L'héritage : $b roman
VII
Il rentra plus tôt que de coutume, étouffant.
— Te voilà déjà ? lui dit-on. Ça tombe bien. Justement M. Malissard a à te parler.
Lucie aussi naguère avait à lui parler !
Plusieurs fois chez les Lavaud Vaneau avait vu « M. Malissard », comme ils disaient avec une nuance de respect. Malissard avait été de leurs clients à l’époque où — il s’en vantait encore — , il était « dans la basoche ». Veuf il s’était épris de leur bonne, et l’ayant épousée avait cessé depuis nombre d’années de prendre ses repas chez eux. Il continuait pourtant de les voir de temps à autre quand ses affaires l’appelaient dans le quartier Saint-Georges ; car il était maintenant représentant de commerce. La vie sédentaire ne lui convenait pas. Passer ses journées à battre le pavé de Paris c’était sa santé ; ce l’était aussi de boire d’innombrables verres et Lavaud avait un vin blanc que Malissard goûtait particulièrement. Il consacrait plus de temps à se désaltérer qu’à tâcher de placer sa marchandise. Laquelle ? On ne savait pas au juste. L’essentiel était que sa femme tînt une loge de concierge boulevard Magenta : la vie sédentaire lui convenait-elle ? Malissard ne le lui avait pas demandé. C’était un homme de haute taille, aux larges épaules, chauve, qui ne doutait de rien. C’était l’homme qui jadis clerc d’huissier, avait sans un serrement de cœur pénétré dans de misérables logis pour y saisir quelques meubles et des hardes, l’homme que n’avait jamais ému la misère des hommes. Il en faut bien pour tous les métiers, n’est-ce pas ? Les chasseurs assassinent les chevreuils doux, les bons lièvres et les gentilles perdrix ; les hurlements du porc qu’il saigne sont agréables à l’oreille du paysan.
De sa première femme Malissard avait eu un fils, un des deux saute-ruisseau qui travaillaient chez l’avoué et ce n’était pas un autre que Malissard qui avait trouvé à Vaneau cette place de troisième clerc. Ce soir-là selon son habitude Malissard fut net. Un huissier de Saint-Denis avait besoin d’un clerc : cent vingt francs par mois pour commencer, plus des indemnités de déplacements et de saisies. N’était-ce pas merveilleux ? Cette fois c’était beaucoup plus que le pied à l’étrier. Vaneau pourtant n’en éprouva aucune joie. Que lui importait ce commencement de fortune puisque avec Lucie tout était fini ? A peine put-il articuler quelques paroles de consentement.
— Qu’est-ce que tu as donc ce soir ? Tu es malade ? lui demanda Lavaud enchanté à la pensée que son neveu gagnant davantage allait lui donner un peu plus d’argent. Et il pensait : « Ce serait du joli juste au moment où on lui déniche une situation convenable ! » Sur la table il y avait une bouteille de vin blanc.
— Je ne sais pas, répondit Vaneau. Je ne me sens pas bien. Je ne dînerai pas ; j’aime mieux me coucher tout de suite.
— Allons, allons ! dit la bonne tante. Tu n’es pas mort encore, va ! Tu es solide. Tu auras sans doute pris froid.
Pour la forme il but un grog. A chaque instant l’un ou l’autre pénétrait dans son cabinet. Il faisait semblant de dormir pour n’être pas obligé de répondre à leurs questions. N’allaient-ils pas bientôt vider les lieux pour qu’il pût pleurer à son aise ?
Le lendemain il donna sa démission chez l’avoué qui n’insista pas du tout pour le retenir : il ne rendait pas de services exceptionnels. Le premier venu pourrait le remplacer. Le surlendemain à sept heures du matin il prit à la Trinité le tramway pour Saint-Denis. Il vit des pays qu’il ne connaissait pas encore : Saint-Ouen avec ses cabanes et ses masures, la Plaine avec ses champs semés de détritus et ses usines dont les cheminées montaient le plus haut possible pour cracher à la face du ciel des flocons de fumée grise. Partout du brouillard, comme si au nord de Paris on avait été déjà vraiment dans le Nord de la France. Derrière des vitres de buvettes bâties en planches luisaient des lampes sans abat-jour posées sur le comptoir.
Comme celle de l’avoué l’étude de l’huissier était située au fond d’une cour, rue de Paris ; mais elle était plus sommairement meublée et ses bureaux n’étaient que des tables en bois blanc. Tout de suite Vaneau regretta « son » premier clerc quand il se trouva en présence d’un homme qui, ressemblant à s’y méprendre à Malissard, mais encore plus grand et plus chauve, eût sans doute mieux employé ses forces à rouler des barriques pleines. Cet homme regarda de haut — c’est le cas de le dire, — Vaneau, le conduisit dans une pièce obscure puis regagnant le cabinet qu’il occupait ferma sa porte. Vaneau découvrit dans l’ombre un être velu et roux, à crâne pointu, qui lui dit avec un fort accent alsacien :
— C’est vous, le nouveau quatrième clerc ? Vous sortez de chez un avoué ? On n’y fait pas de bon travail, d’habitude.
Il se leva pour le mettre au courant. Vaneau vit qu’il était chaussé de galoches couvertes de boue, vêtu d’un pantalon graisseux, d’un paletot sans forme appréciable et d’un gilet de laine jadis brun.
— Vous avez raison, Kauffer ! appuya avec un fort accent parisien un grand dadais dégingandé d’environ dix-huit ans, tiré à quatre épingles mais comme un ouvrier endimanché. Il avait cette pâleur particulière aux voyous des quartiers excentriques et de la banlieue. Il portait des bottines, un complet veston noir et une chemise dont le col mou était rabattu sur une de ces cravates cordelettes qui se terminent sur la poitrine par deux houppes.
« Que suis-je venu faire dans cette galère ! » se dit Vaneau. Sa détresse n’en fut que plus grande. Mais il se mit à barbouiller du papier timbré.
Il passa là sept jours affreux. Du coin où opérait Kauffer, — derrière un amoncellement de dossiers et de paperasses de toutes formes, — s’échappait une odeur indéfinissable. Vaneau sut bientôt à quoi s’en tenir quand il eut appris que l’être roux et velu était marchand d’habits — sans doute n’avait-il pas pu vendre le sien, — et de ferraille, rue de Flandre : bien entendu c’était sa femme qui en son absence faisait marcher « le petit commerce ». Il venait de Paris et y rentrait à pied pour économiser quelques sous de transport apportant chaque matin sa nourriture dans un vieux panier rafistolé qu’il remportait le soir, lourd de tous les croûtons de pain et de tous les déchets qu’il ramassait sur la route et dans les rues. L’autre, Grenier, venait de Puteaux par des combinaisons de tramways. Moins avare que Kauffer il allait déjeuner au restaurant. Désorienté, Vaneau lui avait humblement demandé la permission de l’y accompagner. De telle façon que de huit heures du matin à six heures du soir il n’avait pas une minute de vraie solitude. Mais peut-être valait-il mieux qu’il en fût ainsi. Toute la journée, c’étaient « l’accent alsacien » et « l’accent parisien » qui parlaient affaires : commandements, assignations. Ils spéculaient tout naturellement sur la misère humaine. Reniflant de loin les saisies, les ventes aux enchères, ils se frottaient les mains, comme les corbeaux croassent autour des bêtes qui n’ont plus qu’un souffle de vie.
Entre eux deux Vaneau se sentait mal à son aise, et ce n’était pas seulement à cause de l’odeur de Kauffer ni de leur inconscience. Il y avait autour de lui une atmosphère où il étouffait. C’était bien la lumière grise des pays du Nord qui pénétrait ici par la fenêtre. Les carillons qu’il entendait ajoutaient encore à son angoisse. Et il lui semblait impossible que Saint-Denis, l’automne venu, ne fût qu’à quelques kilomètres de distance de Paris. Quand il voyait aux environs de midi tout près des rues les plus fréquentées et autour de la basilique ces vieilles petites maisons aux façades suintantes d’humidité, ces espèces d’auberges où l’on vendait plus de cidre et de bière que de vin, ces noms flamands peints sur les devantures, ce morne canal qui ne servait qu’à refléter la désolation du ciel, il se faisait à lui même l’effet d’un exilé qui jamais ne rentrera dans sa patrie.
Il attendait avec impatience six heures du soir mais il n’arrivait pas à Paris avant huit heures. Ce papier timbré qu’il avait passé sa journée à noircir, il fallait qu’il le distribuât. La Courneuve, Aubervilliers, Pantin, Saint-Ouen, tout cela était soi-disant sur son chemin. Grenier « faisait » Asnières, Clichy, Colombes, Courbevoie. Kauffer avait hâte, en ce qui le concernait, de rentrer rue de Flandre. Du moins de ces localités où il semait l’inquiétude ou la désolation Grenier connaissait-il de longue date toutes les rues, toutes les venelles, toutes les impasses. Mais Vaneau ! Il lui fallait s’avancer à tâtons dans la nuit noire sans même une canne, butant contre des pierres, courant le risque de tomber dans des fossés, dans des trous, marchant trois fois plus qu’il n’eût été nécessaire vu son ignorance des topographies locales, frappant pour demander son chemin à des portes qui ne s’ouvraient pas toujours, allumant un journal en guise de torche pour lire dans le quartier des chiffonniers à Saint-Ouen un numéro sur une porte au fond d’une ruelle obscure, déposant son enveloppe sur le zinc d’un bistro de la rue La Fontaine et se hâtant de fuir parce que trois rôdeurs attablés et jouant aux cartes l’avaient dévisagé et que la mine du patron n’était guère plus rassurante que la leur, courant le risque encore d’être attaqué, blessé, tué peut-être, et ne réussissant jamais à se défaire de tous ses papiers ! Invariablement il en rapportait le lendemain matin. Quand il disait : « Je n’ai pas pu trouver », ou bien : « Il n’y avait personne », Kauffer haussait les épaules en baragouinant, et Grenier, à qui pourtant Vaneau offrait un petit verre à midi pour se concilier sa bienveillance, ricanait de plaisir : il ne rapportait jamais rien, lui. Qu’est-ce qu’on apprend donc, chez les avoués ? Le sosie de Malissard, qui consentait quelquefois à sortir de sa retraite, regardait Vaneau d’un air qui n’était pas plus rassurant que celui du « patron » de la rue La Fontaine.
A peine cependant si Vaneau y prenait garde. Il ne faisait que penser à Lucie. Il se disait : « Je récolte ce que d’autres ont semé pour eux sans savoir de quelle amertume ce serait pour moi. Si j’avais eu de l’argent et cette audace que donnent la richesse et la confiance en soi-même je n’aurais pas agi avec elle comme j’ai fait. Elle a voulu se débarrasser de moi et c’est ma très grande faute. Si du moins je pouvais encore essayer de la revoir ! » Malgré lui il ne pouvait se résigner à croire que Sidonie lui eût dit la vérité. Peut-être une entrevue avec Lucie lui eût-elle permis de la reconquérir ; mais le moyen, quand il était pris par la vie jusqu’à huit heures du soir ? Le dimanche précédent il avait rôdé toute l’après-midi dans le Marais. Plus de dix fois il avait traversé la rue Pavée, ayant soin de changer de trottoir pour que les curieux, s’il y en avait, eussent moins de chances de le reconnaître : inutile promenade. Il n’avait aperçu Lucie ni à sa fenêtre ni dehors. Sept jours durant il se morfondit, commettant bévue sur bévue, si bien que le samedi à quatre heures le sosie de Malissard le fit comparaître, lui aligna vingt-huit francs sur le coin de son bureau, — par exception ce n’était pas une table en bois blanc, — et lui annonça qu’à dater de cet instant il cessait d’être quatrième clerc en l’étude de Me Rouchon. Quelle joie ce fut d’abord pour Vaneau ! Par acquit de conscience — pour acquit d’autre sorte il signa un reçu, — il s’en fut serrer les mains du marchand d’habits et du jeune dadais. Il leur abandonna généreusement ses fournitures de bureau et partit sans même se retourner pour un adieu à la ville du Nord. Il ne se disait pas : « Me voici sur le pavé. Qu’est-ce que je vais devenir ? » mais : « Je suis libre, maintenant. Je pourrai revoir Lucie ». Pourtant par esprit d’économie comme Kauffer et parce qu’il avait deux heures devant lui il regagna Paris à pied. Il fit les cent pas devant la maison de la rue Réaumur. Il vit sortir les ouvrières. Il ne reconnut ni Sidonie ni Lucie. N’importe : être revenu là lui avait fait du bien. Il lui semblait qu’il se fût de nouveau rapproché d’elle.
Mais quand il annonça chez les Lavaud que demain il n’irait pas à Saint-Denis parce que le sosie de Malissard l’avait remercié avec vingt-huit francs à l’appui, Vaneau en entendit ! « Eh bien, c’est du joli ! Si nous nous attendions à cela de toi ! Qu’est-ce que tu as donc fait ? Si tes parents venaient à apprendre que tu es sans place !… Que vas-tu devenir ?… » A la caisse, la cousine Jeanne fronçait les sourcils. L’employé de Mossamédès, — un Suisse barbu comme Kauffer, mais noir, — le seul du petit groupe qui fût resté fidèle aux Lavaud, riait silencieusement : ce Vaneau qui avait pensé se faire une brillante situation et peut-être pouvoir se payer un jour des dîners de deux francs ! Le neveu d’un marchand de soupe, je vous demande un peu ! Maintenant il courbait la tête, et sa pensée se détournait du pays de l’amour pour s’orienter vers le pays de la misère. Oui : qu’allait-il devenir ? Pourquoi n’avait-il pas fait tout son possible pour que Me Rouchon fût content de ses services ? Resterait-il à la charge des Lavaud qui avaient toutes les peines du monde à joindre les deux bouts ? L’occasion était belle de leur dire :
— J’ai ma dignité. Je vais prendre ma malle et vider votre cabinet. Avec mes vingt-huit francs je me louerai une chambre d’hôtel, et vous n’entendrez plus parler de moi. N’ayez crainte : je m’arrangerai.
Mais Lavaud ne voudrait rien entendre. Car Vaneau avec sa manie de s’analyser en même temps qu’il prononçait une phrase de vive voix ou mentalement songeait à toutes les réponses que pouvait lui faire son interlocuteur. Et son gros homme d’oncle n’eût pas manqué de lui dire :
— Ta, ta ta ! Tu vas commencer par rester ici ! Si tes parents t’ont confié à nous, ce n’est bien sûr pas pour que tu t’en ailles au moment où tu es dans l’embarras.
Et Vaneau voyait comme dans un rêve défiler devant lui l’armée innombrable des sans-travail : mendiants avec leurs besaces et leurs bâtons ; femmes parfois proprement mises qui s’arrêtent une seconde pour demander l’aumône et n’osent pas se retourner quand on ne leur a rien donné ; pauvres chanteuses des rues et des cours qui ne savent qu’une chanson : elles tiennent un petit sur leurs bras, et d’autres, accrochés à leurs jupes, se précipitent pour ramasser un sou quand il en tombe ; hommes chaussés de savates avec un veston boutonné jusqu’au cou, coiffés de melons bosselés et poussiéreux, qui courent longtemps derrière un fiacre chargé de malles et à qui l’on fait signe quand la voiture s’est arrêtée qu’on n’a pas besoin d’eux ; tous ceux contre qui s’acharne la vie comme un chien qui mord aux jambes le bétail qui ne va pas assez vite vers l’abattoir. Ils se pressaient comme un troupeau dans la brume et quelques-uns, n’y voyant plus clair et croyant marcher encore sur la berge du fleuve, faisaient un pas de trop. Vaneau eut un frisson. Il se reprit vite.
« J’aurai toujours la ressource, pensa-t-il, de retourner chez nous. »
Mais ce ne fut que pour se répondre aussitôt à lui-même :
« Non. Qu’y deviendrais-je ? J’ai été remplacé chez M. Auribault, comme chez l’avoué, comme chez l’huissier. Nulle part je ne suis indispensable. Je m’en vais et personne ne me regrette. Je suis à Paris : j’y resterai. Ne me dois-je pas à la littérature ? Et puis je ne veux pas, je ne peux pas m’éloigner de Lucie. »
Dès le lendemain il partit à la recherche d’une situation. Il traversa des cours encombrées de ballots, de caisses que clouaient des ouvriers. Il vit des hommes qui se retranchaient derrière des bureaux surchargés de papiers, de crayons et de porte-plumes ; après avoir pris son nom et son adresse, ils lui disaient : « Je vous écrirai », et ne lui écrivaient pas. Il lut des journaux à la rubrique « Offres d’emplois » et il fallait frapper ou sonner à des portes ; mais ou bien il ne faisait pas l’affaire, ou bien la place était déjà prise par quelqu’un qui s’était présenté dès la première heure. Il vit un vieux prêtre de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle qui l’envoya chez les Dominicains d’Arcueil ; vaine démarche, ils n’avaient besoin de personne. Nulle part ses capacités ni son diplôme ne l’imposaient ; et il passait dans les rues crotté jusqu’à l’échine avec plus que jamais la certitude d’être un zéro parmi cette foule de trois millions d’hommes. L’automne fut particulièrement pluvieux et sombre. Vaneau se rappelait celui de l’année précédente où il s’impatientait déjà de n’avoir point rencontré sa Muse. Hélas ! Il avait suffi de quelques mois pour qu’elle se fût éloignée de lui. Mais pas un soir il ne manqua le rendez-vous qu’elle ne lui avait pas donné. Tantôt il revenait piétiner devant la maison de la rue Réaumur, espérant contre toute espérance qu’elle avait pu ce jour-là recommencer à travailler après avoir été malade ; tantôt pris d’une inspiration subite il se précipitait vers la rue Pavée, pensant qu’à cette minute même elle pouvait rentrer. Pas plus ici que là il ne la voyait. Il n’osait point stationner sur le trottoir en face de « sa » maison : malgré la nuit la belle-mère aurait pu le reconnaître et peut-être l’apostropher. Et si le père s’en était mêlé ? Puis au bout d’une semaine il cessa de venir avec fièvre comme à un rendez-vous qu’il eût craint de manquer. Il se préoccupa moins de l’heure. Il faisait maintenant des pèlerinages. Il pensait moins à Lucie et davantage à lui-même. Du moins le croyait-il, car même à l’époque où il ne rêvait que d’elle c’était pour sa propre joie et non pour celle de Lucie. Ce quartier qu’il avait exploré avant de la connaître prenait un sens pour lui. Avec elle il était entré dans ce café de la rue de Turenne, dans ce bar de la rue des Francs-Bourgeois, chez ce marchand de vins de la rue de Thorigny. Et il y rentrait de nouveau, seul, pour s’asseoir à la table où il avait pris place avec elle. Et c’était d’une infiniment douce mélancolie.
Aux heures de répit que lui laissaient ses courses il flânait comme autrefois à Montmartre et sur les quais. Au square Saint-Pierre les dernières feuilles mouillées tombaient des arbres. Les couvercles des boîtes étaient aux trois quarts rabattus sur les livres à cause de la pluie ; et sur Paris tout entier pesait un couvercle de brume. Paris des jours de semaine que Vaneau saisissait du dehors et qu’ignorent ceux qui du matin au soir sont enfermés dans les boutiques, dans les ateliers, dans les magasins, dans les bureaux, Paris secoué par les camions et les voitures de livraison qui se reposent le dimanche, quartiers du travail où dès trois heures de l’après-midi des centaines de fenêtres s’illuminaient comme pour une fête à laquelle il ne lui était pas donné de participer ! Solitaire, assis sur un banc du square haut juché, il n’en prenait pas moins plaisir à entendre siffler le vent et monter jusqu’à lui la rumeur de la ville. Se croyant grandi d’avoir souffert, il se répétait que les chants désespérés sont les chants les plus beaux ; il s’évertuait à paraphraser la Nuit de Mai et la Nuit d’Octobre.
Enfin, cicatrisée la blessure qui à la honte du poète lyrique qu’il croyait être n’avait jamais été bien profonde, la conscience tranquille, — ne faisait-il pas démarche sur démarche ? Si rien ne se présentait, ce n’était pas sa faute, — il en arriva peu à peu à s’abandonner au bonheur d’être libre. Il avait le vivre et le couvert assurés. Il se mit à causer plus familièrement avec Jeanne bien qu’elle fût toujours la même petite bourgeoise. Et un soir sans qu’il lui en coûtât il s’abstint de son pèlerinage.