L'héritage : $b roman
III
C’est son premier voyage, qui n’en finira peut-être jamais. Après le train, une voiture, non plus la bonne diligence où l’on est assis entre des gens du pays, mais un char-à-bancs où l’on se serre, qui ressemble à une voiture de boucher. Il suit des rues, puis une longue route plantée d’arbres.
C’est une après-midi d’Octobre où les rayons du soleil n’ont point la force de venir jusque sur la terre : ils s’arrêtent très haut dans l’air, au-dessus du vent qui a le champ libre. Il n’aura plus pour se moquer du vent le coin du feu. La cheminée ne lui offrira plus, pour l’abriter, son manteau.
Sur le même banc, sur le banc d’en face, d’autres enfants sont assis qui portent déjà l’uniforme : casquette à visière vernie, veste à boutons dorés. Ils sont heureux de se retrouver.
Pour lui, ce n’est pas « la rentrée » qu’il faut dire, mais « l’entrée ». Il avance dans l’inconnu dont il a peur. Comme un croisé sur la route de Jérusalem, il tressaille dès qu’il aperçoit entre les arbres une grande maison couverte d’ardoises. S’il n’était pas si hésitant il demanderait : « Est-ce que nous arrivons ? » avec la crainte que ce fût déjà la pension.
Il faut pourtant que les chevaux s’arrêtent.
Jetés pêle-mêle à l’entrée de la cour, jusque sous le trapèze, des malles, des caisses, des colis de toutes formes. Ici un édredon que l’on devine, là une paire de sabots ficelés sur le couvercle d’une malle. Cela vient de tous les coins du département. Il se promène entre ces caisses et ces malles, cherchant les siennes du coin de l’œil. Si elles étaient perdues ? Il les découvre au pied d’un arbre. Il s’assoit. La tête lui tourne. Il se rappelle ; c’est comme s’il voyait tout ce que sa malle contient de menus objets que sa mère a voulu qu’il emporte.
Voici deux caisses qui renferment l’une des provisions, l’autre une partie de l’humble trousseau ; voici dans un sac de calicot le petit édredon fait exprès pour lui. Il voudrait pouvoir fermer les yeux, s’endormir là pour longtemps au milieu de tout ce qu’il lui reste de son pays, de sa maison. Mais il faut qu’il voie auprès de lui dans la cour, qu’il entende traversant avec bruit les couloirs et montant des escaliers, d’autres enfants, des élèves qui seront peut-être méchants. Il faut qu’il voie beaucoup de fenêtres dont aucune n’a de rideaux : dans les villages c’est seulement chez les misérables que les fenêtres sont sans rideaux. Par delà la cour que limite une terrasse les cimes des arbres d’un bosquet qui dévale vers une plaine immense, vers un horizon où fument de noires usines.
C’est un soir d’Octobre, un soir de fin de vacances où, lorsqu’il était encore « là-bas », il rentrait à la maison. Un feu clair pétillait entre les chenets. L’angélus tintait dans la brume. Il se recroquevillait heureux, parcouru d’un frisson à penser à ceux qui s’en allaient sur les routes parmi le brouillard et le vent, à ces petits qui fatigués s’assoient sur des talus en pleurant. Plusieurs ne rentraient pas chez eux, parce qu’ils n’avaient pas de maison, ou bien ils en étaient partis depuis tant de jours qu’il leur faudrait marcher beaucoup avant de la retrouver. Aujourd’hui c’est lui qui, comme un enfant égaré, songe douloureusement.
Ensuite que s’est-il passé ? Quelqu’un a dû venir lui frapper sur l’épaule et lui demander :
— Qu’est-ce que vous faites là, mon ami ?
Il a dû se lever, s’en aller au hasard, suivant l’un, suivant l’autre, de l’étude où vaille que vaille il a rangé ses quelques livres, à la lingerie où il a donné son trousseau. Il a dû monter au dortoir faire son lit, redescendre au réfectoire où bien qu’il n’ait pas faim il a été forcé de manger au milieu du bruit que font cent cinquante voix. Après la prière à la chapelle, il s’est couché, juste sous une veilleuse qui lui fait mal aux yeux. Il se sent malade et ne se plaint pas. Est-ce qu’on a le droit d’être malade en pension ? Les autres se moqueraient de lui. Il se cache du mieux qu’il peut la tête dans le traversin ; isolé, dans ce lit que sa mère n’a pas arrangé il pleure sans bruit, sans oser chercher son mouchoir, parce que le surveillant qui fait sa ronde le punirait certainement : on ne doit pas avoir en pension le droit de pleurer.
C’était une maison où les dortoirs sont perchés tout en haut des murs, comme des nids au faîte des arbres que le vent secoue. Huit jours durant, aux heures des récréations, il erra de corridor en corridor parce qu’il ne voulait pas jouer dans la cour avec les autres. Ils verraient tout de suite qu’il était timide, qu’il portait une culotte rapiécée. Ils se moqueraient de lui, le feraient souffrir.
Les soirs, dans la salle d’étude, à l’heure où les lampes à pétrole charbonnent, il se tenait immobile devant son pupitre, la tête brûlante.
Le jeudi c’étaient des promenades dans les bois jonchés de vieilles feuilles, des bois sans ronces qui ne ressemblaient pas à ceux de son pays. Son cœur se serrait lorsque vers quatre heures quand le soleil se couche et que durcissent les ornières, il passait devant quelque maison isolée où, debout derrière une fenêtre, des enfants de son âge mordaient dans des tartines. Il rentrait, le sang aux poings d’avoir beaucoup marché. Il mangeait un morceau de pain sec après avoir bu un plein gobelet d’une eau froide que le moins fatigué allait chercher à la pompe. Il se couchait les pieds gelés, et trouvait en se réveillant, dans sa cuvette un bloc de glace. Lorsque la cour était couverte de neige il fallait qu’il courût bon gré mal gré, se faisant petit, tâchant de se mêler à des groupes, — qui n’avaient guère souci de lui, qui même le rejetaient, — pour ne pas devenir le but vers qui toutes les boules de neige eussent convergé. Car il n’aurait pas été de force à la lutte ; ses mains boursouflées d’engelures lui faisaient trop mal pour qu’il les pût plonger dans la neige.
Les « grands » l’effrayaient. Il en connaissait de beaucoup plus âgés que lui qui avaient jusqu’à dix-huit ans. Parmi eux l’on trouvait les rhétoriciens. Il faut tout connaître pour être rhétoricien ; il lui semblait que jamais lui ne pourrait le devenir. Il ne traversait leur cour, leur étude, que pénétré de respect en baissant les yeux. Ils lançaient avec une telle force des balles en peau rembourrées de chiffons que d’un seul coup ils l’eussent anéanti. Ils avaient tant de livres, de gros dictionnaires, que, l’intérieur de leurs pupitres ne suffisant pas, ils en entassaient entre les pieds des tables.
Heureusement il faisait partie des petits et des moyens ; il n’y avait que deux divisions. Mais là encore il avait peur de tout le monde. Il en voyait d’habiles à tous les jeux, pour qui la barre fixe, le trapèze n’avaient pas de secrets, de riches, qui ne mangeaient pas comme les autres. Au lieu de l’innommable soupe du matin, — eau claire où nageaient de gros haricots rouges, — ils déjeunaient d’œufs sur le plat et buvaient un verre de vin pur. D’autres avaient la supériorité d’être nés à Nevers ; c’est une grande ville avec sa cathédrale, sa caserne, sa rue du Commerce, toutes ses autres rues dont chacune a un nom, et ses maisons dont chacune a un numéro. Il avait du respect même pour de plus jeunes que lui, parce qu’ils étaient entrés ici deux ou trois ans plus tôt ; il prenait garde de les froisser. Surtout il en voyait dans sa classe qui, eux aussi sans doute, avaient été les premiers à l’école dans d’autres pays. Là-bas personne ne pouvait lutter avec lui. Il trouvait ici avec qui se mesurer ; il lui arrivait de ne pas être le plus fort. C’était un pauvre petit qui ne demandait pas mieux que de travailler, mais il n’était pas le seul à avoir son amour-propre, sa bonne volonté. La vie déjà commençait-elle ?
Les professeurs étaient inaccessibles, impeccables. Ils dominaient le peuple des élèves comme des chênes qui regardent de haut les jeunes pousses. Ils n’avaient pas pour lui d’attentions spéciales parce que personne ne le leur avait recommandé. Au réfectoire ils s’asseyaient à une table surélevée vers laquelle il n’osait pas diriger ses regards.
Il vécut ainsi tremblant et travaillant à l’écart, se tenant dans les coins de la cour sous le hangar à poteaux de fonte près du petit pavillon où chacun dans une case rangeait ses chaussures, son cirage et ses brosses, se blottissant vite dans son lit et fermant les yeux pour s’en aller en rêve vers son pays, vers sa maison où jamais la nuit on n’allume de veilleuse.
Pourtant il eut des heures d’enthousiasme certains soirs où l’étude était tiède. Le menton appuyé sur la paume de ses mains, il partait en d’autres rêves pour d’autres pays.
Toute l’antiquité se levant de son sommeil, se dressait devant ses yeux éblouis d’enfant qui ne s’étaient reposés jusqu’alors que sur des paysages réels. D’entre les îles aux doux noms que caresse une mer harmonieuse et bleue, elle se levait pareille à Vénus qu’il voyait moins pâle que la Vierge Marie, elle montait comme une vapeur embaumée, tout entourée de nymphes en robes blanches. Dans une plaine grise de roseaux secs, des hommes d’un prodigieux héroïsme s’entre-tuaient à l’aide de glaives courts ; d’autres drapés dans leurs toges debout sur leurs seuils, d’un doigt levé désignant la voûte du ciel, prononçaient d’admirables sentences. Des temples carrés jaillissaient du sol dur. Dans d’humbles maisons à toits plats les laboureurs s’inclinaient devant les statuettes de bois des dieux Lares, à l’heure où les bergers sous un hêtre jouaient sur leurs pipeaux, en regardant glisser le soleil, des airs déjà bien vieux.
Sa maison ? Il la revit lors des vacances de Pâques qui durent presque deux semaines, avec de la neige encore dans les chemins creux et un beau soleil déjà sur les violettes. Il la revit lors des grandes vacances ; aussi loin que l’on regarde elles apparaissent telles qu’une plaine à l’horizon de laquelle ne s’aperçoit même pas le dernier jour, comme une colline d’où descend entre deux rangées de platanes le chemin du départ. Les grandes vacances commençaient bien avant le jour de la distribution des prix. Il semblait que dès le premier Juillet elles fussent une réalité. Mais, lorsqu’ils faisaient leurs malles dans la poussière de la cour, nu-tête, en plein soleil, c’était d’une impatience, d’une fièvre si délicieuses, si aiguës que la joie du jour définitif s’en trouvait à l’avance comme diminuée. Écouter le discours et les chœurs, aller et revenir de sa place à l’estrade avec des couronnes et des livres, en se disant que tout à l’heure ils prendraient le train, ce n’était presque rien à côté du marteau qu’ils se disputaient pour clouer une caisse, des cordes qu’ils s’arrachaient pour ficeler la vieille malle longue et plate.
Mais il n’était plus le même. Il lui arrivait de rencontrer de ses anciens camarades de l’école primaire ; ils travaillaient, apprenant chacun le métier de son père. Les uns portaient des blouses blanches de plâtre et de chaux, d’autres avaient les mains noires du charbon des forges où l’on ferre chevaux et bœufs. Il les retrouvait grandis, avec de grosses voix, forts comme des hommes, ne connaissant ni les tressaillements des jours de départ, ni l’angoisse de s’endormir chaque soir à trente lieues de son pays. D’eux aussi il avait peur à cause de leurs rires quand ils rencontraient les filles. Même pendant les vacances il y avait entre eux et lui beaucoup plus de trente lieues.
Il retrouvait à la maison plus d’économie que jamais. Il fallait que l’on vécût de privations pour qu’il restât au collège. On lui disait :
— Ainsi tu t’imagines que tu ne nous coûtes rien ? Regarde seulement le total de ce qu’on a dépensé pour toi cette année.
Ne pouvant passer ses après-midi à des promenades, des journées entières à des excursions avec les fils des riches qui comme lui revenaient en vacances, il vivait solitaire, replié sur lui-même.
Quand il entra dans sa quinzième année il retourna souvent se promener dans les bois qu’enfant il avait fréquentés, où il n’avançait encore qu’avec crainte, comme dans une forêt vierge. C’était par de chaudes après-midi d’été : on n’entend que les sauterelles et les grillons. Devant lui çà et là, dans la plaine, des maisons dont le chaume avait dû brûler étaient coiffées d’ardoises étincelantes. Des sensations en lui s’associaient à des réminiscences de phrases lues et relues là-bas certains soirs de rêves. Ce n’était pas la torpeur des après-midi qui s’abattait sur lui ; mais leur âpre beauté faite de silence et de lumière le maintenait, jusqu’aux approches du crépuscule, debout contre un chêne à regarder ces paysages où pas une feuille ne palpitait.
Il connut les premiers troubles de l’adolescence. Sa voix mua. Il prit soin de sa personne à cause des jeunes filles qu’il pouvait rencontrer. Les beaux livres de la Bibliothèque Rose et ceux qui racontaient les exploits de héros comme le Lion de Flandre et le Taureau des Vosges dormaient leur éternel sommeil, enfouis dans le placard sous des journaux jaunis. Il peuplait d’autres figures idéales l’amère solitude de son adolescence. Il ne regardait qu’à la dérobée les jeunes filles de son pays, trop timide pour s’avancer à leur rencontre avec, comme hérauts, les feux de son regard : leurs rires le déconcertaient. Elles étaient pour ceux qui vivaient toujours ici ; pour ceux même qui, revenant aussi en vacances, les éblouissaient par leur assurance, leurs belles paroles et leur richesse. Mais il s’en allait le long des sentiers qui se cachent dans les bois. Il allait beaucoup plus loin, errant avec Atala dans les forets du Nouveau Monde, avec Amélie par ces landes où toujours un vent de Novembre gémit sur la bruyère, buvant avec Virginie aux fontaines de l’Ile-de-France. Parfois il rêvait de mourir près de Graziella, bercé sur les flots bleus d’une mer admirable.
Il vivait dans l’espace, loin des villages dont l’unique rue est un chemin bordé de chaumières qui n’ont ni le temps de se nettoyer, ni l’argent nécessaire pour se soigner ; aussi sont-elles bien malades. On hésite entre deux portes presque semblables et, croyant entrer dans la chaumière, c’est dans l’écurie que l’on pénètre. A l’écurie il n’y a personne. L’âne travaille dur et la vache est aux champs ; loin de la petite ville où un peu avant midi le quartier de l’église d’habitude silencieux s’anime. Des laveuses rentrent le tablier trempé. Elles laissent leur porte grande ouverte, rapprochent les tisons dans la cheminée, ou bien allument leurs fourneaux. Elles viennent au puits et s’en retournent, leur seau plein, avec un balancement de leur bras inoccupé.
Il vivait dans le temps, hors des histoires que les femmes se racontent sur le pas des portes : des Letourneur qui ont des dettes partout, à qui si cela continue le boucher refusera de la viande et le boulanger du pain ; du père Papon qui ne peut plus marcher qu’avec deux béquilles et qui n’ira pas loin maintenant ; du gamin des Clergot qui fait les quatre cent dix-neuf coups à Paris.
Il vivait dans ses rêves, dans sa solitude. Qu’eût-il fait d’argent pendant ses vacances ? Il ne fumait pas, n’allait pas au café. C’étaient les deux seuls plaisirs coûteux et possibles dans cette petite ville où il n’y avait pas de place pour un théâtre. A peine si une fois l’an deux chanteuses inévitablement comiques donnaient une soirée au Café de Paris. Elles partaient le lendemain matin ; peut-être même ne se couchaient-elles pas.
A dix-huit ans la vie lui paraissait aussi simple qu’une route à suivre depuis longtemps tracée. Ce n’est pas en vain qu’il s’était développé dans le triple isolement d’une famille qui ne voit pas plus loin que sa maison ; d’un collège enfoui entre des arbres dans le calme d’une province où des maîtres indolents ne se soucient point de diriger les enthousiasmes précoces ; d’une petite ville qui ne voit pas plus loin que son horizon de montagnes et ne s’occupe pas de la bataille des idées à Paris où croit-elle toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes devant les jeunes bacheliers.
Il n’avait pas de but. Lorsque rêvant d’amour il s’essayait à écrire des vers, il se voyait à Paris, logeant sous les tuiles dans une mansarde étroite mais claire. Devant la fenêtre flottaient aux soirs de Juin des plantes grimpantes ; l’hiver assis près de son poêle rouge, il regardait le ciel gris. Il fréquentait des poètes, des artistes ; tous portaient les cheveux longs.
Bachelier il aurait pu continuer ses études ; mais cela eût coûté trop cher. Son père l’avait mené jusqu’au haut de la côte en soufflant : il était à bout de forces.
Il avait maintenant, disait-on, tout ce qu’il fallait pour réussir. Il ne lui restait plus qu’à se lancer dans la vie. Mais il devait d’abord passer par la caserne.
C’était une ville de trente mille âmes où la caserne est reléguée à l’extrémité d’un faubourg. Il se dirigea vers elle, sa légère valise à la main. Il était trois heures d’une après-midi d’Octobre. Un vent froid soulevait des restes de poussière de l’été et faisait tomber les dernières petites feuilles des acacias plantés le long de la voie ferrée. Le soleil pâle rougeoyait sur les vitres de quelques maisons. Vaneau marchait sans enthousiasme, comme un bœuf piqué pour la première fois par le dur aiguillon de la vie. D’un seul coup d’œil il embrassa les trois grands corps de bâtiments à cinq étages, percés de centaines de fenêtres. D’autres locaux moins importants s’apercevaient de-ci de-là. La cour lui parut immense. Il n’y poussait pas un brin d’herbe.
Vaneau portait bottines, veston et chapeau de paille. Un feutre eût convenu davantage au commencement d’Octobre, mais c’était un vieux chapeau dont la paille avait jauni comme les feuilles mortes et qu’il jetterait. Devant le poste de police des gradés, les mains dans les poches de leurs pantalons rouges, fumaient et ricanaient en dévisageant ce « civil » imberbe dont le veston jaunâtre ne valait pas une bonne blouse. Il entra dans une chambrée vers quatre heures du soir à l’époque où les doux rêveurs marchent mélancoliques parmi les feuilles mortes. Six ans auparavant presque jour pour jour il était assis sous le trapèze, la poitrine gonflée de sanglots. Il vit les lits rectangulaires à couvertures brunes, les hauts paquetages protégés par des mouchoirs bordés de rouge, les équipements accrochés à la tête des lits, et le râtelier d’armes où tous les fusils avaient exactement les mêmes dimensions.
A l’arrivée des bleus il vit la caserne transformée en caravansérail où se rencontraient des hommes qui parlaient des patois fort différents. Ils venaient avec des valises de tous prix et des baluchons de toutes formes, avec des souliers à lacets, des bottines à boutons et des sabots sans lacets ni boutons, avec des chapeaux melons, des chapeaux mous, des casquettes « cycliste » et des casquettes de vrais paysans, avec des blouses, des vestons, des pardessus, effarés ou crâneurs, silencieux ou bruyants, grands et petits, maigres et gras, bruns, blonds, roux, s’éparpillant, ondulant pour se rassembler à des commandements dont ils devinaient le sens, happés par des hommes de garde, par des fourriers, par des « pays » qui cherchaient à les reconnaître.
Il vécut là des jours de corvées, d’exercices, de nourriture rance, de lavages de loques dans des eaux sursaturées de savon bon marché. Les autres, joyeux, se bousculaient sur les lits, astiquaient avec ferveur, entouraient de plus de soins leur fusil que leur propre corps, paysans venus de Saintonge et d’Auvergne avec des têtes carrées et des fronts étroits. En bourgerons sales dont leur torse et leurs bras avaient pris l’habitude, ils jouaient aux cartes le soir, accroupis ou, lorsqu’ils avaient reçu de l’argent, traversaient la nuit de la grande cour pour aller boire un litre à la cantine en fumant des pipes. Nul doute que les gamins des villages avec qui jadis il avait fréquenté l’école, ne dussent, sonnés leur vingt et un ans, vivre des jours pareils dans des casernes identiques. Mais il avait mené une vie trop différente de la leur pour pouvoir fraterniser avec eux, trop jeune encore pour les accepter tels qu’il les voyait, obscènes et brutaux.
Les gradés maniaient le règlement comme une arme redoutable. Ils passaient enivrés de leur puissance sans limites, de leur gloire. Deux galons rouges cousus sur les manches d’un bouvier le rendaient infaillible et inviolable. Vaneau ne demandait pas mieux qu’il en fût ainsi. Mais il les vit mauvais, rancuniers comme de simples mortels, ignorants, quelques-uns stupides. Alors il se révolta, timidement d’abord, puis avec certitude. De leurs galons que le premier venu pouvait porter, il ne voulut pas. Et Vaneau apprit à connaître la salle de police, les repas que l’on y fait assis sur le dur rebord du lit de camp, sa gamelle entre les genoux, et les après-midi de dimanches que l’on passe à récolter des brins de paille dans la cour.
Il sortait souvent le soir après la soupe. C’étaient presque quatre heures de liberté dans une ville qui avait l’air de mettre à sa portée tous les plaisirs du monde dans des rues brillamment illuminées ; de petites ouvrières sentimentales y passent qui tout le jour ont chanté des romances. Mais pour les éblouir il n’avait point de galons qui étincellent comme des miroirs à alouettes. Il n’avait pas assez d’argent pour s’asseoir dans les cafés luxueux où parmi la musique et la fumée des cigares on peut oublier que l’on est soldat. Et il ne pouvait pas non plus s’attarder avec les autres dans les gargotes louches. Trois et quatre heures durant il se promenait seul, préférant les rues désertes, les ruelles obscures. Il allait inconnu, anonyme, mais vêtu d’effets matriculés, armé d’une baïonnette qu’il n’aurait jamais eu l’audace d’enfoncer dans la poitrine d’un homme. Il marchait vite comme pressé d’arriver quelque part, mais sans but. Le dimanche il errait dans les prairies qui entourent la ville, suivant les bords du fleuve et du canal sous les coteaux plantés d’arbres et de vignes, mais traînant avec lui l’idée de sa servitude comme un âne attaché par une corde à un bateau. De l’entrée du vieux pont de pierre il s’attardait à regarder la ville avec ses maisons qui grimpent vers la cathédrale dont la tour les domine, et vers le palais des Ducs qu’elles masquent. La Loire coulait sur du sable fin entre des îles dont les dimensions varient au gré des saisons et des crues. Il se souvint longtemps d’un splendide dimanche de Pâques où les cloches de la cathédrale et des églises chantaient la résurrection du Christ et le retour du printemps. Des jeunes gens avec des jeunes filles en robes claires passaient ironiques devant la caserne, s’en allant rire dans les guinguettes. Lui, de faction, immobile, l’arme au pied, les regardait.
Il fit des marches et des exercices de nuit, brûlant des cartouches contre un ennemi que représentaient soit une haie bien taillée, soit de vieux saules difformes, des feux de guerre dans une plaine sinistre brûlée par le soleil, plus vaste à elle seule que cent cours de casernes, de grandes manœuvres avec le sac chargé réglementairement ; la sueur tombait de son front dans la poussière stérile. Comme autrefois lors des promenades d’hiver, quand il voyait avec envie des enfants de son âge derrière les vitres de leurs maisons mordre dans des tartines, il eût voulu être un des paysans qui debout sur leurs seuils ombragés regardaient passer les soldats. Mais il pensait surtout aux jeunes gens riches qui ont assez de relations pour se faire exempter du service militaire. Il les devinait à cette heure assis sous des tentes au bord de la mer, se balançant dans des hamacs accrochés aux arbres de parcs délicieusement frais. L’eau dans les bidons secoués par la marche tiédissait vite. Il était si fatigué qu’aux haltes il ne se sentait pas la force de courir jusqu’à la voiture de la cantinière autour de laquelle les autres se bousculaient. La vie commençait si rude que parfois il croyait rêver.
De ce cauchemar il se réveilla pourtant. Il se secoua comme un arbre que l’on vient d’émonder d’inutiles branchettes, mais qui frissonnera longtemps encore d’avoir été blessé par la serpe.