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La faune des plateaux

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Un numéro bien agréable

La générale n’aura lieu que le mois prochain, et ce n’est pas encore le moment du coup de feu. Il n’y a donc personne sur le plateau à une heure vingt, bien que la répétition soit à une heure pour le quart…

Si, tout de même, il y a quelqu’un, qui est là depuis dix minutes.

C’est l’auteur, qui s’abrite dans l’ombre. Il ne veut pas avoir l’air d’être arrivé trop tôt. Il n’ose pas s’emporter contre les retardataires. Il masque son énervement sous une politesse douloureuse.

Enfin, voici un accessoiriste. L’auteur a quelque chose à lui dire. Il a des observations prêtes pour tout le monde…

— Vous êtes-vous procuré le calepin pour le deux ?… Il faut que Saint-Gaston joue avec dès maintenant, afin de l’avoir bien dans la main…

Mais déjà il s’est précipité vers une vieille personne qui semble aveugle et qui tâtonne pour trouver sa chaise. C’est la souffleuse, une femme distinguée, dont on aimerait avoir l’avis sur les pièces qu’elle souffle. Or, elle n’en parle jamais… (Peut-être les chefs-d’œuvre perdent-ils leur saveur à être ainsi émiettés mot par mot ?)

— Madame, lui dit l’auteur, pensez bien à envoyer à Jenny le « Bien joué, Alfred ! » du premier acte. Hier, elle l’a attendu. Et ça loupe le mouvement…

… Ah ! le chef machiniste !

… Dites donc, Grosguillaume, le décor du deux que vous nous avez présenté hier, est-ce qu’il n’est pas un peu dur à équiper ? Vous savez qu’il me faut des entr’actes de dix minutes, pas plus. Autrement tout fiche le camp !

Mais voici qu’Il apparaît sur le plateau, Lui, le Directeur, le Patron, le Capitaine, le Maître avant Dieu…

L’auteur lui parle de la date. Si le directeur est pressé et veut passer le plus tôt possible, l’auteur dit en gémissant que la pièce est difficile et qu’il faut avoir le texte bien dans la bouche une bonne semaine avant la première… Si le directeur a le temps d’attendre et déclare qu’il ne passera pas avant trois semaines, c’est à l’auteur d’être impatient, pour mille raisons : il faudrait passer pour le Salon de l’Aéro… la pièce ne doit pas être répétée trop longtemps, afin que les interprètes ne s’en fatiguent pas et gardent leur fraîcheur d’impression…

Ce n’est pas que l’auteur ait l’esprit de contradiction… Mais il est inquiet… Il suffit qu’on l’engage dans un parti très net pour qu’il en craigne les conséquences. Alors il fait contrepoids de toutes ses forces en faveur du parti contraire, jusqu’au moment où l’on se range à son avis : il n’en faut pas plus pour le faire passer dans l’autre camp.

Après avoir conseillé au jeune premier, à la répétition de la veille, d’insister sur un sourire ironique, il se dit tout à coup que cette indication peut être dangereuse et il essaie maintenant de ramener son interprète à plus de naïveté… Hier, il a dit à l’ingénue qu’elle pleurait trop. Maintenant, il craint qu’elle ne soit un peu sèche.

Le secrétaire du théâtre traverse le fond de la scène. Ce n’est pas encore le moment de faire le service de générale. Mais l’auteur lui rappelle pour la septième fois qu’il lui faudra deux avant-scènes… Et puis cette recommandation qu’il oubliait pour les notes de publicité…

Tout ce qu’il fait là, ce n’est pas pour embêter le monde. Mais il a beaucoup de soucis et veut les faire partager à son prochain. Et puis, vraiment, on est à la veille d’un grand événement qui doit révolutionner le globe, la première de son œuvre ! Il ne peut supporter que l’on soit calme… Car s’il est doux de ne pas s’en faire quand tout s’agite autour de vous, il est révoltant de voir des gens qui ne s’en font pas, autour de votre âme agitée…

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