La faune des plateaux
L’administrateur
Le secrétaire général est un homme de lettres. L’administrateur est un homme d’affaires. Parfois, mais c’est l’exception, c’est un ancien comédien qui n’a pas brillé sur la scène, peut-être parce que son esprit méthodique et précis le privait de la souplesse nécessaire pour interpréter la pensée d’autrui. Le plus souvent c’est un monsieur que les hasards de ses relations ont amené à son poste.
Cette dernière variété d’administrateurs — ceux qui ne sont pas du bâtiment — se reconnaît à ce fait qu’ils jugent les pièces avec autorité. Leur avis, qui renforce toujours celui du directeur, n’en est pas moins libre et spontané. Mais ils sont entrés dans la maison avec une foi aveugle dans la compétence artistique du patron.
On voit parfois l’administrateur, pendant les répétitions, sur le plateau, s’il a quelque chose à dire au directeur. Mais il n’apparaît officiellement dans la salle qu’à la dernière représentation de travail, celle qui précède les couturiers et qui est exactement ce qu’était il y a quarante ans l’ancienne répétition générale. Il y a là des amis et parents de l’auteur, la femme du directeur, l’ami du directeur, et, dans une ombre épaisse, quelques protecteurs d’héroïnes, de confidentes et de bonnes.
C’est la journée la plus dure pour le malheureux écrivain. Dans cette bande d’êtres féroces, le plus terrible n’est pas ce jour-là le patron et les moins sanguinaires ne sont pas les amis de l’auteur.
Après chaque acte, il va de groupe en groupe. Il lui semble toujours que son approche arrête les conversations. Un ami se détache des autres, prend l’auteur par le revers de son paletot et lui parle avec gravité, comme un tuteur à un pupille dissipé.
« — Mais enfin, dit l’auteur, est-ce que tu crois que ça marchera ?
« — Je le crois… oui… je le crois… », dit l’ami sur un ton visiblement charitable.
Cependant l’auteur s’est approché de l’administrateur qui, n’ayant pas encore pris le vent, sourit avec politesse et ne dit rien.
« Ça vous a plu ? » demande l’auteur avec un grand effort de courage.
Même quand il n’est pas du bâtiment, l’administrateur sait déjà que la réponse non compromettante en cette circonstance est : « Il y a de bonnes choses… »
« — Enfin, croyez-vous que ça marchera ?
« — Eh bien, il faudra voir ça devant du public…
« — Enfin, dit l’auteur d’un ton faussement dégagé, vous ne croyez pas… à un insuccès ? »
Dire qu’après la lecture on avait prévu mille représentations ! Et le misérable ne songe maintenant qu’à sauver l’honneur…
« Non, dit l’administrateur, non ; je ne pense pas que ça puisse être un insuccès… Vous êtes aimé du public. »
L’auteur eût préféré que sa cote d’amour n’eût pas l’occasion de jouer. D’ailleurs, comme disait Capus, la faveur qui s’attache au nom d’un écrivain n’opère que pendant les dix premières minutes après le lever du rideau.
Passé ce délai de grâce, l’auditoire devient anonyme, sans affection, dénaturé, barbare, c’est-à-dire juste.