La faune des plateaux
Est-ce bien un succès ?
Les trois actes de la comédie Le Désir d’Henriette, lus au directeur, firent sur ce quadragénaire énorme un effet moyen. Il dit à l’auteur : « Bien entendu, je te reçois, mais c’est parce que j’ai confiance en toi. Pour la pièce, je ne sais pas… Je suis un vieux routier. Mais mon théâtre me paraît un peu grand. Ça peut faire un succès, ou ça peut se ramasser. On sera fixé à minuit, le soir de la générale… »
L’auteur pensa : « Il n’y connaît rien. »
La lecture aux artistes fit un effet considérable.
Le directeur dit à l’auteur : « J’ai entendu ta pièce aujourd’hui pour la première fois. L’autre jour, tu me l’as lue comme un cochon. Aujourd’hui, je l’ai vue. Nous jouerons ça trois cents fois et nous ferons le plein deux cents jours. »
Ils s’embrassèrent. L’auteur déclara — et il le pensait — que le directeur était le premier homme de théâtre de Paris.
Les répétitions marchèrent sans un accroc et sans une dispute, d’autant que l’auteur et le directeur s’y trouvaient rarement en même temps. Ils donnaient aux artistes des indications contradictoires. Mais, dès qu’ils se rencontraient sur le plateau, ils arrivaient à corriger merveilleusement ces divergences, au grand contentement des interprètes qui se bornaient à déclarer, une fois le directeur et l’auteur partis, que c’était insupportable de travailler dans ces conditions-là.
Le soir de la générale, le premier acte, qui inspirait quelques craintes, marcha admirablement. L’auteur, aux nombreux amis qui vinrent sur le plateau, se bornait à dire : « Ceci n’est qu’un acte d’exposition. Attendez mon deux. »
Après le deux, les admirateurs revinrent, mais en moins grand nombre. Ils dirent à l’auteur que ça marchait très bien, mais :
Qu’on avait eu tort d’allumer le calorifère,
Que la robe de l’héroïne était trop mauve,
Qu’il y avait dans une baignoire une bande de gens ivres qu’on aurait bien dû expulser.
L’auteur attendait d’autres constatations. Il vit venir à lui un parent complaisant, qui affirma que c’était un triomphe. Il oublia volontairement que ce cousin était un bénisseur invétéré.
D’ailleurs, il comptait beaucoup sur le trois, qui était très gai, très en dehors.
Cet acte fut écouté par le public avec une satisfaction plutôt intérieure. Ce calorifère abominable empêchait les grosses manifestations. Après la chute du rideau, il y eut une récolte suffisante d’applaudissements pour le nom de l’auteur. On ne le demanda pas sur la scène, et il n’eut pas à faire triompher sa ferme résolution de n’y venir à aucun prix.
Deux amis seulement apparurent sur le plateau. Le directeur regardait l’auteur, ma foi ! très amicalement.
L’auteur lui dit : « Hé bien ! je crois qu’on peut s’embrasser. »
Le directeur avança sa grosse joue piquante.
L’auteur lui dit : « Enfin, tu es content ? »
Le directeur répondit : « Très content, mais tu as quelques amis dans la salle, qui sont venus te complimenter et qui sont de fameux salauds. »
— Qui ça ? qui ça ?
Le directeur battit en retraite.
— Je ne sais pas leurs noms, mais je sais que ce sont des amis à toi.
Le lendemain, à trois heures, l’auteur était au théâtre. La dame de la location travaillait à un très joli ouvrage de broderie.
— Comment ça va-t-il, madame Bouvet ?
— Moi, je vais bien… Ma feuille de location, c’est tout doux.
— Vous n’êtes pas contente ?
— On ne peut rien dire avant le premier samedi.
A quatre heures, le premier samedi, on avait cinq mille francs. Le directeur déclara que le soir on jouerait à bureaux fermés.
L’auteur vint de bonne heure pour jouir de ce spectacle. Mais il constata que les arrivants trouvaient tout de même des places. La recette se montait à 9.322 francs.
— C’est le plein ? demanda-t-il à l’administrateur.
— C’est le gros maximum… à peu de chose près.
— C’est le plein ? demanda-t-il un peu plus tard au secrétaire général.
— Oui, c’est tout ce qu’on peut faire.
Une demi-heure après, il rencontra le contrôleur-chef. Il se fit répéter le chiffre de la recette.
— C’est le plein ?
— Pas tout à fait. Nous pouvons faire onze mille.
… Quelle rage de poursuivre ainsi les enquêtes, et de ne pas se contenter de la première affirmation !
La recette était belle, mais l’indication n’était pas entièrement satisfaisante. En cas de succès, le directeur l’avait déclaré, on atteignait toujours le maximum le premier samedi.
La matinée, le lendemain, fut médiocre. Mais allez donc lutter contre Auteuil et ce match de rugby à Colombes !
Le dimanche soir, ce fut assez maigre ; ce n’était pas un théâtre populaire.
— Nous n’avons pas de location pour demain lundi, dit le directeur, on louera dans la journée. C’est le genre du théâtre. Nous ne ferons pas plus de 6.000.
On fit 2.400. Le directeur déclara que c’était très beau, étant donné le temps désagréable. Il était tombé du grésil. D’autre part, à la Bourse du commerce, il y avait un petit krach… Les gens se réservaient.
Ils montrèrent la même réserve les jours suivants. On garnissait les salles avec des faveurs, mais le théâtre était décidément un peu grand. L’auteur souriait vaillamment. Quelques compensations lui arrivaient, des louanges bien filtrées : la sœur d’une habilleuse avait déclaré que c’était la plus jolie soirée qu’elle eût passée au théâtre depuis trente ans…
Le samedi, la recette fut assez bonne… dans les neuf mille… huit mille quatre cents exactement. Et, pourtant, un boxeur poids moyen anglais de grande valeur rencontrait ce soir-là le champion de France au Cirque de Paris… « Ils ont fait deux cent mille francs de recette, dit le directeur. C’est de l’argent pris aux théâtres comme avec la main. »
Le dimanche fut un petit peu supérieur au dimanche précédent. L’auteur arriva le lundi après-midi dans le cabinet du directeur. Il le trouva en conférence avec un autre auteur. La conversation s’arrêta brusquement à son entrée. Tous deux lui serrèrent la main avec effusion.
— Croyez-vous que sa pièce est exquise ? dit le directeur à l’autre auteur. Quel talent il a cet animal-là ! Mais ce n’est pas tout à fait la pièce d’ici…
Le confrère joignit sa voix louangeuse à celle du directeur. Puis la conversation s’arrêta à nouveau. L’auteur du Désir d’Henriette prit congé, et s’en alla vers des arbres, au bois de Boulogne. C’était la première journée de printemps ; avec un léger effort et de la littérature, il lui trouva un certain charme.