La faune des plateaux
Mme Cordelet
Mme Cordelet, duègne, habite depuis 35 ans la plus tranquille des maisons de la rue du Bac. Elle a dans son quartier de modestes, mais solides relations. M. Cordelet, son mari, est un ancien clerc d’avoué. Il est attaché au bureau de bienfaisance. Leur fils est employé de banque ; il est marié et père de famille.
Mme Cordelet, jadis, a-t-elle eu des amants ? C’est possible, ce n’est pas sûr.
Si elle en a eu, il y a si longtemps, que ça n’a jamais existé. D’ailleurs, le physique de Mme Cordelet, plus gai et accentué que séduisant, l’a beaucoup préservée…
Mme Cordelet est une fervente liseuse. Elle lit dans l’autobus qui l’amène à proximité du théâtre. Elle lit dans sa loge. Elle lira dans le métro passé minuit.
Le dernier métro… Qui dira la place qu’il tient dans les préoccupations des artistes ? Si, par suite d’un entr’acte prolongé, la représentation a subi un retard de quelques minutes, toutes les pensées des personnages de la pièce sont concentrées sur ce point : aura-t-on le dernier métro ? Le traître dont le châtiment est proche, le mari magnanime prêt à pardonner, la désenchantée qui va mourir, tous ne songent qu’à l’heure pressante, à la grille inexorable qui va murer la station.
Le démaquillage sera rapide, incomplet, et la dernière rame du métro emportera des individus au teint ocreux, à l’œil trop fatal. Mme Cordelet ne sera pas de ceux-là. Quitte à être obligée de s’en aller à pied, elle prendra tout son temps pour défaire sa figure, pour enlever la robe et la perruque extravagantes d’une manucure, procureuse à ses heures, qui favorise de louches intrigues et vend de la coco.
Même à un âge plus tendre, Mme Cordelet n’eût pas été corrompue par ses rôles. Les bonnes influences, seules, agissent sur les interprètes. Tels artistes, tels auteurs aussi, acquièrent une vertu édifiante, à force de proposer au public de l’honnêteté et de grands sentiments.