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L'héritage : $b roman

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II

Comme le jour de son arrivée il s’éloigna des grands boulevards qui se ressemblent en toute saison. A grands pas le col de son pardessus relevé, les mains dans les poches, il montait vers Montmartre dans l’ombre, dans la brume qui est la respiration de l’automne. Là-haut devant le Sacré-Cœur, le vent soufflait si fort que Vaneau s’étonnait presque qu’il n’éteignît point toutes les lumières ; car il pensait aux vieux réverbères de chez lui qui ne peuvent résister à la moindre rafale. Il eût été heureux que la nuit complète se fît sur Paris. Chacune de ces lumières derrière les fenêtres était le point autour duquel des vies humaines allaient jusqu’au bon sommeil se reposer. Vaneau n’avait pas de lampe à lui. Dans la nuit il songeait :

— Je ne suis pas exigeant. Plus tard, une mansarde me suffira, percée d’une fenêtre ou d’une simple lucarne ; j’y serai bien pour entendre tomber la pluie et passer le vent. J’y vivrai ma vie et je n’abaisserai point mes regards vers les étages inférieurs où les jeunes filles riches jouent du piano.

Il y a de ces contradictions dans l’âme de Vaneau. Tantôt il pense à quelque puissant protecteur qui le sortira d’un seul coup de l’obscurité ; tantôt il ne peut se concevoir que travaillant tard dans la nuit loin des vains bruits des réjouissances publiques, en quelque chambre juchée au dernier étage d’une maison.

D’autres soirs il s’enfonçait dans des quartiers pas très éloignés du centre de Paris où tout était nouveau pour lui. Les maisons de chaque côté des rues se rapprochaient tellement qu’elles réduisaient les rues à n’être plus que des ruelles. Mais il y faisait doux ; on y sentait à peine le vent. De grosses barres de fer qu’il eût fallu des heures pour limer protégeaient contre les attaques nocturnes des intérieurs de gargotes peintes en rouge. De vieux paletots étaient pendus par le col au fond de boutiques obscures où fumait une lampe sans abat-jour. Il respirait des odeurs de pommes de terre frites, de châtaignes grillées. Çà et là des devantures de bars éclataient de lumières. Debout devant le zinc bosselé des hommes secouaient à coups de cuiller dans des verres épais des absinthes trop vertes. Parfois un omnibus qui connaissait son chemin roulait sur les pavés inégaux. Des femmes, des hommes sortant d’ateliers où les journées paraissent longues se précipitaient hors du quartier de leur travail pour gagner à pied un quartier semblable où les attendaient la soupe et le sommeil.


Les après-midi des dimanches étaient d’une hautaine mélancolie. Vaneau s’en allait d’abord libre, fier, avec une âme qui claquait comme un drapeau le jour du départ pour la victoire. Ce n’étaient plus les deux courtes heures d’un soir de semaine. Il avait à ses ordres une journée entière. Tout seul il marchait à la rencontre de l’aventure.

Elle pouvait être partout à la fois. Il eût voulu se trouver en même temps sur plusieurs points de Paris. Car s’il se souvenait de tournants de rues, de passages obscurs où il avait aperçu de belles filles, il voyait au même instant une jolie femme, — peut-être une jeune ouvrière, qui lourde de sa propre solitude marchait elle aussi sans doute à la rencontre de l’aventure. Il la rattrapait, ralentissait le pas au moment de la dépasser, mais n’osait point si peu que ce fût se retourner pour la dévisager de biais ; il eût fallu qu’elle-même le hélât ou le retînt par la manche de son pardessus.

Ce n’était pas seulement par les rues qu’il la cherchait. Il pouvait la trouver à Notre-Dame, dans l’ombre des nefs où il errait, les mains derrière le dos, tressaillant lorsque le Psalmiste demandait aux montagnes : « Pourquoi avez-vous bondi comme des béliers ? » et aux collines : « Et vous, comme les agneaux fils des brebis ? » Il regardait les grandes orgues suspendues entre ciel et terre. Leurs tuyaux d’étain luisants étaient rangés comme une armée en ordre de bataille. Aux vêpres de Noël, quand un pâle soleil filtrant à travers la grande rosace s’enrichissait de teintes multicolores ou qu’il faisait tout à fait sombre, c’étaient de vieux airs que jouaient flûtes et nasard :

Nous voici dans la ville où naquit autrefois
Le Roi le plus puissant et le plus saint des rois.

Les bergers, hommes des champs, laissaient leurs tentes et leurs huttes pour obéir à la voix des anges qui chantaient en plein ciel, protégés contre le froid de la nuit par le duvet de leurs ailes. Les Rois Mages, maîtres de pays fabuleux où courent les licornes, partaient de leurs palais pour suivre la belle étoile toute dorée au milieu de l’azur ; et ils s’agenouillaient sur le seuil d’une étable où demeurent un âne et un bœuf. Un Noël lorrain dansant et grave déchirait le voile qui nous cache les anciens temps alors que les paysans, lanternes allumées, enfonçaient dans la neige leurs sabots grossiers et que le son des cornemuses se mariait vers minuit à la voix des cloches. Puis sous ces voûtes gothiques la Toccata en ré mineur, les cinq claviers couplés et toutes les anches « dehors », se dressait presque d’un seul coup, formidable, comme un autre monument qui eût fait éclater les vitraux et craquer les murs de la cathédrale, tandis que dans les mondes inconnus tressaillait l’âme de Jean-Sébastien Bach.

Il pouvait la trouver à Saint-Séverin où il semble que l’on voie encore le moyen âge frôler les murs et les piliers humides pour s’agenouiller sous les voûtes basses, sur les dalles dures. Elle serait comme lui venue rêver d’après-midi de Novembre où, fatigué de marcher sur des routes que balaye le vent, on se réfugie à l’heure des vêpres dans une vieille église. La fabrique n’est pas assez riche pour qu’il y ait partout des bougies allumées. On s’arrête près du porche et — l’église est si petite ! — pas loin du chœur. Les cyprès du cimetière qui l’entoure de ses croix et de ses pierres agitent sur ses vitraux l’ombre de leurs branches. Et le village avec ses barrières et ses murs entoure le cimetière et l’église ; à cette heure qui amène le crépuscule il paraît mort. Si quelques bougies sont allumées dans le chœur pas une maison n’est encore éclairée. C’est l’époque où l’on abandonne les vastes espoirs : l’année a été bonne. On ne fait pas encore de projets pour le printemps prochain, et tous, jeunes et vieux, se reposent au coin du feu, la tête libre, les bras fatigués.

Et Vaneau songeait à des vêpres idéales dans des cathédrales de province. Des villes gothiques pareillement ensevelies dans les brumes se recueillaient à la sonnerie des cloches ; hommes et femmes s’acheminaient vers les nefs obscures éclairées de bougies. Le vieil organiste montait l’escalier en colimaçon qui débouche sur la soufflerie. Il accrochait à la patère du buffet chapeau et manteau puis, religieusement, à la fois de la main droite et de la main gauche tirait ses registres. Pour fêter l’entrée de l’officiant précédé des enfants de chœur, d’un coup de pédale de combinaison il assemblait ses trois claviers, et c’était sous les voûtes l’éploiement d’une marche triomphale pendant que dans les rues soufflait le vent d’automne. Puis il répondait aux psaumes par des ébauches de fugues en mineur. Assis sur les chaises et sur les bancs, le peuple des assistants suivait des yeux dans ses psautiers les versets écrits en latin, et des oreilles la mélodie écrite en une musique dont les inflexions le ravissaient d’aise. Dehors le vent continuait de souffler ; les arbres des prés et des bois et les cyprès du cimetière s’associaient à la première tristesse du crépuscule. Mais le chœur illuminé était le havre où les âmes mélancoliques trouvaient la joie de revivre. Et, quand les jeux de fond de huit et seize pieds faisaient entendre un grave Tantum ergo allemand, c’était comme si la grande certitude de la foi eût battu des ailes au-dessus des têtes inclinées.

Il pouvait la trouver sur les quais. Elle y chercherait comme lui des livres brisés ou à jamais neufs dans lesquels des poètes illustres ou inconnus avaient voulu rendre sensibles leurs enthousiasmes ou leur mélancolie. Il y serait question des prés et des bois, des villages et des petites villes, de la lune sur les saules et du soleil sur les moissons et surtout de l’amour. Tout de suite devinant qu’il était lui aussi poète elle lui ouvrirait les bras en disant :

— C’est vous que j’aime, venez !

Il pouvait la trouver dans la grande salle d’un musée dont les murs n’existent que pour qu’on y accroche des tableaux. Comme lui elle rêverait devant cette Vierge au manteau bleu, ravie en extase, tout entourée d’anges dont les ailes tout à l’heure vont battre vers le ciel plein d’étoiles. Elle ne pourrait s’empêcher de sourire en regardant les collines bleuâtres le long desquelles des arbres tout droits semblent monter comme des hommes d’armes à l’assaut d’un château fort d’où nul guetteur ne jettera le cri d’alarme. Ici c’est un buisson dont le vent de la mer sous un ciel gris torture les branches solidement crispées sur leurs racines qui tiennent bon ; là dans un jardin délicieux planté d’arbres aux feuilles tranquilles notre père et notre mère, sous l’œil de Dieu qui d’entre deux riches nuages les observe goûtent les premiers le plaisir de vivre. Des intérieurs minuscules où s’agitent de petits hommes qu’il faudrait regarder avec une loupe, jusques aux palais à hautes colonnes peuplés de seigneurs graves et de dames majestueuses, des rustres d’hier qui dansaient à toutes jambes, buvaient à plein gosier, attrapaient à pleins bras les servantes dont les seins font craquer les camisoles, aux paysans d’aujourd’hui résignés à la malédiction du travail et de la mort, groupés autour d’une fosse, un jour qu’il va pleuvoir, sous un ciel sombre ; du sourire énigmatique de l’Italienne aux sourires pervers des jeunes gens délicats à qui l’Amour fait signe et qui le moment venu de s’embarquer pour Cythère font attention de ne point écorcher aux cailloux du rivage leurs souliers, c’étaient, fixées pour l’éternité relative de la terre, les visions de milliers d’artistes morts. Devant ces rêves réalisés Vaneau passait, fort de sa jeunesse, de ses rêves imprécis, en conquérant qui n’a pas de temps à perdre puisque c’était tout de suite qu’il allait la rencontrer.

Mais non. Cherchait-il mal ? N’existait-elle pas ? Il se retrouvait, sans espoir de ne pas demeurer seul, à la nuit tombante, la gorge sèche, les doigts gonflés. Il lui arriva quelquefois de regretter de n’être pas sorti avec sa cousine qu’accompagnait tantôt son père tantôt sa mère. Ils allaient au Bois de Boulogne que Vaneau ne connaissait pas ; le soir en dînant elle parlait des cygnes sur le lac qu’il aurait voulu voir ; ou bien n’importe où, au hasard, dans Paris dont ils ne remarquaient que les restaurants vieux ou neufs pour les comparer au leur. Mais au moins il aurait marché près d’une jeune fille. Il ne l’aimait pas mais elle était jolie. Il eût pu se distraire à la regarder sourire.


Il n’avait pour entrer dans les cafés que l’embarras du choix. Il s’étonnait, tant ils regorgeaient de monde, que les rues, que les quais ne fussent pas déserts. Il y en avait de discrets, de sûrs d’eux-mêmes, qui n’ont pas besoin de s’éclairer de deux globes électriques pour qu’on les remarque : ils ont des habitués qui les connaissent et qui viendraient à eux les yeux fermés. Mais tous les autres faisaient des signes d’une lumière éblouissante, depuis les bars qui servent pour quatre sous une mominette sur le zinc, jusqu’aux brasseries, aux tavernes, aux « grands établissements » où les consommations coûtent au moins cinquante centimes, sans compter le pourboire : quand on ne leur donne que deux sous les garçons ne disent même pas merci et ce n’est pas des deux mains qu’ils vous aident à remettre votre pardessus. De certains endroits s’échappaient des bouffées de musique. Puisque c’était dimanche où la solitude est plus lourde, Vaneau n’hésitait pas à entrer dans une salle où des « artistes » groupés autour d’un piano jouaient des marches, des valses, des réductions d’opéras. Il cherchait un coin, qu’il ne trouvait pas toujours et s’installait devant une absinthe qu’il buvait en fumant. Il pensait mourir de mélancolie à regarder des jeunes hommes assis en face de leur maîtresse, de leur femme, des jeunes femmes dont pas une ne lui était destinée. Ce n’était pas lui qui eût envoyé Éliézer chercher Rébecca : pour la rencontrer il aurait traversé le désert. Mais cela même eût été inutile. Des airs, tant de fois répétés par les orgues de Barbarie et les musiques militaires qu’ils sont devenus anonymes comme les vieilles romances populaires, le faisaient rêver d’amour. Il rivait ses regards au visage de quelqu’une de ces jeunes femmes qui paraissaient, hélas ! si heureuses de leur vie. Désiraient-elles encore quelque chose ? Elles ne faisaient pas attention à lui. Que n’était-il ce violoncelliste dont plus d’une d’entre elles regardait trembler les doigts fins sur les cordes souples ! Mais il croyait au frôlement de l’inspiration, à l’arrêt des langues de feu au-dessus des têtes élues. Il lui arrivait de ne plus entendre la musique, de ne plus voir les jeunes femmes. Il s’en revenait comme ivre.

Aussitôt rentré, son exaltation tombait. Il n’y avait pas besoin qu’on lui demandât :

— Eh bien, t’es-tu assez promené avec ta bonne amie ?

Sans doute il ne protestait que pour la forme ; sans doute il était flatté qu’on le crût capable de passer une après-midi de dimanche avec une jeune fille, mais que ces propos lui semblaient vulgaires ! Surtout, le dimanche soir, ils dînaient plus tôt que les jours de semaine : à sept heures. Une vieille habitude. C’était un repas presque silencieux dans la salle que n’avait pas fouettée le va-et-vient des clients de onze heures du matin à deux heures de l’après-midi. On n’y allumait par économie qu’un bec de gaz.

Il avait hâte de sortir de nouveau pour voir dehors sous la pluie de Décembre s’exaspérer la joie d’une journée de repos qui va prendre fin. La rue de Provence, avec ses becs de gaz voilés de brouillards, ses trottoirs humides et ses vieilles maisons, faisait alors penser à des rues de ville maritime que traversent en chantant les matelots. Il s’étonnait de ne pas apercevoir là-bas se balancer des mâts, fumer des cheminées de vaisseaux. Entassés dans des fiacres, des jeunes gens cigare aux lèvres descendaient de Montmartre vers le Quartier Latin. D’autres entraient dans les bars où ils buvaient debout ; ils ne prenaient pas le temps de s’asseoir. On eût dit qu’ils avaient hâte de repartir, qu’ils voulaient épuiser avant l’aube du lundi tous les plaisirs faciles que Paris offre à ceux qui les aiment.

Vaneau parfois se laissait tenter. Il rentrait veuf de ses enthousiasmes, bouche pâteuse, tête lourde. Seul dans son cabinet fermé pour jusqu’au lendemain matin il ne songeait même pas à griffonner des vers. Il se couchait tout de suite avec une provision nouvelle de découragement.

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