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L'héritage : $b roman

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II

Des matins ressemblèrent au commencement du monde lorsque Adam et Ève, dont la jeunesse était une enfance, se promenaient par les allées du paradis terrestre telles que les virent les vieux imagiers. Il y avait assez d’eau dans le Tigre et dans l’Euphrate pour que le sable fût toujours humide et qu’il n’y eût jamais aux branches des arbres une seule feuille desséchée. Tout était neuf. Ils n’étaient pas près encore de ce sommet du haut duquel on commence à distinguer au lointain la pierre du sépulcre.

Un chevrier passait dans la rue en jouant du flageolet. L’arbre de la cour était fier de chacun des moineaux qui chantaient parmi ses feuilles. De bonne heure le jour pénétrait dans la chambre comme un voyageur qui toute la nuit a marché pour ne pas être en retard. C’étaient des matins comme il n’y en a qu’au commencement d’une vie, soit que l’on se réveille enfant dans un lit où l’on trouve à force d’y appuyer son regard aux fleurs du papier des murs et de la cretonne des rideaux des figures de bêtes et d’hommes bizarres, soit que vers la vingt-cinquième année on retienne son souffle pour ne point troubler le sommeil de celle que l’on aime. Il faisait frais, à penser à l’eau glacée des sources dans les bois ; il faisait clair, à vouloir s’en aller vers des pays où toujours le soleil resterait à peine au-dessus de la ligne de l’horizon.

Ils partaient ensemble vers la tâche d’où leur effort devait faire monter le pain de chaque jour. Les rues à huit heures et demie du matin n’étaient pas encore desséchées par la chaleur. Sur les trottoirs l’eau dont les commerçants venaient à pleins seaux ou à l’aide de minces tuyaux de caoutchouc d’arroser leurs devantures, continuait de se répandre. Les pardessus, les fourrures étaient loin. Ce n’étaient plus que chapeaux de paille, qu’ombrelles. Des ouvrières s’en allaient, riant et se donnant le bras, et trouvaient le temps de s’arrêter devant des vitrines de magasins de modes, pour regarder en connaisseuses des jupes, des corsages, de fines chemises. De pauvres femmes s’en allaient aussi vêtues de noir en toutes saisons avec des sacs en forme de réticules qu’elles-mêmes avaient cousus et d’où sortait le goulot d’une bouteille. On pouvait être sûr qu’elles s’acheminaient, — veuves, vieilles filles sans fortune, — vers une maison de banque où elles déjeuneraient à midi du ragoût et du verre de vin coupé d’eau qu’elles emportaient dans ces sacs. D’un seul coup d’œil ils embrassaient le square de la Trinité avec ses arbres, ses pelouses, son bassin où l’eau ne coule pas toujours. Beaucoup de ceux qui descendaient vers le centre de Paris levaient les yeux par habitude vers l’horloge de l’église ; l’heure n’est pas la même dans tous les quartiers. Lorsqu’ils étaient en avance Jeanne et Vaneau s’asseyaient sur un banc. Elle disait :

— Quand j’étais petite maman m’a souvent amenée jouer ici. Je me rappelle que j’avais peur du garde à cause de son habit vert et de ses moustaches blanches.

Il ne s’agissait plus d’avoir peur du garde. D’ailleurs ce n’était plus le même ; mais son successeur avait dû hériter de lui en même temps que le square son habit vert et ses moustaches blanches.

De neuf heures du matin à six heures du soir la vie consistait à transcrire des noms et des chiffres en faisant le moins possible d’erreurs. C’étaient de gros registres à lourdes couvertures qu’une femme n’aurait pas eu la force de soulever, des boîtes remplies de fiches multicolores qui constituaient tout un répertoire et dont il fallait connaître le classement sous peine de s’y perdre en de vaines recherches. Des guichets se succédaient tous pareils, mais qu’il n’était pas permis de confondre puisque chacun portait son numéro en évidence dans un rectangle de cuivre. De longues salles renfermaient trois rangées de tables à chacune desquelles deux employées que l’on appelait toutes des « dames » étaient assises l’une en face de l’autre. Jusque sous les combles les différents services étaient répartis par étages. L’escalier A conduisait à la direction, l’escalier B à la bourse.

Dès neuf heures et demie lorsque chacun avait attaqué son travail personne ne pensait plus à ce qui se passait au dehors. N’ayant plus souci que de la maison qui les faisait vivre ils voulaient lui prouver par leur application à la besogne journalière leur dévouement.

On voyait des hommes à cheveux blancs à côté d’adolescents dont la moustache n’allait pas tarder à paraître, des petites jeunes filles — quelques-unes avec leurs jupes courtes n’étaient que des gamines bien qu’elles eussent droit comme les autres au titre de « dames », — en face de mères de famille grisonnantes ; leurs maris ne gagnaient pas assez et elles avaient eu de la chance, disaient-elles, que cette maison eût bien voulu les prendre ; mais avec des recommandations on arrive à tout. Entre ces deux âges extrêmes les autres employés s’échelonnaient. Ils venaient des quatre coins de la France, logeaient aux quatre coins de Paris, plusieurs dans la banlieue, avec l’ennui des trains à prendre mais ils profitaient affirmaient-ils, de leurs dimanches. Vaneau ne les entendait point parler des pays où ils étaient nés : ils avaient assez à faire de s’occuper de leur vie présente avec une femme et des enfants.

Ils étaient une vingtaine, hommes et « dames », séparés des autres par une cloison à hauteur de poitrine. Les tables se touchaient et presque les mains et les visages ; les pieds quelquefois sous les tables se rencontraient. Tous avaient conscience de l’importance du moindre de leurs actes. Chauvin le plus ancien et le plus âgé ne se faisait pas faute de dire :

— Si je venais à manquer ce n’est pas deux employés qui pourraient abattre l’ouvrage que je fais à moi tout seul.

Il n’avait qu’indifférence méprisante pour les femmes, — ce n’est pas lui qui eût dit « les dames ! » — qui ne faisaient que bavarder, rire et voler le peu d’argent que leur donnait l’administration. Elles auraient mieux fait de rester chez elles à éplucher des légumes, à repriser des bas.

Aubert faisait la leçon aux nouveaux venus :

— Tout ce que l’on vous fait faire ici a sa raison d’être. L’omission du plus petit détail peut amener de graves erreurs.

Quant à ces « dames » il y en avait de drapées dans leur dignité de mères de famille ; de pieuses qu’un mot inattendu faisait rougir ; de rieuses qui n’étaient pas fâchées d’être débarrassées du matin au soir de leurs maris et ne pensaient dès qu’elles étaient dans la rue qu’à s’amuser tant que l’heure de rentrer au logis n’avait pas sonné ; deux ou trois jeunes filles qui au contraire désiraient se marier pour être enfin chez elles.

Il y avait aussi le garçon de bureau qui chaque matin magnifiquement vêtu d’une longue blouse blanche faisait avec tranquillité son petit ménage quotidien : il arrosait, balayait puis époussetait en fumant une cigarette. C’était un sage dont la vie s’écoulait comme une calme rivière entre des berges fleuries. Rentrer chez lui tous les soirs, trouver sa femme et ses quatre enfants qui l’attendaient, se contenter d’une soupe suffisait à son bonheur. La journée durant rien de ce qui touchait aux joies et aux inquiétudes des employés ne lui était étranger : il s’associait à tous leurs sentiments avec simplicité. Il en avait vu de plus dures. Vingt années durant il avait travaillé dans la boulangerie. Les ouvriers s’y font de bonnes journées ou pour mieux dire de bonnes nuits, mais ils s’y fatiguent vite et n’ont pas toujours du travail. Tandis qu’ici, s’il ne gagnait après neuf ans de présence que dix-sept cents francs, il pouvait rester assis une partie de la journée et à moins de gravement mécontenter son chef il était sûr d’y trouver toujours sa vie. Il en arrivait même à ne pas admettre qu’on le dérangeât lorsqu’il était assis. Ce ne sont pas seulement les gens des campagnes qui estiment que ce sont là de belles situations. A Paris il ne manque pas de gens qui les recherchent, mais tout le monde n’a point les capacités requises pour faire un garçon de bureau. Certainement on entend dire que les recommandations y sont pour quelque chose, mais ce ne sont que mensonges colportés par des jaloux et de mauvaises langues.

Vers dix heures la maison commençait à vivre.

Des clients circulaient, s’arrêtaient aux guichets ou pour écrire s’asseyaient sur des bancs qui entourent de solides tables munies d’encriers, de porte-plumes, de buvards que l’on renouvelle souvent. Des paysans venus de Seine-et-Marne pour toucher des coupons demandaient des renseignements à un garçon nu-tête dont le métier est de se promener de long en large les mains derrière le dos. Des hommes coiffés de hauts-de-forme passaient en faisant tournoyer leur canne, le cigare aux lèvres. Des femmes portaient de précieux réticules d’où pas un goulot de petite bouteille ne sortait, des chiens les suivaient qui aboyaient. Des garçons d’autres maisons de banque tous coiffés en amiraux étaient là comme chez eux. C’étaient aussi les appels irritants de tous les petits téléphones installés dans chaque service, des tintements de louis, la voix d’un guichetier qui appelait par numéro d’ordre les clients.

L’heure du déjeuner était vite arrivée puisque dès onze heures on en voyait partir qui n’attendaient pas d’être dans la rue pour allumer une cigarette. Mais midi était l’heure la plus importante. Aubert dont la femme travaillait au sous-sol descendait. Des réchauds à gaz sont installés le long des murs ; toutes, jeunes filles, jeunes et vieilles femmes, y font chauffer le ragoût cuit d’hier soir. Trois minutes après Aubert remontait tenant une assiette fumante et débarrassant sa table de travail qu’il recouvrait en guise de nappe d’un journal de la veille, se mettait en devoir de manger là même où tout à l’heure il écrivait. Des garçons vêtus de bleu rentraient avec à chaque main une manette d’assiettes. Quelques employés allaient eux-mêmes nu-tête chercher leur repas pour économiser un pourboire, dans les gargotes environnantes.

Les matinées de lundis ils se mettaient au travail avec moins d’ardeur parce que le souvenir du dimanche était encore vivant. Tous étaient un peu découragés à la pensée que pour se lever tard comme hier, aller et venir chez soi sans se presser, sortir l’après-midi comme des rentiers, il leur faudrait attendre six jours. Le samedi au contraire il semblait qu’ils n’eussent qu’à étendre le bras pour refermer la main sur le bonheur du dimanche. Ils écrivaient avec plus de fièvre et s’interpellaient comme dans l’attente d’un grand événement qui n’allait pas tarder à se produire.

Cette vie Vaneau la vivait comme les autres mais avec le ferme espoir d’arriver à une brillante situation. Où ? Il n’eût pas su le dire. Sans doute depuis presque deux ans qu’il était à Paris il n’avait fait que peu de progrès, mais personne n’ignore que les débuts sont difficiles. Il lui suffisait de constater qu’il maniait avec plus d’aisance le vers traditionnel et il songeait :

— Le reste viendra par la suite, inévitablement.

Il fit la connaissance de Dominique dont la table était proche de la sienne. Dix ans auparavant Dominique était sorti d’un village de la Haute-Vienne avec l’idée lui aussi de devenir célèbre. Il aimait Lamartine et Musset, récitait des strophes du Lac, des tirades de la Nuit de Mai, et répétait souvent en esquissant le geste :

Ah ! frappe-toi le cœur : c’est là qu’est le génie !

mais à voix basse pour que personne autre que Vaneau ne pût l’entendre. Il se flattait d’avoir écrit quelques poèmes mélancoliques mais la fortune ne s’était pas décidée à frapper à la porte de la mansarde où il vivait dans un hôtel meublé, seul. Dès son arrivée à Paris happé par la vie quotidienne il n’avait trouvé ni le temps ni la force de réagir. Depuis dix ans il faisait la même besogne de neuf heures du matin à six heures du soir, il continuerait jusqu’au moment de mourir. Déraciné il ne songeait même pas à rentrer dans son village natal. Qu’y eût-il fait ? Il n’avait jamais pioché ni bêché ni labouré. Tout au plus aurait-il pu scier du bois ; et encore au bout d’une demi-heure les bras lui seraient-ils tombés de fatigue. Ses vêtements étaient râpés. Il ne possédait qu’un pardessus pour la semaine et le dimanche, pour les grands froids et les premières tiédeurs du printemps. Il hésitait des mois entiers devant un ressemelage et frémissait à la pensée d’acheter un chapeau. Peut-être aurait-il pu trouver parmi les « dames » qui travaillaient non loin de lui quelque demoiselle de trente ans comme lui sans fortune et sans avenir à qui la solitude pesait aussi. Mais il ne tenait pas à avoir charge de famille : il préférait sa liberté. Il ne rentrait dans sa mansarde que pour se coucher, s’attardant jusqu’à huit heures du soir chez des marchands de vins qui moyennant six sous vous laissent le temps nécessaire pour boire votre absinthe dans un coin sombre. Dominique croyait à la vertu de l’absinthe : Musset en buvait.

Tout de suite ils fraternisèrent. Vaneau fut heureux de le connaître : c’était le premier poète avec qui il fût en contact. Il ne manque pas de jeunes hommes qui dès leur seizième année élevés dans les lycées de Paris où l’on apprend à discuter de tous les systèmes philosophiques et de toutes les formules d’art, libres d’aller à des conférences, à des concerts, ne peuvent que désirer à leur tour d’être des philosophes, des artistes. Ils se réunissent, partent à vingt ans solidement armés au-devant de la gloire à laquelle ils feront rendre gorge. Il n’en allait pas ainsi pour Vaneau. Ces groupes, s’il les eût connus, il n’aurait eu pour eux qu’indifférence. Il n’avait pas l’habitude des gestes éperdus à l’adresse de la foule.

Presque toujours Jeanne partait le soir avant lui. Quand il rentrait il la trouvait déjà déshabillée, en peignoir, occupée à la cuisine. Le temps était passé des absinthes dans les cafés. La gorge sèche il buvait un verre de vin, troquait contre des pantoufles ses souliers, tout de suite s’installait à son autre table de travail dans le tiroir de laquelle il prenait avec du papier à brouillons le carnet sur lequel aussitôt écrits ils recopiait ses vers. La fenêtre grande ouverte sur l’arbre de la cour, il faisait assez chaud pour qu’il pût rester en bras de chemise. Si les autres avaient oublié leur pays il ne pouvait point à cette heure du soir ne pas penser au sien pour chanter le retour des chèvres et les pâtres qui font des gestes vers le soleil mourant à l’horizon. Jeanne n’aimait point qu’il passât son temps à écrire. Elle lui disait :

— Tu es fou ! A quoi cela te sert-il ?

Il aurait pu la traiter de femme de peu de foi, lui répondre :

— Laisse-moi travailler dans l’ombre jusqu’au jour où de mon front jaillira la lumière.

Il la laissait dire. Elle n’insistait point. Même elle souriait. Il essayait de la convertir. Dès qu’il avait trouvé le quatorzième vers de son sonnet il fallait qu’il se levât et vînt le lui lire. Elle écoutait d’une oreille distraite, occupée à surveiller ses légumes qui achevaient de cuire dans l’eau bouillante. Après elle raccommodait le linge. Pour ne pas avoir à la fin du mois des frais de blanchissage trop élevés elle savonnait et repassait elle-même les pièces de peu d’importance : bas, chaussettes, mouchoirs.

Les premiers dimanches ils allèrent à Grenelle. C’était une boutique peinte en rouge sombre au-dessus de laquelle s’élevaient deux étages dont la façade de plâtre gris s’écaillait, à moitié masquée par des persiennes ouvertes. Ce n’était plus la salle coquette de « là-bas », avec son buffet et son comptoir en acajou, ses glaces, ses tables de marbre. Sans doute les ouvriers, les cochers peuvent dépenser beaucoup d’argent à chacun de leurs repas, même entre leurs repas, mais venaient-ils ici en nombre suffisant ? Lavaud voulait paraître enchanté :

— Les dimanches, expliquait-il, c’est la même chose partout, à Grenelle comme ailleurs. Les clients restent chez eux ou bien ils s’en vont à la campagne.

Hélas ! Il était allé leur faire signe à la campagne : presque tous avaient passé allant au Pas-de-la-Mule. C’était une grande pitié. Que de fois Vaneau l’avait entendu dire :

— Sitôt que les affaires auront repris et que nous aurons quelques sous nous irons nous installer dans les environs de Paris à la campagne, et Jeanne avec nous si elle n’est pas encore mariée. Tu auras une situation et tu viendras nous voir avec ta femme car toi tu seras sûrement marié. Un jeune homme ne peut pas vivre seul.

A cinquante ans Lavaud devait se contenter d’un rêve. Aujourd’hui il végétait dans cette boutique sans élégance, étant de ceux sur qui pèse le destin et qui finissent par s’y habituer. Jeanne avait beau interroger sa mère ; ce n’étaient que réponses vagues :

— Mais oui : ça marche mieux que nous ne l’espérions. Seulement pour les deux cents francs que nous vous avions promis…

— Mais, maman, ni Louis ni moi nous ne pensons à vous les réclamer ! Nous voudrions vous savoir heureux. C’est tout.

— Oui ! Oui ! Ne t’inquiète pas !

Lavaud se morfondait sans l’avouer. Chaque quartier de Paris est comme une ville. Quitter l’Opéra pour Grenelle c’est s’expatrier. Les Halles lui manquaient avec leur tumulte de chaque matin. Il devenait morne à en oublier ses queues de mots dont il était toujours le premier à rire d’un bon rire, qui secouait son gros ventre. Maintenant il mangeait des radis sans dire :

— Le radis cale les joues.

Ainsi se développaient quatre vies parallèles suivant la ligne d’un travail ingrat qu’il fallait chaque jour reprendre. Mais Jeanne et Vaneau ne faisaient que de commencer ; ils reprenaient pour leur compte ce rêve de pouvoir vivre un jour dans une petite ville que la proximité de Paris fait trouver délicieuse. Jeanne en vraie Parisienne refusait de « s’enterrer » dans un « trou » de province. Mais elle eût aimé un bourg coquet de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne. On y voit une rivière qui n’a pas besoin d’être endiguée entre des quais et qui fait tourner en passant la roue d’un moulin pour rendre service ; une rue qui est la grand’rue bordée de maisons qui n’ont guère changé depuis deux siècles. Les premiers arbres d’une forêt s’approchent des dernières maisons pour lier connaissance avec les hommes. Ils vivraient dans une maisonnette entourée d’un jardin. Sur la terre il n’y aurait pas de bonheur plus complet.

Ils perdirent l’habitude d’aller à Grenelle chaque dimanche parce que ce jour-là seulement ils pouvaient déjeuner seuls en tête-à-tête. De moins en moins lorsqu’ils les voyaient arriver les Lavaud leur sautaient au cou. Sans doute aimaient-ils leurs fille et gendre mais les nécessités de la vie sont terribles et cela faisait le dimanche quatre repas de plus qui ne mettaient pas un centime dans la caisse. Jeanne dit :

— Moi je connais maman. Elle ne pense qu’à elle. Je ne lui en fais pas un reproche mais maintenant que je suis mariée elle n’en demande pas plus. Elle est tranquille de ce côté.

Et Vaneau :

— Je crois que ton père ne tient pas tant que ça à nous voir. Il ne nous en veut pas mais il me semble que nous lui ferons plaisir en ne multipliant pas nos visites.

Ils sortaient ensemble l’après-midi.

Ce n’étaient plus pour Vaneau les dimanches d’autrefois qu’il attendait pendant des semaines puisque avec Lucie chaque semaine n’amenait pas comme récompense son dimanche. Ce n’était plus une jeune fille entourée de mystère qui lui donnait le bras : c’était sa femme, jeune, jolie mais qu’il n’aimait pas avec la même inquiétude. Ils allaient à pied jusqu’aux fortifications peuplées de gamins qui cherchaient à se débarrasser de leurs cerfs-volants ou par l’omnibus au Jardin des Plantes où ils regardaient beaucoup plus les animaux que les fleurs et que les arbres. Ils traversaient ensemble des jardins publics où tous les bancs sont occupés, suivaient des avenues où jamais la poussière ne manque. En Août l’avenue de l’Opéra était presque déserte ; les boulevards n’étaient pas encombrés. Paris était toujours peuplé des milliers de travailleurs que la vie attache aux ateliers, aux magasins, aux bureaux. Mais on voyait que tous les oisifs s’étaient enfuis aux quatre coins de la France sous l’ombre des arbres, près de la fraîcheur de l’eau. Vers six heures du soir Jeanne et Vaneau s’installaient à la terrasse d’un café. C’était leur plus grosse dépense de toute la semaine.

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