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La faune des plateaux

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Édouard Audoir, rédacteur à l’“Espoir”

C’est la veille de la générale, on répète le deux dans le décor du un. Omer, le grand premier rôle, est agité. Sur une observation de l’auteur, il s’asseoit et boude.

Le Directeur. — Omer, allons ! pas de nervosité…

Omer. — On s’énerverait à moins. Voilà trois semaines que nous répétons la scène dans un sentiment qu’on n’a pas changé. La veille de la répétition, il faut tout chambarder.

L’Auteur. — Il ne s’agit pas de tout chambarder ; c’est une nuance que j’indique. C’est trois fois rien…

Le Directeur. — Alors si ce n’est rien, laissez-le tranquille.

L’Auteur, se montant. — J’ai le droit de parler ici autant et plus que n’importe qui.

Le Directeur. — Eh bien ! parlez, mon vieux, parlez tant qu’il vous plaira ! Il quitte le devant de la scène et va s’entretenir avec l’administrateur qui est au fond du plateau. Il affecte une grande indifférence. L’auteur s’en va d’un autre côté. Il voit tout à coup devant lui un gros petit jeune homme blond.

Édouard Audoir. — Maître, je suis M. Édouard Audoir, rédacteur à l’Espoir. M. Carbignac, notre directeur, tient particulièrement à vous être agréable et m’a recommandé de vous faire un long article d’avant-première.

L’Auteur. — Excusez-moi, je suis en pleine répétition.

Édouard Audoir. — J’attendrai, maître, j’attendrai.

L’Auteur, revenu à l’avant-scène, aux artistes, d’une voix un peu étranglée. — Alors reprenons. (A Omer.) Joue la scène comme tu la sens.

Omer. — Ah ! maintenant, je ne la sens plus du tout. (Sans s’adresser à l’auteur.) C’est vrai qu’on a besoin de tout son sang-froid. C’est tout de même nous qui paraissons en scène et qui payons de notre personne. On devrait bien ne pas nous troubler quelques heures avant la générale.

L’Auteur, avec un grand effort de bonhomie. — Allons, allons, que tout soit oublié, reprenons.

Omer et sa partenaire reprennent la scène, d’abord avec une fatigue volontaire ; peu à peu, ils se laissent gagner par le jeu et ils recommencent à « en mettre ». Tout a l’air de s’arranger quand le directeur revient brusquement à l’avant-scène.

Le Directeur, vif. — Tout ça n’est pas du travail. Nous perdons notre temps. (Autoritaire.) On ne répétera plus. La pièce passera demain telle qu’elle est.

L’Auteur. — Il faut pourtant revoir cette scène qui n’est pas sue.

Le Directeur. — J’ai dit qu’on ne répétait plus.

L’Auteur, sentant la nécessité d’un sacrifice humain. — Je m’en vais. Travaillez tout seul. On ne me reprochera plus de gêner le travail. (Il va dans le fond et tombe sur Édouard Audoir qu’il ne reconnaît pas.)

Édouard Audoir. — Édouard Audoir, rédacteur à l’Espoir. Maître, pourrais-je vous interroger ?

L’Auteur. — Je vous en prie, après la répétition.

Édouard Audoir. — C’est que la copie du courrier doit être donnée avant sept heures à l’imprimerie…

(L’Auteur se résigne et Édouard Audoir tire son carnet.)

Le Directeur, à l’Auteur. — Est-ce que vous leur avez donné le mot de sortie pour Claire ?

L’Auteur, redescendant à l’avant-scène en essayant de mettre le plus de dignité possible dans son oubli des injures. — Je l’ai donné hier à Madorec.

Madorec, le régisseur, apportant le manuscrit. — Voilà.

Le Directeur. — C’est ça le mot de sortie ?

L’Auteur. — Eh bien ! il est suffisant. Et je crois que ce sera un effet.

Le Directeur. — Bon, bon, si vous le croyez c’est déjà quelque chose. Et d’ailleurs nous n’avons plus le temps d’en trouver un autre pour demain. Enchaînons pour la sortie et dites votre mot.

(Claire dit son mot de sortie. L’auteur fait entendre un petit grognement d’approbation.)

Le Directeur, d’une voix profonde. — Il vaut mieux qu’elle sorte sans rien dire.

L’Auteur. — C’est vous qui avez demandé un mot de sortie ?

Le Directeur. — Je n’ai pas demandé celui-là. Mes enfants, répétons, répétons. La scène des deux hommes… Est-ce qu’on a fait des coupures ?

L’Auteur. — J’ai pensé, je crois qu’il serait dangereux de faire des coupures franches.

Le Directeur, avec une résignation bien ostensible. — Bon, bon, disons tout le texte, tout le texte.

L’Auteur. — Il vaut mieux qu’il y ait une petite longueur et ne pas risquer d’être obscur.

Le Directeur. — Voulez-vous être bien gentil, laissez-nous donc travailler.

L’Auteur, se rebiffant. — Que je vous laisse travailler !

Le Directeur. — Eh bien ! oui, nous passons demain. Vas-y Omer, vas-y Sénéchal. Toute votre scène, toute votre scène, sans en perdre un mot…

L’Auteur. — C’est intolérable, je m’en vais…

Le Directeur. — Adieu.

L’auteur irrité passe dans la salle sans savoir exactement où il veut aller. Il suit un couloir, monte un étage, puis deux étages, puis arrive dans le foyer des deuxièmes galeries, et, en se retournant, aperçoit Édouard Audoir.

L’Auteur, au sortir d’un rêve. — Qu’est-ce que c’est ?

Édouard Audoir. — Édouard Audoir, rédacteur à l’Espoir. Maître, si vous avez un moment…

L’Auteur, de guerre lasse. — Asseyez-vous là, sur cette banquette… Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

Il commence à dicter, les yeux clos, d’une voix de revenant. Il faut parler de sa pièce mais il ne veut pas en déflorer le sujet. Alors il insiste sur ses intentions et sur ses principes de théâtre qu’il découvre d’ailleurs au fur et à mesure qu’il dicte. Il dit aussi que la pièce a été reçue d’enthousiasme et que tout s’est bien passé aux répétitions, dans la cordialité et la belle humeur.

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