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L'héritage : $b roman

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V

Il était un peu plus de midi. Vaneau mettait les bouchées doubles. On le servait d’ailleurs à souhait car le dimanche les clients n’abondent point dans les petits restaurants du quartier Saint-Georges. Les habitués restent chez eux, aux quatre coins de Paris, plusieurs dans la banlieue qu’ils prennent pour de la campagne parce qu’ils y trouvent un peu moins de poussière que Chaussée d’Antin et quelques arbres de plus qu’au square de la Trinité. Vaneau tranquille avait toute une table pour lui seul. Il était sorti dès neuf heures du matin pour respirer dans les rues désencombrées sur les quais où circulait la fraîcheur du mois de mai. Jeanne avait dû partir vers onze heures avec son père : Il s’agissait d’une maison à louer dans une forêt des environs de Paris où les promeneurs affluaient durant toute la belle saison. Il y aurait de beaux bénéfices à réaliser pour qui voudrait y vendre le dimanche de la viande froide, de la charcuterie, du pain, du vin, de la bière.

Il ne cessait point de regarder l’horloge suspendue au-dessus du comptoir. Il partit, ne fit qu’un saut des boulevards aux Halles, suivit la rue Rambuteau et ne se sentit rassuré que lorsqu’il se vit à l’entrée de la rue des Francs-Bourgeois. Il tira sa montre : il allait être une heure et quart !

— Je n’en ferai jamais d’autres ! songea-t-il. Ce n’est pas moi qui arriverai en retard à un rendez-vous.

Il marcha lentement. Mais ce trajet qui lorsqu’il avait peur d’être en retard lui paraissait interminable, s’était prodigieusement raccourci. En très peu de minutes il fut au coin de la rue Pavée. Par acquit de conscience il leva les yeux vers la fenêtre du premier étage où Lucie lui avait dit qu’elle se tiendrait. Si elle avait été elle aussi en avance ? Mais non. Il erra en regardant sa montre. Les aiguilles n’avançaient plus. Tout à l’heure elles avaient marché trop vite : maintenant elles se reposaient. A deux heures précises on le revit rue Pavée. Il tressaillit. Cette fois elle était à la fenêtre, accoudée à la barre d’appui son chapeau déjà mis. Elle lui fit signe de continuer vers la rue Saint-Antoine. Elle le rejoignit un peu essoufflée.

— Dieu ! s’écria-t-elle, que je suis étourdie ! J’ai oublié mon porte-monnaie. Je retourne.

Vaneau eut un geste dédaigneux qui signifiait :

— De quoi vous occupez-vous jeune fille de peu de foi ?

Il lui serra une de ses mains qu’elle avait moite. Il dit :

— Je ne comptais plus sur vous. Mais je n’ai pas cessé d’y penser. J’ai eu bien des heures d’insomnie.

Elle était plus jolie encore que pendant cette nuit mémorable. C’est aujourd’hui que Vaneau s’il l’avait pu se serait jeté à ses genoux tant elle était son vivant idéal. Elle lui répondit en riant :

— Vous êtes exigeant. D’abord je suis restée à Voutenay plus longtemps que je ne pensais, et depuis mon retour je n’ai pas pu m’échapper une minute. Ma belle-mère…

Vaneau l’interrogea du regard.

— Oui, celle que vous avez vue avec moi. Mon père s’est remarié il y a cinq ans. Elle me surveille. Elle n’a guère qu’une trentaine d’années ; elle est jalouse de moi parce que quand nous sommes ensemble c’est toujours moi que l’on regarde. J’ai dû attendre, pour vous écrire. Allons ! Plaignez-vous encore ! C’est que vous me disiez de très jolies choses dans vos lettres !

Ils allaient, jeunes, insouciants, heureux. Il écoutait le frou-frou de sa jupe. Les pointes de ses bottines avaient l’air de jouer à cache-cache. Elles se couvraient peu à peu de poussière. Pour la première fois de sa vie Vaneau se promenait avec une jeune fille dont il était profondément amoureux.

Dans les rues, de Montmartre à Montrouge, d’Auteuil à Ménilmontant, d’autres jeunes gens par ce dimanche de soleil et de liberté s’en allaient. Mais la chaleur devenait anormale. Lucie signala de gros nuages.

Ils arrivèrent sur les quais. Les platanes font ce qu’ils peuvent pour être des arbres comme les autres : ils poussent la bonne volonté jusqu’à avoir des feuilles. La Seine est un fleuve important à cause de tous les petits bateaux qu’elle fait vivre et des boîtes en bon alignement où l’on peut acheter beaucoup de livres pour pas cher. Ils entrèrent dans un petit café. Assis à côté d’elle il lui prit la main. Puis le patron tournant le dos, Vaneau brusquement se pencha vers Lucie et l’embrassa.

— C’est du joli ! dit-elle. N’y revenez pas, ou vous aurez affaire à moi !

— Mais c’est ce que je demande ! riposta-t-il.

Il essayait de plaisanter. Mais il n’avait pas l’habitude de dire aux jeunes filles les mots qui les font éclater de rire. Il sentait qu’il n’aurait pas osé prononcer une seule des belles phrases dans lesquelles se résume toute une vie sentimentale. Il aurait eu peur que pour le coup Lucie n’éclatât de rire. Il avait fallu pour qu’il se décidât à ce geste si simple qu’il fît appel à tout son courage. Jamais il ne pourrait aller plus loin.

La bière était fraîche. Elle moussait délicieusement. Chaque fois qu’elle en buvait Lucie gardait un instant au coin des lèvres comme un peu de moustache.

Le Luxembourg leur offrit ses allées ombreuses, ses terrasses ensoleillées. Il en était à se représenter le Quartier Latin comme un centre où ne fréquentent que des artistes. Certains dimanches il y avait rencontré des jeunes gens qui, pipe aux lèvres, gourdin au poing, drapés dans une cape, abritaient sous de longs cheveux et des feutres pointus tout leur génie. Nul doute qu’ils ne fussent des privilégiés à qui de vieux parents du fond des provinces envoient chaque mois l’argent nécessaire pour qu’ils aient le temps de ne penser qu’à la poésie.

Elle lui raconta qu’elle s’était ennuyée là-bas quinze jours durant. Il avait plu. Le ciel restait tout gris. Elle avait hâte de rentrer à Paris. Elle répétait comme si d’autres eussent été moins fortunés que Vaneau consciente de la beauté de son visage :

— Vous en avez de la chance !

Certes, oui ! Jamais il n’eût rêvé cette aventure. Mais qu’il regrettait de n’avoir pas à ce moment été près d’elle ! Ensemble ils seraient allés sur des routes mornes ; ils se seraient assis dans un champ à l’abri derrière une haie. Il lui aurait récité des vers mélancoliques. Elle soudain pâmée se serait appuyée sur sa poitrine, et dans ses yeux il aurait vu se penchant sur elle courir les nuages grisâtres d’un ciel romantique.

La chaleur augmentait encore. Les nuages se rassemblaient. Lucie cette fois affirma :

— Il va faire de l’orage !

Ils écoutèrent une musique militaire. En même temps que les bugles et les saxophones Lucie fredonnait l’air de valse.

A l’heure de l’apéritif il la mena par hasard à la taverne du Panthéon presque déserte, presque silencieuse. On y vivait un peu dans l’autrefois grâce au plafond où des peintures essayaient de résumer la vie des « artistes » d’hier : ceintures rouges, pantalons bouffants, chacun sa grisette ! On s’y souvenait de Tholomyès et de Blachevelle, surtout de Schaunard, Colline et Rodolphe de la Vie de bohème, des jeunes filles aux cheveux blonds serrés au-dessus de la nuque par un ruban bleu, de la délicieuse Musette que Vaneau s’imaginait à la ressemblance de Lucie.

Certains dimanches d’hiver c’était là qu’il avait souffert à voir tant de jolies femmes dont pas une ne faisait attention à lui. Aujourd’hui lui-même était assis à côté de Lucie qui regardait dehors inquiète. Il faisait sombre, presque nuit. Tout à coup la lumière jaillit des ampoules dissimulées dans les feuillages artificiels des chapiteaux. De larges gouttes de pluie s’écrasèrent sur le boulevard en même temps qu’au-dessus de son absinthe Vaneau arrosait les deux traditionnels morceaux de sucre.

— Qu’est-ce que je vous avais dit ! s’écria Lucie.

Ennuyée qu’il fît de l’orage elle était heureuse d’avoir deviné juste.

— Ce ne sera rien ! dit Vaneau. Dans cinq minutes il fera soleil.

En attendant, la pluie tombait à torrents. Irrités d’être déchirés par les éclairs les nuages tantôt grondaient sourdement, tantôt laissaient dans toute sa force éclater leur colère. En un clin d’œil la taverne fut remplie d’hommes qui n’avaient que des cannes, de femmes qui n’avaient que des ombrelles. Qui peut prévoir qu’il fera de l’orage un troisième dimanche de mai ? D’abord Lucie s’amusa de ce sauve-qui-peut. Puis comme il pleuvait toujours elle s’énerva.

— Comment vais-je faire pour rentrer ? dit-elle. Je dois être à sept heures à la maison. Je ne peux pas m’en aller à pied. Ils croient que je suis chez mon amie Sidonie. Dire que j’ai été surprise par l’orage ? Ils me répondront : « Mais tu n’avais qu’à demander de l’argent à Sidonie pour prendre un fiacre ! »

Vaneau tressaillit. Était-ce un appel indirect à son porte-monnaie ? Mieux valait ne rien répondre.

Les aiguilles de la petite horloge tournaient. La pluie tombait. Lucie le regardait de travers avec une moue des lèvres comme pour lui dire :

— Mais enfin décidez-vous donc !

Vaneau commençait à être inquiet. Est-ce que l’orage n’aurait pas pu attendre ? Il allait l’apéritif payé lui rester deux francs. Et puis jamais encore il n’avait pris de voiture. Seuls les riches pouvaient se passer cette fantaisie. Lucie devait être riche, habituée aux fiacres. Une angoisse l’étreignit. Il n’avait pas assez d’argent pour sortir avec une de ces jeunes filles de Paris qui ne sont pas embarrassées pour trouver des messieurs élégants qui sur les tables jettent des louis comme lui pose une pièce de cinquante centimes.

A la fin Lucie fit mine de se lever pour partir, le front plissé. Il souffrit d’une autre angoisse à songer que jamais plus il ne la reverrait. Il se leva pour de bon, paya. Du seuil de la taverne il arrêta tant bien que mal un cocher qui passait, ruisselant sous l’averse. Tout de suite elle se rasséréna et dit très vite :

— Au coin de la rue Saint-Antoine et de la rue Pavée.

Vaneau assis tout près d’elle se souvint du fiacre où prennent place Mme Bovary et Léon. Mais il n’avait pas l’assurance de Léon. Il sentait Lucie contre lui. Quelquefois un cahot les jetait presque l’un sur l’autre. Tout de suite il se relevait. L’idée de la « note à payer » lui gâtait sa joie. Lucie était tout à fait heureuse.

— Quel dommage, dit-elle, que je sois obligée de rentrer ! On se promènerait longtemps ainsi.

Vaneau frémissant se garda d’insister. D’un gentil mouvement elle se pencha pour lui offrir ses lèvres. Vaneau oublia tout. La voiture s’arrêta. Elle descendit en disant :

— Je vous écrirai pour vous donner rendez-vous.

Elle disparut. Il descendit à son tour, laissa au cocher les deux francs qui lui restaient. Sous la pluie il marcha trois quarts d’heure pour rentrer la bourse vide, l’âme pleine de joie.

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