L'héritage : $b roman
VI
Pourtant Vaneau s’éloigne des boulevards ; il se dirige vers Montmartre, et c’est à peine si de l’entrée de la rue Laffitte il aperçoit le fameux dôme blanc qu’entourent de légers brouillards. Mais il ne se précipite point. Il marche posément, avec des envies de s’arrêter aux devantures où sont des tableaux, des livres qui ne demandent qu’à être regardés ; derrière les livres et les tableaux il y a, de quelque nom que l’on veuille les ennoblir, le marchand et la marchande qui ne demandent qu’à vous voir entrer cherchant votre porte-monnaie. Mais Vaneau n’est pas riche.
Il croise des jeunes filles qui ne ressemblent pas à celles que jusqu’à présent il a vues. Elles parlent, elles rient très fort et sont aussi bien mises, aussi importantes que de grandes dames. Vaneau devine cependant qu’à cette heure elles vont travailler, mais ce doit être uniquement pour se distraire. Il y en a qui s’en vont toutes seules en lisant un feuilleton. Il se dit :
— C’est très bien ! Sans doute ce n’est qu’un feuilleton, mais elles lisent. Vraiment toutes ces jeunes filles ont des âmes d’artistes et sont éprises comme moi de littérature.
Il voudrait leur dire :
— Vous êtes depuis longtemps la lumière de mes rêves. Je n’ai guère plus de vingt ans. Je veux devenir célèbre, ô jeunes filles, pour que vous m’aimiez.
Mais elles passent et Vaneau continue son chemin.
Il y a aussi des jeunes gens, vêtus de noir, qui, l’air sérieux, se dirigent vers des bureaux en mangeant leur croissant. Vaneau ne doute pas que leur besogne n’y soit compliquée. Ce sont des Parisiens, donc tous d’une intelligence supérieure. A songer que demain il devra travailler comme eux, il éprouve quelque inquiétude. Mais qu’importe demain ! Aujourd’hui mérite d’être vécu.
Vaneau débarque à Paris comme avant lui Rastignac, les Lorrains de Barrès, le Petit Chose. Mais qu’il en diffère ! Il ne songe pas à se jeter dans le gouffre ouvert par Balzac : il ne connaît point de Mme de Beauséant qui lui ouvre les portes des salons. Son activité ne fut point par Bouteiller orientée vers la politique : il s’est développé par lui-même. Aussi pauvre que le Petit Chose, il n’aura pas comme lui de mère Jacques qui travaille pour deux. Il ne pourra point en écoutant les angélus de Saint-Germain-des-Prés écrire des vers : il sera tout à la fois le Petit Chose et la mère Jacques. Mais il travaillera. Il se sent robuste. La légende du Chat-Noir le ravit d’aise. A lui qui depuis longtemps la voit dans ses rêves, la Butte apparaît comme un terrier percé d’innombrables trous où gîtent de fameux lapins, des « artistes » à pantalons bouffants, à cravates noires, à chapeaux pointus. Ils ne vivent que pour l’Art dont ils discutent continuellement, soit en prenant des bocks et des absinthes, soit quand ils s’en vont par bandes galoper dans les bois de Clamart, s’asseoir près des étangs de Ville-d’Avray, manger des fritures au bord de la Seine. Vaneau les voit à travers Mürger et Manette Salomon.
Il n’arrive pas en fondateur d’école. Il n’apporte pas, pliées entre deux douzaines de mouchoirs, de théories nouvelles qui doivent bouleverser le monde. Tout en montant la rue des Martyrs, il soliloque :
— Si j’avais, à ma droite ou à ma gauche, un peintre qui pour la postérité m’exposât ses idées sur la peinture, tandis que je parlerais littérature !… Mais ce serait un chapitre de roman, non une page de vie. Il est exact que j’arrive à Paris un matin de Septembre, seul, plus inaperçu encore que dans les bois qui entourent ma ville natale. Je soliloque, — je le sais et il est inutile de me le faire remarquer, — comme Durtal sous les feuillages de cette forêt de pierre qu’est la cathédrale de Chartres. Mais est-ce ma faute ? Je ne demanderais pas mieux que de parler très haut pour qu’on m’entendît. Car je viens ici pour tâcher de construire, sur ce terrain déjà si encombré, ma bicoque dont j’ai à peine jeté les premières fondations. J’aperçois des palais, des maisons bourgeoises, des villas sous la verdure, des fermes, de petites maisons semblables à celles de ma petite ville. Or tout cela est étiqueté, conservé, gardé, défendu par les critiques. Pourtant je vois, tombant en ruines, des demeures jadis fastueuses que personne ne visite plus. Que j’aille, ici, cueillir en passant un brin de chèvrefeuille, ou respirer même de loin, une rose ; que je ramasse là quelque branche morte ou une pomme tombée sur le chemin ; que je fasse le geste de mettre dans ma poche une ardoise ou un morceau de marbre brisé, tout de suite l’on me criera :
— Hé, l’ami ! Que faites-vous donc ?
Je me bâtirai ma bicoque comme je pourrai, avec des débris de zinc, des tuyaux de poêle que j’irai ramasser dans les coins vierges, s’il en reste, de Paris, avec de la glaise et des pierres que je déterrerai dans quelque carrière ignorée de province.
Vaneau a traversé un boulevard. Il monte maintenant les marches d’un escalier qui n’en finit pas. Et voici brusquement tout Paris encore couvert de brume à ses pieds.
Attention, mon ami Vaneau ! Tu vas pénétrer si tu n’y prends garde dans les propriétés réservées. Tu ne t’imagines pas, je pense, être le premier à regarder, de cette altitude, Paris ? Tu ne vas point nous offrir comme régal nouveau des tartines sur la multitude d’êtres assemblés là, qui souffrent, rient, s’agitent et meurent, l’antithèse entre Notre-Dame et la tour Eiffel, entre les doux appels des cloches et les cris rauques des sirènes. Rastignac, quand il lança son défi, ne posait pas pour la galerie et les morts du Père-Lachaise n’ont pas souri. Mais toi, essaie un peu de prononcer pour ton compte ces trois syllabes :
— A nous deux !
Paris n’entendra pas. Mais s’il t’entendait il éclaterait de rire. Tu veux être quelqu’un. Et tu n’es rien, qu’un jeune homme inconnu en qui s’agitent des forces obscures que tu ne peux diriger. Tu es quelqu’un, mais sur qui pèsent des années de servitude et d’humiliations. Que peux-tu dire à la grande ville ? Que veux-tu trouver aujourd’hui de nouveau ? Sans doute elle est tout entière à tes pieds, mais c’est une façon de parler. Elle a l’air plutôt de te dire :
— Descends donc un peu et tu verras !
Voici qu’elle s’étire de son sommeil, qu’elle se découvre. Des monuments, comme fatigués de dormir, surgissent de terre d’un coup de reins. Un rayon de lumière tombe sur leurs vitraux luisants comme des yeux de fauves qui te guetteraient du fond de la brousse. La brume se retire peu à peu comme les flots de la mer au reflux chassée par le soleil. Elle te laisse voir debout, enracinés dans la grève, des quartiers énormes de rochers qui sont des maisons. Des églises émergent dont tu ne sais même pas les noms : tu ne reconnais que Notre-Dame et Saint-Sulpice. Tu reconnais aussi la tour Eiffel. Tout le reste est un fouillis de cheminées, d’ardoises et de zinc, de fenêtres. Il te semble, tant les maisons se pressent les unes contre les autres, que tu pourrais traverser Paris en marchant sur les toits. La brume n’est pas encore arrivée au bout de l’horizon. Il te semble que Paris n’a pas de fin, qu’il va comme cela jusqu’au bout du monde. Aussi loin que tu puisses voir ce sont toujours des maisons que tu ne distingues plus qu’à peine. Pourtant, regarde. Là-bas, sur ta gauche, ces îlots de verdure que n’a point submergés la houle des pierres ni des ardoises : ce sont les Buttes-Chaumont et le Père-Lachaise d’où Rastignac, près d’un siècle avant toi, découvrit la grande ville. Trois millions d’êtres humains grouillent à tes pieds en une cohue où bientôt il te faudra jouer des coudes. Il ne t’en arrive qu’un bruissement confus, comme de crabes qui remuent sur le sable. La trompette de l’Archange sonnant au-dessus de cette vallée ne leur ferait point lever la tête, absorbés qu’ils sont par leurs soucis quotidiens. Tu en aperçois quelques-uns, gros comme des fourmis qui cherchent une brindille, une paille, un grain de blé, mais tu ne les vois pas tous. Il y en a dans les églises et dans les casernes, dans les couvents et dans les lycées, dans les rues et dans les égouts, dans les grands magasins et dans les petites boutiques, dans les banques et à l’Université, dans les ateliers de couture et dans les cafés, dans les hôtels de Passy et d’Auteuil et dans les mansardes, sur les berges de la Seine et sous les ponts et jusque sur les toits. Ils sortent de partout. Par toutes les portes de toutes les maisons c’est un flot humain qui se répand, toujours égal, mais que creuse parfois le souffle des émeutes. Il y en a qui, comme toi, sont venus d’un pays où il eût été pour eux meilleur de vivre à l’ombre des chênes, sur les bords d’un étang fréquenté par les paisibles poules d’eau. Ils y retournent la nuit au gré de leurs rêves et ne se réveillent qu’en soupirant. De pauvres femmes se lamentent dans les cours, tandis que les coupés électriques glissent le long des avenues, accompagnés du frisson des platanes poussiéreux. Et c’est tout cela que tu veux conquérir ? Vaneau, mon ami, prends garde ! Tu exagères ! Redescends vers Paris.
Vaneau descend, ni mélancolique, ni enthousiasmé, simplement heureux. Il fume cigarette sur cigarette. Demain il faudra se réduire, mais cette matinée de Septembre vaut d’être pleinement vécue. Boulevard Rochechouart, — il va bientôt être onze heures, — il pénètre dans un café, demande un « Pernod sucre ». Le sucre posé sur la cuiller, il l’arrose de quelques gouttes d’eau. Il songe :
— Je me souviens d’absinthes semblables prises dans des cafés de cette sous-préfecture où, lorsque je parvenais à m’évader de la caserne, le train qui s’arrêtait fatigué m’obligeait à errer deux heures durant. Il faut avoir sué au cours de marches et de manœuvres sur des routes où les arbres trop savamment espacés ne dispensent qu’une ombre rare ; il faut avoir après de prétendus repas absorbés à la hâte sur des coins de tables puantes encore de cire et de cirage défilé des gardes à dix heures du matin, sous un soleil qui dénonce, impitoyable, aux fureurs d’un adjudant de semaine le moindre trou sur les bretelles de suspension et les cartouchières, pour savourer le bonheur d’être assis tout seul dans un café silencieux quoique sur une banquette dont le cuir usé, mourant, laisse à plusieurs endroits à la fois s’échapper son âme de crin. Mais aujourd’hui cette paix, cette tranquillité de jadis me pèsent. Les mouches seules étaient vivantes. En province les toits sont posés sur les maisons comme des éteignoirs : sous eux les enthousiasmes vite étouffés meurent. Et les guêpes inutilement se cassent la tête contre les vitres.
On peut se rendre compte qu’il commence à divaguer. Est-ce l’effet de la nuit blanche, de l’arrivée à Paris, des premières gorgées d’absinthe ?
— Oui. J’ai lu des tas de romans archifaux. Je dois m’avouer à moi-même que j’ignore si j’en écrirai jamais un, et s’il sera meilleur. Mais j’espère qu’à quarante ans, si Dieu me prête vie, j’écrirai mieux, ou plus du tout. Ils taillent leurs personnages comme les gamins leurs bonshommes de neige : à coups de pelle. Les épaules, les jambes sont vaguement indiquées, et la tête fait une de ces têtes !… Les joyeux ajoutent une pipe ; les lugubres creusent les yeux, allument sous le crâne une chandelle. Mais qu’il y ait du feu dans la pipe, et laissez faire la chandelle : en même temps que le visage rudimentaire, le bonhomme s’en ira vite. Il n’y a pas besoin d’attendre le soleil.
De temps à autre Vaneau regarde dehors. Il espère voir des files d’artistes, mais rien, que des tombereaux, des fiacres et des tramways. Des femmes mal peignées se rendent au marché ; des bonnes, dès le matin coiffées, passent avec des filets et des paniers. Vaneau invoque mentalement le Dieu de Hugo :
D’artistes, point. Sans doute ils travaillent.
— Chercher à quelle date, songe-t-il, donc à quel âge un tel a écrit son chef-d’œuvre, pour se dire : « Oh ! j’ai encore huit mois pour faire l’équivalent ! » Et puis, que m’importe ! J’ai moi aussi de l’infini sur la planche ! J’ai l’avenir à ma disposition.
Oui. Songe toujours. Mais pas d’illusions ! Attends un peu, et tu verras. C’est toi qui es à la disposition de l’avenir. Si tu te laisses entamer par la vie quotidienne, tu es perdu. Il te faudra continuellement te ressaisir, rentrer en toi-même, et de l’intérieur recimenter la petite tour du haut de laquelle tu regarderas. Ce premier contact avec Paris t’enfièvre. Tu ne doutes plus ce matin de personne, ni de toi-même. Tu arrives d’une bourgade inconnue où tu marchais dans les derniers ; ici tout de suite tu seras classé parmi les premiers, le premier peut-être comme autrefois à l’école des Frères ? Tu vas laisser tomber, comme un vieux manteau, de tes épaules, plus de vingt années de soumission ? Tu vas cesser de trembler pour te dresser tout droit, d’hésiter pour affirmer ? C’est bien ce que tu penses, n’est-ce pas, confusément ? Aujourd’hui tu ne doutes de rien. Demain tu hésiteras. Bientôt tu reculeras peut-être.