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La faune des plateaux

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L’ami de la maison

L’ami de la maison est la plus considérable des personnalités sans mandat.

Il n’a pas une apparence physique bien déterminée, mais je le vois plutôt entre deux âges, et assez grand. Oui, il est mieux quand il est grand. Un oisif semble encore plus oisif quand il est de haute taille.

On le voit arriver pendant la répétition, à n’importe quelle heure de l’après-midi. Alors que les amis de ces dames osent à peine s’aventurer au fond obscur du plateau, l’ami de la maison vient parfois jusqu’à la rampe. Sans arrogance et sans déférence, il tend la main à l’auteur, qui la serre distraitement. Sa présence est si naturellement admise que personne ne la remarque plus, et qu’elle ne trouble en rien le travail de la scène.

Il est si intime avec le directeur qu’ils ne se disent jamais bonjour. D’ailleurs, quand ils sortent ensemble après la répétition, ils ne s’adressent pas la parole. Le véritable ami est celui à qui on n’a rien à dire. Il contente à la fois notre sauvagerie et notre besoin de sociabilité.

L’ami de la maison a peut-être dans la vie d’autres occupations. Il est à la Bourse, ou au Palais, ou dans l’industrie : il n’est pas question de cela dans les conversations.

La plupart du temps, ce n’est pas un amateur de théâtre. S’il vient dans la maison, c’est que son ami en est le maître. Il eût fréquenté de la même façon un restaurant ou un journal.

Il arrive que, devant l’auteur, le directeur pose une question à l’ami de la maison. Mais ce n’est pas du tout pour causer. Il lui demande : « Tu aimes ce deux, toi ? » ce qui veut dire : « Déclare nettement qui tu n’aimes pas ce deuxième acte. » Et l’ami obéit, avec la plus grande docilité. Il est évident que le directeur ne tient pas à cette opinion, et qu’il ne l’a sollicitée que pour fortifier, aux yeux de l’auteur, la sienne propre, à qui elle donnera tout de même un petit supplément de poids.

Si l’auteur, loin du directeur, coince dans un couloir l’ami de la maison, il faut qu’il s’y prenne avec adresse pour obtenir de lui un avis indépendant.

— Franchement, la scène du trois vous a-t-elle choqué ?

L’auteur est un être ingénu qui s’imagine encore qu’avec ce simple adverbe : franchement, il va faire naître de la franchise…

— Le patron veut que je coupe cette scène ? Ne trouvez-vous pas que cela enlèverait tout intérêt à la scène finale ?

Ces trois mots imprudents : « Le patron veut… » permettent à l’ami de la maison de prendre position.

— S’il vous dit de la couper, vous savez, n’hésitez pas !

L’important, pour l’ami de la maison, est de rester solide dans la maison.

Ajoutons, pour achever de le décrire, qu’il est célibataire d’aspect. Mais il n’est pas rare, le soir de la générale, de le voir au troisième rang d’orchestre, à ses places attitrées, à côté d’une dame encore jeune, assez forte, la plupart du temps, et qui montre sans voile des épaules charnues, visiblement conjugales.

Elle apparaîtra sur le plateau, à la fin du spectacle, au moment des compliments enthousiastes ou dévoués. Elle sera du souper intime, offert par le directeur et sa femme.

L’ami de la maison s’est promené dans les couloirs, et a recueilli les opinions défavorables à la pièce. Mais il ne les rapportera que lorsque la soirée a été indécise, et pour faire croire à la cabale, la bienheureuse cabale qui sauve l’amour-propre des auteurs.

L’ami de la maison a quelquefois, très rarement, une maîtresse dans la maison. Mais il faut pour cela que le directeur en ait une aussi. Alors, il semble que ce soit pour faire comme le patron, et ne pas le désobliger par l’exemple d’une vertu intempestive.

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