L'héritage : $b roman
TROISIÈME PARTIE
I
Par un soir d’avril où l’on peut déjà laisser ouverte une fenêtre, depuis plus de deux heures assis à sa table de travail Vaneau peinait sur un poème. Quelquefois plusieurs vers venaient d’un seul jet. Souvent il fallait qu’il cherchât ; son brouillon se noircissait de ratures. Enfin il se leva, joyeux tout de même, se frottant les mains. Il ne put résister au désir de faire une fois de plus en seigneur et maître le tour de sa propriété. Pourtant ce n’était qu’un logement de deux pièces et une cuisine. Mais tout s’y trouvait rangé en bon ordre, depuis le lit dans son alcôve sans rideaux, jusqu’aux cinq casseroles de tailles différentes accrochées chacune à son clou dans la cuisine ; l’armoire faisait en sorte de ne pas occuper trop d’espace. Au-dessus de sa table de travail trois rayons se succédaient qui ne fléchissaient pas sous le poids des livres. Sur la cheminée la pendule vivait seconde par seconde toutes les minutes de chaque jour. Au crépuscule les derniers reflets de la lumière se réfugiaient dans la glace. Parmi cette solitude si longtemps désirée Vaneau se sentait chez lui.
Une des fenêtres donnait sur la cour où un arbre avait poussé comme s’il eût dû monter un jour plus haut que les maisons.
Des fiacres roulaient sur les pavés ; des chanteurs se lamentaient à l’aide de violons et de guitares sur des déclins d’amour ; mais Vaneau ne les entendait pas. Dehors la vie bruissait comme la mer. L’heure sonnait à quelques minutes d’intervalle au clocher d’une mairie et au fronton d’une église qui n’avait pas de clocher. Tout le long d’une grande avenue c’étaient les clochettes claires des tramways, les appels des marchandes des quatre-saisons ; plus loin les sifflets des trains de petite ceinture et les sirènes des usines dispersées dans la plaine. Perché en haut de la maison comme un mousse à la pointe du grand mât il se laissait — plus qu’il ne pouvait se diriger lui-même — emporter vers des mondes inconnus. Parfois il abordait aux rivages de son enfance comme d’une terre qu’il eût découverte. Des sensations oubliées ayant germé s’étaient développées pareilles à de grandes fleurs dont respirer le parfum le faisait défaillir.
Les maisons des provinces ne ressemblent pas à celles de Paris que l’on quitte pour un oui pour un non. Aujourd’hui nous sommes à Montmartre ; au terme prochain nous irons à Passy. Si nous ne nous y trouvons pas bien nous chercherons du côté de la porte Maillot. On prend possession d’appartements encore tièdes de la présence de ceux qui viennent de partir : on profite des clous qu’ils ont laissés aux murs. Mais dans une petite ville on ignore ce que c’est que déménager. Il faut des circonstances extraordinaires pour qu’une famille change non pas même de quartier mais de maison. Bourgeois et ouvriers ont chacun la leur où leurs habitudes se promènent avec volupté comme des chats qui ronronnent en se frottant aux boiseries familières. Chacune d’elles fut depuis des générations le centre de beaucoup de vies humaines. Elles se composent d’un rez-de-chaussée et d’un grenier qui n’est habité que par des rats à qui de temps à autre une chauve-souris rend visite. On n’y entend personne marcher au-dessus de soi. Entre les quatre murs épais qu’ils soient lambrissés ou simplement crépis à la chaux, la porte fermée on est chez soi. Pour avoir longtemps vécu dans une de ces maisons Vaneau ne pouvait ressembler à ceux qui vont d’hôtel en hôtel, de quartier en quartier. Il voulait trouver à Paris l’illusion de la réalité de naguère : l’arbre de la cour le faisait penser aux arbres. Il voulait que chaque journée de travail fût suivie du repos de chaque soir, au coin du feu l’hiver, la belle saison venue les fenêtres grandes ouvertes sur le ciel. Ici non plus il n’entendait personne marcher au-dessus de sa tête.
Il ne regrettait point d’avoir épousé Jeanne.
Bien qu’elle ne connût que Paris elle avait le sens de la vie telle que beaucoup de gens la mènent dans les petites villes. On en voit trop à Paris qui au gré de leurs impressions se laissent ballotter comme des barques qu’aucun filin ne retient à la terre ferme, qu’aucune ancre n’empêche d’aller se briser sur les récifs. Jeanne n’aimait ni les bals ni le théâtre, parce que l’on y dépense de l’argent et que l’on se couche tard lorsque le lendemain il faut tout de même être debout de bonne heure. Il s’était moqué d’elle, la traitant tout bas de petite bourgeoise assoiffée de calculs ; à côté d’elle sans presque lui parler il avait cueilli des fleurs dans les bois et parmi l’herbe des champs. Avait-elle à cette époque remarqué son indifférence ? Avait-elle soupçonné son intrigue avec Lucie ? Maintenant il l’aimait de ce qu’elle lui recréât un intérieur qui approchait de la vraie maison. Lucie avait disparu ? Tant mieux. Vaneau eût été incapable de l’attendre indéfiniment chaque soir à piétiner dans la boue, à marcher dans la poussière pendant des heures, à perdre sa vie dehors. Des exaltations, des désespoirs dont elle avait été la cause ou simplement le prétexte, il ne gardait qu’un souvenir vague et doux. Elle n’était plus que le thème de ses développements lyriques. Sa vie sentimentale il la considérait comme à jamais close.
Mais parce que les nouveaux mariés ont du mal pour commencer à joindre les deux bouts, il continuait de prendre ses repas au restaurant familial. La vie de Jeanne n’avait pour ainsi dire pas changé. Le matin elle l’accompagnait jusqu’à la porte de son bureau, puis elle s’en allait comme par le passé copier les menus.
Car il travaillait maintenant dans un bureau. C’était ce qu’il avait entendu dire lors de son arrivée à Paris :
— Il y a des maisons de banque où l’on gagne quatre francs par journée de travail.
Au bout du mois, quand par bonheur il n’y a pas eu plus de cinq dimanches, cela fait un billet de cent francs que l’on ne doit qu’à ses mérites personnels.
Il se souvenait aussi qu’autrefois son père lui avait dit :
— Tâche d’entrer dans un bureau. C’est là que l’on a sa vie assurée. Mais ce n’est pas toujours facile : pour une place ils ont cinquante demandes. Du temps où nous étions à Paris nous avons connu et ton oncle en connaît aussi, des bacheliers, même des licenciés qui meurent de faim et qui ne trouveraient pas à se faire embaucher comme balayeurs de rues.
Vaneau n’était pas licencié. Pourtant avec ses quatre francs il se chargeait de ne pas mourir de faim. Il était même fier de gagner cent francs par mois. C’est un beau début.
La grande salle, carrelée de verre, où il travaillait, faisait partie d’une maison dont les sous-sols bourrés de coffres-forts remplis de titres descendent profond dans la terre, et dont les quatre ou cinq étages reliés par des téléphones, des monte-charges, des ascenseurs, s’élèvent haut vers le ciel. Il y coudoyait des hommes vides d’humanité, aux âmes si flasques qu’elles devaient pendre au-dedans d’eux-mêmes comme des ballons dégonflés. Le temps qu’ils ne consacraient pas au travail, ils l’employaient à des bavardages de vieilles commères ou, sournois, à s’espionner les uns les autres comme des écoliers. Et ils avaient tant à cœur de se recroqueviller dans la posture du parfait employé, ils avaient si peu conscience de leur dignité personnelle qu’il lui semblait, quand il mangeait le pain qu’il venait de gagner à côté d’eux, mâcher de la cendre.
Lorsque la nuit fut tout à fait venue, il alla dîner.
Tout de suite parce que depuis quelque temps il s’y attendait il devina qu’il y avait du nouveau. Trop de fois il avait entendu Lavaud répéter :
— Le quartier a fameusement changé ! Il y a quinze ans de huit heures du matin à neuf heures du soir la salle ne désemplissait pour ainsi dire pas.
La vie peu à peu s’en était allée ailleurs ; toutes les économies avaient fondu. De luxueux « bouillons » s’ouvraient partout : parquet luisant, tables uniformément recouvertes de nappes blanches, portes à poignées de cuivre étincelantes, allées et venues des garçons, présence rassurante du gérant avec sa serviette sur le bras. Il n’y avait pas assez de patères pour recevoir cannes, chapeaux, pardessus, manteaux. Lorsqu’il faisait beau, vers neuf heures du soir Lavaud quittait son tablier blanc, passait un paletot, et en pantoufles sortait prendre l’air. Une ou deux fois Vaneau n’avait pu faire autrement que de l’accompagner. Seuls les restaurants du quartier l’intéressaient ; il n’y avait pas à péricliter que le sien. Il s’attardait à la lecture des menus encore affichés qu’il jugeait en connaisseur. Mais quand il passait devant les « bouillons » remplis de clients il ne pouvait se retenir de maugréer en haussant les épaules. Que ne pouvait-il entrer, monter sur une chaise et crier :
— Ici vous dînez mal ! On vous y sert de la viande passée à l’alcool et du vin de campêche. Venez donc goûter de ma cuisine bourgeoise !
Il poursuivait son chemin le front bas. Plus rien n’allait. La saison dans la forêt n’avait pas été bonne ; les bénéfices payaient à peine les voyages. L’un après l’autre les quelques fidèles clients du soir étaient partis.
Dans la salle déserte il allait et venait les mains derrière le dos, rouge, suant, soufflant. Jeanne assise paraissait triste. Vaneau lui demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a donc ?
Elle n’eut pas la peine de répondre.
— Il y a, dit Lavaud, que cette après-midi j’ai revu le marchand de fonds et que demain la bicoque sera vendue. Je ne veux plus entendre parler de ce quartier de misère. Nous achèterons quelque chose à Grenelle ; j’y servirai des ouvriers, des cochers. Ça sera moins bien qu’ici. Mais je ne demande qu’à gagner ma vie.
Vaneau se taisant, il continua :
— Nous ne t’en avions pas parlé parce que nous avons voulu essayer jusqu’au bout. Nous espérions toujours. Mais nous voyons qu’il n’est plus possible de continuer.
Vaneau se taisait toujours mais il songeait :
— Tout cela est très bien, mais Jeanne et moi qu’allons-nous devenir ? Quand nous nous sommes mariés il y a deux mois, vous deviez bien savoir que vous vendriez ce que vous appelez votre bicoque. Vous m’aviez dit : elle prendra ses repas ici comme par le passé, toi aussi. Nous ne pouvons pas lui donner de dot mais nous lui revaudrons ça. En attendant voici des meubles et du linge. Nous en avons beaucoup plus qu’il ne nous en faut. Avec ça vous aurez un joli petit intérieur. Je vous ai écoutés : je ne pouvais pas continuer à coucher dans ce cabinet. J’avais besoin d’être chez moi. Il fallait pour cela que j’épouse votre fille. Je ne le regrette pas : Jeanne est très douce et je l’aime bien. Mais il n’en est pas moins vrai que vous me la laissez sur les bras. Évidemment nous n’irons pas chaque jour déjeuner et dîner de Batignolles à Grenelle.
Seulement Vaneau ne prononçait pas une de ces phrases. Il poursuivait ses réflexions :
— Douze cents francs par an ce n’est plus beaucoup quand on a un loyer de cinq cents francs et que le reste doit suffire aux besoins de deux personnes. Ma tranquillité aura été de courte durée.
Lavaud ajouta :
— Tu dois penser que nous ne vous laisserons pas dans l’embarras. Ce n’est pas du jour au lendemain que l’on se fait une situation à Paris.
Vaneau se crut obligé de protester :
— Ne vous occupez donc pas de cela ! dit-il. Ce qui vous arrive est assez ennuyeux.
Il remua sa chaise d’un geste qui signifiait :
— En attendant mettons-nous à table.
Le repas fut morne. Ils parlèrent peu.
— Au moins, dit Mme Lavaud, nous espérons que vous viendrez nous voir tous les dimanches ?
C’était comme s’ils avaient dû le lendemain dès l’aube partir avec leur mobilier pour Grenelle.
Quand Vaneau fut dehors avec Jeanne elle lui dit :
— Eh bien qu’est-ce que tu en penses ? Je le savais depuis quinze jours, mais ils m’avaient recommandé de ne pas t’en parler jusqu’à ce que ce soit décidé. S’ils avaient eu un peu plus d’ordre, si maman n’avait pas pris l’habitude de dépenser à tort et à travers, cela ne serait pas arrivé. N’est-ce pas que c’est ennuyeux pour nous ?
— Oui, fit Vaneau. Mais ne te tourmente pas : nous nous tirerons d’affaire.
— J’y compte bien ! dit Jeanne. D’abord ils m’ont promis de me donner deux cents francs quand ils partiront. Nous n’y toucherons que si nous ne pouvons faire autrement. Et puis je vais me mettre à travailler moi aussi. J’ai une bonne écriture. On me prendra certainement dans la maison où tu travailles.
C’était une bonne petite femme, courageuse, qui voyait clair. Vaneau retrouva sa sérénité. Ne valait-il pas mieux qu’il en fût ainsi ? Pas une fois ils n’avaient déjeuné ni dîné chez eux. Le soir ils rentreraient ensemble. Elle s’occuperait de la cuisine. Ils mangeraient assis l’un en face de l’autre.
Il fallut attendre encore un mois. Ce n’est pas en vingt-quatre heures que l’on vend un fonds et qu’on en achète un autre.
Jeanne ne savait pour ainsi dire pas faire la cuisine. C’était tout naturel. Au premier repas dont elle prit soin il manqua beaucoup de choses. Pourtant Vaneau ne se possédait pas de joie. Ce fut le premier soir où depuis trois mois qu’ils étaient mariés il se sentit vraiment chez lui, dans sa maison.