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La faune des plateaux

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Une variété d’auteur

Le directeur est à l’avant-scène. Il a posé une chaise contre la rampe. A côté de lui, un homme tient le manuscrit et, stoïque sous mille invectives, souffle leur rôle aux acteurs. C’est un personnage aux cheveux bouclés, de vingt-cinq à soixante-dix ans, et dont on ne sait s’il est un noble ruiné ou un prolétaire non enrichi.

La répétition est commencée depuis une heure pour le quart. A deux heures et demie arrive un homme pesant, à qui le directeur tend une main distraite, sans le regarder, et qui prend place également à l’avant-scène sur une chaise avancée à la hâte par le deuxième régisseur. L’auteur — car c’est lui — a pris un air migraineux pour excuser son retard. Mais personne ne lui demande d’explication, cet incident n’ayant rien d’exceptionnel.

Il met un pince-nez pour suivre attentivement la répétition, darde un regard perçant sur les protagonistes, mais n’écoute pas un mot de ce qu’ils disent et se demande anxieusement quel prétexte de thérapeutique il va trouver pour s’en aller à quatre heures…

Non pas qu’il se désintéresse du sort de la pièce que l’on répète. Mais il sait qu’il y a encore trois semaines de répétitions, c’est-à-dire une éternité.

Il se lève et dit au directeur à voix basse :

« Je vous quitterai dans une heure, j’ai un rendez-vous chez mon notaire… » Le directeur lui fait un signe d’acquiescement qui ne veut rien dire, et attirant son attention sur la scène que l’on répète : « Regardez-moi ça. Il y a un trou… Il ne peut pas lui dire ce qu’il lui raconte, s’il n’est rassuré sur le sort de l’enfant. »

L’auteur réfléchit sans penser à rien, puis déclare : « Vous avez raison. J’arrangerai ça.

«  — Il faudrait l’arranger tout de suite, dit le despotique directeur. Autrement, ils ne l’apprendront pas…

«  — Je ne peux pas improviser un texte. Ce n’est pas du travail sérieux… »

Sur l’ordre du directeur, on installe l’écrivain dans le bureau de la régie.

« Tâchez de me donner une plume qui marche », dit-il avec autorité au régisseur. Il sait que toutes les plumes du théâtre sont rétives. Mais ce jour-là, c’est un fait exprès, on lui donne une plume excellente.

« Surtout qu’on ne me dérange pas ! »

On ferme la porte, mais elle est vitrée, et il faut changer un peu la position du fauteuil, de façon à tourner le dos à la vitre. Ainsi, la tête inclinée sur la poitrine par l’engourdissement d’une digestion un peu lourde donnera aux indiscrets du couloir l’impression d’une attitude méditative.

D’autres fois, l’auteur alléguera qu’il veut écouter la pièce de la salle, et il s’installera, pour méditer, au fond d’une baignoire obscure.

En somme, c’est un travailleur sérieux, qui ne veut travailler qu’à tête reposée. Mais il n’est pas sûr que, dans le théâtre, on ait cette opinion de lui. N’y a-t-il pas un peu d’ironie dans le respect que l’on témoigne à son labeur ? Aurait-on l’irrévérence de le soupçonner de paresse ? Ces gens-là ne le comprennent pas. C’est un artiste libre, et qui ne veut travailler qu’à ses heures. Ces heures sont-elles fréquentes ? Voilà qui ne vous regarde pas.

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