La faune des plateaux
Amateurs de théâtre
La tournée Espéron avait pris le train à la gare Saint-Lazare pour faire apprécier aux riverains des stations de la Manche un vaudeville un peu usé à Paris.
Deux compagnons bénévoles s’étaient joints à la troupe et profitaient des réductions de tarif accordées à l’impresario. C’étaient Jacques Bouzin, camarade sérieux de Mado Madolon, et Philippe Cru, qui s’intéressait à la jeune Pomonard.
Jacques et Philippe étaient des quinquagénaires bien confirmés, réparés avec soin, mis à neuf et repeints.
Mado Madolon avait joué plusieurs rôles de commère au music-hall. Cet emploi exige surtout de la beauté, aujourd’hui que les commérages de la commère sont réduits à leur plus simple expression. Il s’agit surtout, au moment où défilent les pierres précieuses ou les fourrures, de lancer au public des indications succinctes, d’une voix nette, sans passion.
Pomonard était la fille d’une femme de ménage, qui l’avait amenée avec elle un jour qu’elle travaillait en extra chez M. Cru. M. Cru avait reconnu tout de suite chez cette petite des dons sérieux pour le théâtre. Il l’avait fait engager par un de ses commandités, à d’honorables appointements qu’il avait élevés, sur sa propre cassette, à un chiffre moins honorable.
Pendant les représentations, Cru et Bouzin, qui connaissaient suffisamment la pièce, attendaient la fin du spectacle dans le hall du casino.
— De gentilles petites, dit Bouzin.
— Oui, dit Philippe, elles ont pour nous de la gratitude, et savent ne pas trop nous la montrer.
— Croyez-vous qu’elles nous voient aussi âgés que nous sommes ?
— J’en ai peur, dit M. Cru.
Un silence…
— Sommes-nous si vieux que cela ? dit M. Bouzin.
— Ça dépend de l’emploi qu’on nous donne. Pour figurer dans des conseils d’administration, nous avons l’âge qu’il faut, la « bouteille » nécessaire, une vigueur d’esprit encore appréciable. Mais pour d’autres ébats…
— La foi vous manque, dit M. Bouzin.
— Oui, dit M. Cru. Je me dis trop que, la petite et moi, on n’est pas très bien assortis. Ça me gêne. Quand je sors avec elle, je n’ai pas la satisfaction esthétique de former un groupe harmonieux.
— Ah ! si l’on pouvait rajeunir ! dit Jacques. Voyez-vous qu’un magicien surgisse, et qu’il exauce un vœu à notre choix ? Mon souhait à moi serait d’apparaître aux yeux de Mado avec l’âge d’un garçon de trente ans…
— Moi, dit Philippe songeur, je souhaite autre chose. Je voudrais croire moi-même que j’ai trente ans…
— Vous avez peut-être raison, dit, après réflexion, M. Bouzin.
Il y avait devant eux, dans une glace vraiment mal placée, deux messieurs qui leur ressemblaient d’une façon frappante, en plus vieux. Ils allèrent s’asseoir ailleurs.