet imprimé dans un journal local, dans une revue de dixième ordre, il eût donné la moitié de sa vie. Nul doute que tout le monde ne le lût, ne l’appréciât et que Vaneau ne dût être, immédiatement, mis hors de pair.
Il n’y avait ici ni jeunes gens de son âge, ni personne de quelque âge que ce fût, avec lesquels il pût parler littérature, ni jeunes filles qu’il pût aimer.
Il se prit à douter de lui-même et du monde. Toute sa vie il serait condamné à se rendre de bon matin à ce bureau d’où il ne sortirait que vers six heures du soir. Il se fatiguait de se promener seul sur une route ; il avait honte de passer à côté des jeunes filles qu’il n’osait pas saluer en souriant. Ses jours couleraient monotones, sans gloire. Il se fatiguait aussi d’écrire des vers que personne ne lirait et qu’il lui serait impossible de faire imprimer.
Les soirs d’été voluptueux vinrent avec leurs frissons dans les feuilles. Comme aux soirs de son enfance il s’asseyait sur le seuil frais. Son âme était pleine de désespoir quand elle eût dû déborder de bonheur. Il entendait à quelques maisons de distance des hommes rire, en fumant leur pipe, avec des femmes et des jeunes filles. Il eût voulu se mêler à leur groupe, mais on l’en empêchait. On lui disait :
— Reste donc ici. Tu es mieux qu’à écouter les bêtises qu’ils racontent.
A vingt-trois ans il ne lui était pas permis de désobéir à ses parents. Peut-être même que libre il fût resté là à se morfondre, tant il aurait eu peur de paraître ridicule au milieu de cette joie.
Mais c’est toujours de Paris que vient le salut.
Vaneau n’attacha guère d’importance à l’arrivée de son oncle, un dimanche de Juillet. C’était un gros homme, avec de gros doigts et une grosse chaîne de montre. Il avait l’habitude de venir tous les trois ou quatre ans respirer un peu l’air du pays entre deux trains, de neuf heures du matin à cinq heures du soir. Vaneau se souvenait d’anciennes années où, devant cet oncle qui venait de Paris où, disait-on, il gagnait beaucoup d’argent, il se sentait pénétré de respect.
— Et toi, qu’est-ce que tu deviens donc ? lui demanda son oncle.
— Il fait ce qu’il peut ! répondit-on pour lui. Nous ne connaissons personne. Il travaille chez M. Auribault et gagne quarante francs par mois.
L’oncle, levant les bras au ciel, dit :
— C’est tout de même une dérision !
On avait chez Vaneau d’autres idées. C’était déjà bien joli, que M. Auribault eût consenti à le prendre et lui donnât quarante francs par mois. Ils ajoutèrent :
— Oh ! toi, nous savons bien ! Avec tes idées de grandeur !… Mais les quarante francs qu’il gagne valent peut-être mieux qu’un billet de cent cinquante francs — on disait « un billet de cent cinquante francs » parce que cela représente une grosse somme qu’il ne faut pas penser gagner en un mois dans nos pays, — qu’il toucherait à Paris. Ici on ne le mettra pas à la porte ; tandis que là-bas pour un oui pour un non l’on vous remercie.
— Ta ! Ta ! Ta ! fit l’oncle. Vous n’y connaissez rien. Laissez-moi faire. Je vais m’occuper de lui, dès demain. J’ai des relations. Je connais des gens qui ne peuvent rien me refuser. Avant trois mois il sera casé, je vous en réponds.
Ce gros homme d’oncle, Vaneau l’eût embrassé sur les deux joues.