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La faune des plateaux

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Le Maître

C’est un auteur célèbre.

On l’appelle maître et il mérite magnifiquement ce titre, car il est désormais incapable de s’instruire.

Depuis trente ans, ses qualités sont toujours les mêmes et de plus en plus perfectionnées et pures… mais il n’a plus de défauts… Il ne commet, hélas ! plus d’erreurs.

Quand il commence une pièce, il sait où il va. Presque tous les spectateurs le savent aussi.

Le vieux Louis XIV disait : « On n’est plus heureux à notre âge. » Le secours de la vénérable expérience a remplacé la collaboration du jeune Hasard. Jadis, un poète eût comparé notre dramaturge à une auto vagabonde, trop rapide, d’allure trop saccadée, aux freins insuffisants et qui capotait parfois dans les fossés.

Maintenant le même poète le regarderait comme un tramway somptueux qui accomplit implacablement son itinéraire sur des rails solides.

Le maître n’écrirait plus un ouvrage dont il ne serait pas entièrement satisfait. Il est sûr de ce qu’il écrit. L’équilibre de son œuvre lui donne une satisfaction intérieure qui peut-être n’est pas fatalement partagée par les personnes du dehors.

Sur le plateau, il est entouré d’une admiration universelle, un peu goguenarde chez le petit personnel qui le regarde comme un personnage surnaturel, mais légèrement infirme et gâteux.

Les jeunes femmes du théâtre le considèrent avec respect. Il lui est difficile de frayer avec elles comme il en a sans doute le secret désir… Comment descendrait-il de son pavois ?

Il n’a pas, comme jadis Jupiter, la ressource de l’incognito et ne peut adopter, pour rassurer ses partenaires, le dandysme onduleux du cygne ou la franche simplicité du taureau campagnard.

Quand il a lu sa pièce aux artistes, ils l’ont écoutée en silence et des applaudissements résolus ont salué la fin de chaque acte ; c’est qu’on est tranquille et que le jugement de chacun est à l’abri ; on est certain que la pièce est belle, étant signée de lui.

Puis, les répétitions se prolongent. A force de vivre avec le chef-d’œuvre monstrueux, on s’est familiarisé et la terreur admirative décroît à vue d’œil.

Le jour de la générale, il peut arriver que le public médusé acclame la pièce du bon maître. Alors tout le personnel du théâtre retrouvera son admiration. Ou bien la salle sera consternée. Alors on décidera que le maître est en déclin.

Dans ce cas, il aura toujours la ressource de se dire que la générale rend des jugements de première instance et que l’appel n’interviendra que des années après.

Il pourrait se dire cela aussi, et peut-être plus justement, s’il obtient un triomphe, car l’acclamation, en présence d’une œuvre nouvelle, est encore plus sujette à caution que le dénigrement. Mais, dans ce cas, comment ne pas encaisser le jugement et ne pas l’estimer définitif ?

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