L'héritage : $b roman
IV
Est-ce pour fêter le retour de Vaneau dans sa ville natale que les cloches sonnent si joyeusement ? Transporté hors du temps et de l’espace par cette nuit de commencement d’amour, il lui faut retrouver les mêmes rues qui lui paraissent beaucoup moins larges encore avec leurs pavés frustes. Il passe le front haut en Parisien qui sait ce que sont les grands boulevards, en jeune homme qui n’en est plus à sa première aventure. Il ne doute plus de rien. Avec Lucie, comme tout lui sera facile !
Il n’a pas encore quitté son pardessus qu’il aurait dû déjà répondre à beaucoup de questions. Son père et sa mère voudraient que la vie lui fût moins dure qu’elle ne l’a été pour eux.
— Est-ce que tu es content là-bas ? Tu travailles peut-être trop ? Il ne faut pas te fatiguer. Est-ce qu’ils te donnent à manger à ta suffisance ? Sinon il faudrait nous l’écrire. Et ton linge, c’est toujours Jeanne qui s’en occupe ? Il vaudrait peut-être mieux que tu nous l’envoies ici, une fois par semaine, comme fait le Jean des Bide. Ça ne coûte pas cher ; et puis cet argent-là se retrouve parce qu’à Paris les blanchisseuses brûlent tout. Est-ce que tu as assez d’argent ? Je crois que tu peux te retourner tout de même avec vingt francs que nous t’envoyons par mois.
Il ne répond que du bout des lèvres. Il voudrait être seul, pour écrire à Lucie. Mais c’est jour de grand nettoyage dans toutes les maisons comme si c’en était fini de la poussière que l’on fait en remuant les cendres dans la cheminée, de la boue et de la neige que l’on rapportait sur ses vêtements. La matinée n’y suffit pas.
Après le déjeuner Vaneau s’en va dans les bois où personne ne le dérangera, muni d’une enveloppe et de quelques feuilles de papier à lettres.
Quelle après-midi comme il n’y en a point à Paris ! Ces bourgeons, ces premières feuilles, ce soleil ! La sève du monde circule jusqu’au bout des branchettes les plus minces. Au pied d’un jeune chêne il s’assoit, et tout de suite il écrit sans chercher les mots, tant ils se répandent comme la sève de son âme.
Sa lettre finie il embrasse d’un seul regard les coins, l’horizon familiers. Un étang luit dans un pré. Une ferme isolée avec ses volets verts fermés entre un jardin et un pigeonnier, au bord d’un chemin rouge de bruyères. Deux toits de tuiles sombres derrière des cimes d’arbres claires. Des rochers aigus comme des cornes, comme des dents prêtes à mordre. Des routes âpres, tortueuses, balayées en toute saison par le vent qui ne s’égare jamais. De vieux souvenirs arrivent de loin. Retours de vacances qui sentent la fumée des pipes et des cigarettes dans les gares et, tout le long du parcours, la fumée de la locomotive ; promenades du jeudi dans les sentiers boueux ou gelés, quand on se précipite sur les haies pour s’y disputer les branches les plus chargées de prunelles aigres, nuits d’été dans les dortoirs où il fait si chaud que l’on boit l’eau tiède des cuvettes… Mais ils s’en vont vite et peut-être pour toujours, comme chassés par lui qui ne veut plus penser qu’à Lucie. Elle sera son Elvire. Un peu plus loin à l’horizon, derrière un mamelon bleuâtre au sommet duquel se profilait la silhouette d’une chapelle, un grand lac sur les bords duquel aurait pu rêver Lamartine s’étendait entouré de joncs, de rochers, de genêts, de sapins et de bouleaux. Dès le retour de l’automne les brumes du ciel doublaient son visage mélancolique, et l’on aurait pu longer ses rives incertaines en songeant à des amours à jamais irréalisables. Sur la mousse jaunie, au pied d’un arbre dont les feuilles partent l’une après l’autre, une jeune fille à qui la vie eût pesé serait venue s’asseoir, attendant que sur la route un nuage de poussière lui annonçât l’approche du héros désiré. Elle joindrait les mains. Elle, c’était Lucie. Et Vaneau se magnifiant lui-même s’imaginait traversant des contrées au galop d’un coursier plus rapide que le vent.
Il se lève. Il n’est plus l’enfant dont l’âme, lors des départs pour le collège, se déchirait comme une étoffe trop mince, le jeune homme qui marchait le front baissé, conscient de sa solitude. Il est depuis cette nuit plus riche d’amour que le plus fortuné des hommes. Il n’est plus seul au monde. Il a cherché longtemps. Bien des fois il a désespéré. Enfin il l’a trouvée.
Il l’a trouvée ? Pas encore. Il la crut à jamais perdue pour lui lorsque, le surlendemain de son retour à Paris, il reçut cette lettre :
Cher monsieur Louis,
Excusez je vous prie si je ne vous ai pas répondu plus tôt mais cela m’a été impossible je vous adresse toutes mes félicitations pour votre lettre elle est parfaite de lyrisme et de poésie surtout pour une rencontre en chemin de fer vous vous emballez facilement je le vois moi je dirai tout simplement que vous ne m’avez pas déplu ne vous piquez pas surtout mais quant au moral si je dois en juger par votre lettre vous avouerez qu’il n’est pas brillant sous les rapports de la timidité vous êtes un peu trop positif pour un poète et légèrement prétentieux pour vous figurer qu’à la première figure que je vois je vais en tomber amoureuse oh ! que non ! je m’emballe difficilement je vous l’avoue il faut pour me séduire un tout autre langage que celui que vous employez excusez ma lettre si elle est un peu trop sévère c’est pour vous apprendre à me connaître.
Recevez mes meilleurs sentiments.
« Diable ! se dit Vaneau, je suis allé trop loin, et j’ai fait fausse route, et j’ai forcé la note. J’ai voulu fanfaronner de loin, moi qui n’oserais pas l’effleurer du bout des doigts. J’y gagne qu’elle me prenne pour une espèce de Don Juan qui n’en est plus à sa première conquête et se croit irrésistible. Hélas ! Mais expliquons-nous vite. »
En même temps il ne pouvait s’empêcher de juger l’écriture et le style de Lucie. Hum ! Il ne voyait plus en elle la jeune fille distinguée qu’il avait cru trouver : ses doigts ne devaient pas être familiers avec le porte-plume. Bah ! Il suffisait à Vaneau qu’elle fût jolie.
Il avait plus d’un tour dans son sac. Le résultat ne se fit pas attendre. Deux jours après il recevait de Lucie une autre lettre :
Monsieur Louis très-cher,
Je vois avec plaisir que votre style a changé et j’ose vous le dire je préfère de beaucoup celui-ci à l’autre précédent vous dites que ma lettre vous a fait l’effet d’une douche un peu froide dame ! vous ne vouliez pas je suppose que je vous saute au cou comme vous me le demandez je vous envoie ma photo peut-être vous rappellera-t-elle l’original vous qui me trouviez le genre espagnol cette photo ne fera que confirmer votre opinion et en échange m’enverrez-vous la vôtre je serai heureuse de posséder votre image quant au mot positif qui vous choque je m’en aperçois je vais vous l’expliquer quoique cela soit bien inutile car vous l’avez compris, je ne pouvais pas aller me jeter dans vos bras surtout après une seule entrevue voilà ce qui vous explique ce mot positif car vous me dites que vous êtes épris d’idéal et votre première lettre n’était guère idéale au point de vue de l’amour éthéré quant à vos vers ils sont charmants et j’ose vous dire que j’adore la poésie surtout dans le genre de celle-là mes compliments ils sont exquis et je serai bien heureuse de les relire encore enfin monsieur l’accusé mon tribunal vous a entendu et ma bouche de juge vous absout.
Recevez mes amitiés sincères.
Il y avait un mieux sensible. « J’ai réparé ma maladresse ! » pensa Vaneau. Il fut envahi par une joie folle. Son Elvire était retrouvée. Quel dommage qu’ils fussent séparés par plus de cinquante lieues ! Et les lettres succédèrent aux lettres, lui la pressant de revenir, elle faisant la sourde oreille : Je ne sais pas au juste quand je rentrerai à Paris car comme je ne m’ennuie pas ici j’ai prolongé mes vacances de huit jours. « Quelle idée, soupirait Vaneau, de prendre ses vacances à cette époque de l’année ! Il est vrai que c’est ce qui m’a valu de la rencontrer. » Ce sera sans doute la semaine prochaine en tout cas je vous écrirai le jour de mon départ en attendant vous pouvez continuer de m’écrire ici comme je vais être heureuse de vous revoir car j’espère qu’étant à Paris tous les deux nous nous verrons. « Voyons ! A quoi pense-t-elle ? se demandait Vaneau. Mais évidemment ! » Dites, voulez-vous me faire un plaisir allez donc chez Chamberlin vous faire photographier et vous m’enverrez votre photo avant que je m’en aille dites faites-moi ce plaisir je vous ai bien donné la mienne moi et je voudrais du moins si je ne vous vois pas avoir votre photo c’est un désir bien naturel je suppose. Certes et Vaneau en était infiniment ému ; mais il n’osait pas écrire à Lucie que pour lui c’eût été une trop forte dépense : à son tour de faire la sourde oreille.
Quatre jours après : Vous me demandez quand je rentre à Paris cela ne va pas tarder du moins je le pense aujourd’hui je vais à Saint-Germain-des-Champs à côté de Chastellux chez une jeune fille qui m’a invitée à passer la journée du Dimanche avec elle cher Louis, vous avez l’air de m’attendre avec impatience je ne vous ai pas encore dit quel était mon métier je suis fleuriste et plumassière pour la mode vous voilà renseigné. « Tant pis ! se dit Vaneau. Mais cela m’est bien égal ! J’admire néanmoins qu’elle me jette cela au tournant d’une phrase comme un renseignement d’importance nulle. Au fond elle doit s’imaginer que je suis riche, fils de bourgeois cossus d’une petite ville. Clerc d’avoué, ce doit être à ses yeux une belle position. Peut-être même songe-t-elle au mariage ; c’est à cause de quoi elle juge bon de me prévenir sans avoir l’air d’y toucher qu’elle n’est qu’une ouvrière, afin que nous n’allions pas plus loin si j’estime que nos situations sociales ne cadrent pas. Elle m’a rappelé au respect des convenances. Je me l’étais imaginée d’après mes rêves sensible au charme de la poésie et prête à se donner tout de suite à qui lui lirait un sonnet d’amour : cette deuxième illusion elle me l’a fait perdre, mais elle m’affirme qu’elle aime les vers, en tout cas les miens. Jamais Jeanne ne m’en a dit autant. » J’espère que vous attendrez patiemment mon retour à Paris sinon écrivez-moi le comme cela je n’y penserai plus puisque vous en ferez autant donc écrivez-moi si je puis compter sur votre foi ou sur votre amour. « Mais, sur les deux ! » J’attends une lettre lundi matin car je serai rentrée de Saint-Germain en attendant le bonheur de vous voir recevez de celle qui vous est fidèle de loin le meilleur baiser qu’elle puisse vous donner en ce moment. Qu’aurait pu faire Vaneau, sinon d’être ravi au septième ciel ? A distance il suivait avec une émotion infinie la mystérieuse croissance d’un sentiment dont il se flattait d’avoir jeté le germe dans une âme de jeune fille. Pour la première fois il recevait un baiser d’amour. Par la poste sans doute, mais que lui importait la réalité ! Lucie lui écrivait encore : Quelles bonnes promenades nous ferons lorsque nous serons réunis ! Et pourtant il semblait bien qu’elle prît plaisir à retarder l’instant de la réunion. Des soirs passèrent et des dimanches où il erra de nouveau, allant et venant d’un bout à l’autre de la rue Pavée : peut-être était-elle rentrée sans avoir eu le temps de le prévenir ? Mais en vain il levait les yeux : dans quelle maison et à quel étage habitait-elle ? Deux jours après c’était une autre lettre : Comme vous avez peu de patience vraiment vous ne pensez qu’à une chose c’est mon retour à Paris croyez bien que moi aussi j’y pense allons soyez content je serai sans doute la semaine prochaine à Paris je pense partir cette semaine patientez encore quelques jours seulement. Mais quelques jours ajoutés à quelques autres formèrent un mois. Vaneau commençait à se demander : « Avec ses baisers, ses promenades, ne se moquerait-elle pas de moi ? Ne ferais-je pas mieux de rompre dès maintenant ? »
Il allait se replier sur lui-même pour mieux goûter la tristesse de cette liaison d’une nuit, quand il reçut un samedi matin une courte lettre :
Deux mots seulement pour vous dire que si vous pouvez sortir dimanche après-midi je serai libre venez demain à deux heures rue Pavée deux heures précises je serai à la fenêtre au no 20 je descendrai quand je vous verrai je serai au premier étage.