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La faune des plateaux

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L’entente cordiale

  • L’AUTEUR.
  • LE DIRECTEUR.
  • OMER, premier rôle.

SCÈNE PREMIÈRE
L’AUTEUR, LE DIRECTEUR
(Dans le cabinet du directeur)

L’Auteur. — Vous savez, je suis empoisonné depuis la répétition d’hier. Je trouve qu’Omer n’y est pas du tout.

Le Directeur. — Mon vieux, est-ce vous ou n’est-ce pas vous qui l’avez demandé ? Ce n’est pas faute de vous avoir prévenu, au moins ! Omer, c’est entendu, le public l’a à la bonne ; ça durera ce que ça durera. Pour le moment, ça dure encore, et Omer, qui compte là-dessus, n’en fiche plus une secousse. Et ce n’est pas un monsieur à qui on peut dire quelque chose. Vous avez voulu l’avoir, vous l’avez : il n’y a qu’à l’encaisser maintenant… Dites donc, mon petit, j’ai quelqu’un à recevoir. Je vous rejoins sur le plateau.

SCÈNE DEUXIÈME
L’AUTEUR, OMER
(Sur le plateau)

L’Auteur. — Écoute, je n’aime pas beaucoup ce que le patron t’a demandé de faire hier…

Omer. — Il faut le lui dire, mon vieux ! C’est à moi que tu dis ça ? Tu as fait ta pièce. Tu as le droit de la faire jouer comme tu l’entends.

L’Auteur. — Il est tellement susceptible ! Si c’était plutôt toi qui lui disais que tu ne sens pas la scène comme ça ?…

Omer. — Alors, c’est à moi qu’il en voudra. Je ne marche pas.

L’Auteur, résigné. — Il changera peut-être d’avis tout seul…

Omer. — Plus sûrement, en tout cas, que si on lui fait la moindre observation.

SCÈNE TROISIÈME
OMER, LE DIRECTEUR
(A l’avant-scène, pendant que l’auteur est en conversation avec une petite interprète, au fond du plateau.)

Omer. — C’est curieux, ni au un, ni au deux, ni au trois, je ne retrouve ma bonne impression de la lecture. C’est creux. C’est banal… On pourrait peut-être lui dire de retravailler son deux…

Le Directeur. — Il l’abîmera davantage. Je sais ce qu’il peut faire maintenant. Il est encore capable d’apporter un travail de premier jet qui ne soit pas trop débecquetant. Mais si on lui dit de modifier, il ne voit plus clair, et il fait des bêtises. On va jouer la pièce telle quelle : ça donnera ce que ça donnera.

Omer. — Et alors, les indications qu’il nous envoie ! Dire qu’il faut avoir l’air d’écouter ça !

Le Directeur. — Il n’a jamais eu la moindre idée du travail d’avant-scène. Heureusement que, devant moi, il n’ose pas s’en mêler.

SCÈNE QUATRIÈME
L’AUTEUR, OMER, LE DIRECTEUR, PLUSIEURS AMIS

(Après la répétition générale. Des applaudissements assez copieux ont salué le nom de l’auteur. Il est venu du monde sur le plateau en assez grand nombre, et les compliments, assez abondants ont paru assez sincères. Sur la scène, on croit assez au succès. L’auteur y croit peut-être un peu trop.)

L’Auteur, embrassant le directeur solennellement. — Voilà le grand homme de théâtre à qui je dois mon succès ! (A Omer, qu’il embrasse.) Mon vieux, tu as été génial ! Encore une belle bataille que tu m’as fait gagner !

Omer, sincère. — Avec une pièce pareille ! Tu n’as rien fait de plus beau ! Et je ne vois personne à l’heure actuelle…

Le Directeur, sincère. — Je ne m’y suis jamais trompé.

ÉPILOGUE

Le lendemain, la presse est tiède, la location un peu traînante. L’auteur, en les adjurant de ne pas divulguer ses paroles, confie successivement à vingt-quatre amis, et toujours avec sincérité, qu’il est trahi par l’interprétation et massacré par le metteur en scène.

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