La faune des plateaux
La concierge du théâtre
A vrai dire, la concierge que j’ai en vue ne faisait pas exactement partie de la faune des plateaux. Mais, en thèse générale, il ne faut pas exclure du plateau les concierges de théâtre. Il y en a qui s’y égarent, quand elles sont chargées d’un message pressé pour une artiste.
Mme Mageon était une femme de haute taille et de la plus grande épaisseur. Elle ne donnait pas l’impression d’être mobile, mais, comme on la retrouvait dans sa loge à des endroits différents, il fallait admettre tout de même qu’elle s’était déplacée.
Elle était mariée à un vieux petit écureuil, employé en ville l’après-midi, et que l’on voyait le soir monter et remonter sans relâche l’escalier des loges. On l’appelait Mageon, parce qu’il fallait bien lui donner le même nom qu’à sa femme, mais ils appartenaient à des classes sociales bien différentes, sinon comme éducation et comme langage, du moins comme aspect extérieur. Lui n’était qu’un simple petit commissionnaire de Paris. Mme Mageon rappelait certaines sculptures majestueuses d’Égypte ou d’Asie Mineure, dont je ne préciserai pas aujourd’hui l’époque, faute de compétence et d’ouvrages spéciaux sous la main.
Mme Mageon, énorme et surmontée d’une très ancienne torsade de cheveux, avait, au moins pendant une heure du jour, l’occasion d’exercer une fonction à peu près digne de sa majesté : c’était le moment où les quémandeurs de places venaient chercher les réponses.
Un règlement, en vigueur dans presque tous les théâtres, spécifie que les réponses non réclamées à 6 heures au bureau du secrétaire général, seront descendues chez le concierge.
Parmi ces enveloppes, il y en a qui renferment un coupon, et d’autres la lettre même du quémandeur, sur laquelle un crayon bleu a tracé la formule de regrets traditionnelle.
Rien qu’en palpant l’enveloppe, une concierge exercée sait bien si elle renferme la bonne ou la mauvaise réponse. Elle connaît, d’autre part, la tête de la plupart des solliciteurs : cette troupe avide contient toujours le même noyau patient et tenace, rompu à ce dur métier de l’assaut au secrétaire. Mme Mageon les reconnaît donc bien, eux ou leurs délégués, car beaucoup d’entre eux envoient leur petite amie ou le chasseur du café où ils sont installés pour le bridge quotidien. C’est avec tout l’empressement dont elle est capable que la concierge tend à ces personnes l’enveloppe qui contient l’avis de refus.
Car Mme Mageon n’aime pas remettre des réponses favorables. Elle souffre, autant que le directeur, de voir des gens venir à l’œil au théâtre. Le plaisir royal de dispenser des faveurs s’émousse rapidement, autant chez le directeur et le secrétaire que chez la concierge. J’ai connu un directeur qui faisait de belles affaires et dont la joie était gâtée par l’obligation où il se trouvait parfois de donner une loge ou deux fauteuils. Il ne haïssait pas le genre humain ; il était généreux en d’autres occasions : il détestait donner des places.
Il y a parmi les clients de Mme Mageon, des personnes qu’elle voit arriver aux portes de sa loge avec une satisfaction toute particulière. Il s’agit de jeunes gens sans surface, attachés ou rattachés arbitrairement à un vague périodique, et qui ont lassé le secrétaire par leurs demandes réitérées, si bien qu’il a jeté au panier leur dernière lettre, sans même y répondre.
Ce sont les bons instants de Mme Mageon. A la question : « Avez-vous quelque chose pour M. N…? » elle répond avec une politesse glacée mais irréprochable : « Non, monsieur ». « Voulez-vous avoir la complaisance de vérifier ? » demande le jeune homme, les dents serrées. Mme Mageon prend, sans se fâcher, le petit tas des réponses, et, avec la lenteur savante d’une personne bien sûre qu’il n’y a rien, fait durer le plaisir en regardant les suscriptions une à une. Le jeune homme s’en va, la rage au cœur, se promettant bien, le jour où il sera célèbre, de tirer une cruelle vengeance du directeur, du secrétaire et de la concierge. Viennent la gloire et la puissance, il oubliera ses rancœurs et sympathisera, de l’autre côté de la barricade, avec ces autres forces mauvaises.