L'héritage : $b roman
V
Il fit la connaissance d’un jeune étudiant, petit, avec un binocle et une moustache brune, qui sortait avec des journaux dans ses poches. Il s’appelait Verrière et venait de réciter des vers à la réunion mensuelle comme on en avait pris l’habitude. Vaneau par timidité s’y refusait toujours ; personne d’ailleurs ne l’en priait outre mesure. Quant aux jeunes filles chacune d’elles attendait son tour avec impatience.
A la sortie il se trouva près de Verrière sur le palier, et dut se présenter lui-même puisque pour Verrière comme pour les autres il était un inconnu. C’est une grande supériorité de porter binocle et d’être étudiant, et Verrière lui demanda :
— Vous n’avez encore rien publié ? du même ton que Detroyes.
— Non ! dit Vaneau. Mais tout de même il se sentait un peu plus à son aise qu’avec Detroyes. J’ai écrit beaucoup de vers ; je travaille depuis des années mais sans résultat.
— Peuh ! Allons donc ! dit Verrière, comme quelqu’un à qui rien ne peut résister.
Il marchait à petits pas, s’arrêtait souvent : Vaneau faisait attention de ne point marcher plus vite et de s’arrêter en même temps que lui. Il voulait que tout le monde eût bonne opinion de sa politesse, estimant que c’était la seule chance qu’il eût pour réussir.
— Mais mon cher ami, — il l’appelait déjà son « cher ami », — ce ne sont pas les débouchés qui manquent. Les revues ! les journaux ! Mais ils ne demandent que ça, de la copie ! Ainsi, moi, regardez…
Il tira de sa poche pour le brandir comme un étendard le Journal du treizième arrondissement. Ils passaient à ce moment sur le pont des Saints-Pères et le vent faillit emporter la feuille tout entière éployée. Vaneau put voir pourtant qu’un article en cinquième colonne était signé : Georges Verrière. Alors il devint presque aussi hésitant qu’avec Detroyes. Il marchait à côté de quelqu’un qui « écrivait dans les journaux ».
— Sans doute ! eut-il l’audace de dire. Mais encore faut-il savoir en écrire, de ces articles ! Je n’ai guère fait jusqu’à présent que des vers. Pourtant je suis marié. Je suis employé dans un bureau où je gagne cent seize francs par mois depuis le premier Janvier, et j’aurais grand besoin…
— C’est une dérision ! affirma Verrière. Cent seize francs par mois ! Qu’est-ce que c’est que ce compte-là, d’abord ?
— Oh ! fit Vaneau, il y a quelques centimes que j’oublie et qui ajoutés au reste représentent quatorze cents francs par année.
— Moi, répondit Verrière, ma famille me donne cinq cents francs par mois et jamais je n’en ai assez. Allons ! comptez sur moi. Venez donc me voir… attendez… quel jour ?… mercredi… dans l’après-midi… Parce que mes cours, vous savez, j’y vais quand je veux…
— C’est que, insinua Vaneau, mercredi je suis pris par mon travail jusqu’à six heures du soir comme tous les jours de la semaine.
— Eh bien ! alors, réfléchit Verrière, dimanche prochain à trois heures, 50, rue Caulaincourt. Vous verrez des peintres, un surtout, mon meilleur ami, qui a du génie… un musicien aussi… Vous l’entendrez… Allons cher ami je vous quitte… Je déjeune en ville… Nous vous sortirons d’embarras… Sans adieu…
Il fit signe à un fiacre. Vaneau le regarda partir, hébété.
Il allait être midi. Mais Vaneau ne pouvait point en un jour pareil se dispenser de boire une absinthe bien qu’il en eût de nouveau perdu l’habitude. Il était ébloui. Des chiffres, des noms dansaient devant ses yeux, Verrière dépensait cinq cents francs par mois, prenait des fiacres, connaissait un peintre et un musicien de génie, était lui-même — Vaneau l’eût juré, — un poète de génie, écrivait dans le Journal du treizième arrondissement et consentait à lui donner un rendez-vous sans le connaître ! Il en était confus. L’absinthe aidant il eut la certitude que dans huit jours sa fortune serait faite et que la face du monde allait changer.
— Cette fois, dit-il à Jeanne en rentrant, je crois que ça y est !
Il lui rapporta presque mot pour mot la conversation qu’il avait eue avec Verrière. Elle-même fut ébranlée dans son indifférence.
— Cette relation peut t’être utile, consentit-elle à dire.
Vaneau l’embrassa. Il ne se possédait plus de joie. La vie redevenait belle. Il trouva la semaine longue.
Le dimanche suivant à trois heures précises il sonnait à la porte de Verrière. Il aurait pu le faire plus tôt car suivant son habitude il était arrivé rue Caulaincourt bien avant l’heure mais il ne voulait pas courir le risque de mécontenter son sauveur en ne se présentant point juste à la minute dite. Il fut d’ailleurs obligé de sonner trois fois en prenant soin de laisser s’écouler entre chaque discret carillon beaucoup plus de soixante secondes. Il allait même se décider à partir, la mort dans l’âme, quand la porte enfin s’ouvrit. Il revint à la joie de la vie. Verrière s’était dérangé, oui, lui-même, en personne, pour lui ouvrir et dit :
— Excusez-moi. Aujourd’hui je suis seul. La bonne est sortie. Mes amis ne viendront pas. Ils sont retenus.
Vaneau fut ennuyé qu’il s’excusât. Verrière ne lui devait rien, n’est-ce pas ? Il se hâta de protester :
— Oh ! Cela ne fait rien. Votre invitation m’a fait si grand plaisir !
— Asseyez-vous donc.
Une pièce sommairement meublée et qui ne ressemblait guère à un cabinet de travail.
— Eh bien, quoi de nouveau depuis l’autre jour ? interrogea Verrière.
— Mais rien malheureusement ! répondit Vaneau. Il s’attendait à ce que Verrière lui dît :
— Eh bien, avec moi, par moi il va y avoir du nouveau pour vous. Tenez. Voici une adresse.
Mais ce n’était que pour amorcer la conversation. N’importe. Ce serait pour tout à l’heure.
— Vous prendrez un verre de liqueur ?
Vaneau refusa d’abord comme il avait refusé à son oncle le verre de vin blanc le matin de son arrivée. Il ne voulait pas que l’on fît de dépenses pour lui : c’était déjà assez que l’on consentît à le recevoir. Mais Verrière s’était levé pour atteindre sur le rayon d’un placard une bouteille pansue. Tout en buvant du rhum, — il n’en restait presque plus, — et en fumant quelques cigarettes qu’offrit Vaneau, — Verrière voulait descendre acheter un paquet de cigarettes turques, il ne pouvait fumer que de celles-là mais Vaneau aurait bien voulu voir ça, par exemple ! — ils échangèrent quelques aperçus sur la poésie. Verrière parla surtout de lui-même. Il se passait négligemment les doigts dans les cheveux qu’il portait longs, relevant une boucle qui s’obstinait à lui retomber devant l’œil gauche. Il disait :
— Mon cher ami je suis fatigué par la vie que je mène. Je passe des nuits dans les brasseries du Quartier et je me couche à cinq heures du matin. Les nerfs me font mal !
Vaneau souriait admirativement, fier de recevoir de pareilles confidences.
Verrière sortit du tiroir de sa table un cahier qu’il agita comme il avait brandi son journal sur le pont des Saints-Pères.
— C’est un recueil de poèmes inédits ! annonça-t-il. Plusieurs revues déjà me les ont demandés. Mais je ne me déciderai point à les publier avant de les avoir amenés à la perfection.
Vaneau ne se contenta point de dire :
— Je n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.
Il se répandit en éloges hyperboliques, déclarant que jamais il n’avait éprouvé pareille émotion. Verrière l’écoutait en jouant distraitement avec son coupe-papier en jeune homme habitué depuis des années à susciter par la seule lecture de ses vers de tels enthousiasmes. Mais de Vaneau il ne fut point question. Sans doute il avait dans la poche de son veston un carnet de vers, de ses derniers vers, les meilleurs, et il esquissa le geste de l’en retirer ; mais Verrière ne dut pas deviner cette intention, pensa Vaneau, puisque tout de suite il se leva disant :
— Mais à propos je ne vous ai pas montré cette toile de mon ami Garchizey ! Vous vous rappelez bien, le peintre…
Parbleu ! Si Vaneau se rappelait ! Il n’avait oublié aucune des paroles de Verrière : c’était le peintre de génie !
— N’est-ce pas que c’est beau ? C’est un chef-d’œuvre.
Pensait-il que Vaneau dirait le contraire ?
Il entrait dans la vie qu’il avait si longtemps rêvée. Il avait pour ami un poète, un vrai et qui de plus écrivait dans les journaux. Il allait connaître des peintres, des musiciens. Il sortirait avec eux, discutant d’art en bousculant les bourgeois dans les rues. Il irait dans leurs ateliers. Toute son énergie lui revenait… Et toute sa timidité lui restait.
— Eh bien ? lui demanda Jeanne quand il revint.
— Il m’a lu des vers qui sont très beaux.
— Mais, pour toi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Oh ! Il ne m’a parlé de rien. Mais je dois retourner le voir quand je voudrai. Il est chez lui tous les dimanches.
Jeanne haussa les épaules sans rien répondre. Vaneau, lui, ne doutait de la sincérité des autres que lorsqu’il ne pouvait plus faire autrement.
D’autres dimanches se suivirent. Une fois il arriva juste au moment où « les amis » venaient de partir.
— Je m’étonne même, dit Verrière, que vous ne les ayez pas rencontrés dans l’escalier. A propos où demeurez-vous donc ? J’irai vous voir un de ces soirs.
Dans leur logement depuis deux années qu’ils l’habitaient personne encore n’était venu leur rendre visite puisqu’ils ne connaissaient personne. Jeanne ne fut pas contente.
— Pour ce que ça va te servir ! dit-elle.
Il vint un soir en traînant ses bottines dans le couloir comme infiniment fatigué de vivre. Il portait en plein mois de Juin un gros pardessus d’hiver.
— Je suis gelé ! dit-il.
Vaneau s’empressait autour de lui qui distraitement tendit la main à Jeanne.
— Qu’allez-vous prendre ? dit Vaneau. Un peu de café ?
— Je prendrai, répondit Verrière, un verre d’eau.
Peu à peu cependant il s’humanisa. Il regardait Jeanne qui n’avait pas l’air de s’amuser beaucoup et lui posa des questions. Vaneau vit qu’elle lui plaisait. Il en fut heureux : il avait redouté que Verrière la trouvât laide ou commune.
— Je jurerais, dit Verrière, que vous n’avez jamais dîné dans une brasserie, au Quartier ?
Ils durent avouer que non.
— Eh bien, venez donc me prendre chez moi dimanche prochain à cinq heures. Nous irons ensemble.
C’était une invitation en règle et faite très délicatement. Vaneau en était si confus, si touché, qu’il ne savait comment accepter.
Il admira Verrière de parler avec cette désinvolture au gérant, au garçon. Tout le temps que dura le dîner ils furent tous les trois très gais.
Jeanne s’était trompée sur le compte de Verrière. Elle s’était faite belle aujourd’hui. Vaneau l’avait voulu. Verrière s’intéressait à tous les détails de leur vie, il apprit à quelle heure ils entraient au bureau, à quelle heure ils en sortaient, parfois ensemble, souvent Jeanne la première. Elle remontait à la maison à pied tous les soirs quelque temps qu’il fît par la rue de Clichy.
— Je vous écrirai prochainement, dit-il à Vaneau quand ils se quittèrent. J’ai quelque chose en vue pour vous dans un journal.
La lettre arriva dix jours après. Il attendrait Vaneau demain soir à six heures et quart chez lui. On prendrait une voiture. Vaneau se hâta, six heures sonnées, prit ses jambes à son cou. Il sonna. Personne ne vint lui ouvrir. Il attendit jusqu’à sept heures dans la rue. Peut-être Verrière avait-il été retenu au dernier moment ? Il allait arriver d’une minute à l’autre.
Verrière à six heures du soir descendait lentement la rue de Clichy que Jeanne allait suivre en sens inverse. Il ne pouvait manquer de la rencontrer. Elle fut étonnée de le voir là qui la saluait d’un grand coup de chapeau.
— Bonjour, madame ! lui dit-il. Comment allez-vous depuis l’autre dimanche ?
— Mais n’aviez-vous pas donné rendez-vous à Louis pour ce soir ? dit-elle.
Il ne sut d’abord que répondre. Cette petite jolie femme, avait-il pensé, doit s’ennuyer à mourir avec ce grand garçon bébête qui est son mari. Elle doit rêver, désirer mieux. Elle sera enchantée de me voir sans lui. Mais il se reprit vite, se frappa le front :
— Ah ! Je serai toujours le même ! J’ai de ces distractions inconcevables ! Oui ! Oui ! Je me rappelle maintenant. Il doit m’attendre. Mais permettez-moi de faire la moitié du chemin avec vous jusqu’à la place Clichy.
Il essaya de l’étourdir, de l’éblouir. Elle l’écoutait, les lèvres serrées, défiante, le laissant parler. Elle ne souriait pas. Il fut obligé de la laisser seule poursuivre son chemin. Il la vit traverser la place Clichy. Elle ne se retourna point. Il fit signe à un cocher, lui jeta l’adresse d’une taverne du Quartier.
A sept heures et demie Vaneau rentra.
— Je n’y comprends rien ! dit-il. Je n’ai pas vu Verrière. Je l’ai attendu plus d’une heure. On a dû le retenir quelque part. Mais il m’enverra un mot.
Jeanne dit seulement :
— Tu crois ? C’est un farceur.
— Allons donc ! Décidément, je ne sais pas ce que tu vas chercher.
Il attendit le « mot » un, deux, trois quatre jours. Puis n’y tenant plus il retourna rue Caulaincourt.
— M. Verrière ? dit le concierge. Il est à la campagne. Il a même donné congé pour le terme d’Octobre.
Il allait falloir recommencer, chercher ailleurs un autre « ami ».