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La faune des plateaux

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“Le Gendre”[2]

Tragédie-sketch en un acte et un épilogue

A Pierre Veber.

[2] L’Assemblée des Auteurs à laquelle il est fait allusion, se proposait de rétablir l’ancien article 17 de leurs statuts. Entre autres interdictions, cet article défendait aux directeurs de jouer sur leurs théâtres des pièces signées de leur nom, du nom de leur fils ou du nom de leurs parents.

PERSONNAGES :

  • ELLE, fille du directeur ;
  • LUI, mari d’Elle ;
  • L’HOMME DE PAILLE.

SCÈNE PREMIÈRE
Lui, Elle

Lui

Madame, c’en est fait. Déjà l’on délibère…

Elle

Pourquoi c’en est-il fait ?

Lui

Que veut-on que j’espère ?
Cent ou deux cents auteurs là-bas sont réunis…
Mes beaux jours glorieux, je le crains, sont finis !

Elle

De grâce, expliquez-moi ces choses que j’ignore…

Lui

Le jour où votre père — Ah ! je le vois encore ! —
Mit solennellement votre main dans ma main,
Ce fut pour moi, madame, un bonheur surhumain !
Car si l’amant voyait sa flamme couronnée,
L’auteur voyait aussi grandir sa destinée ;
Le directeur puissant qui comblait mon amour,
Une fois par saison nous assurait un tour.

Elle

Et quel événement vient causer vos alarmes ?

Lui

Écoutez ces clameurs, entendez ces bruits d’armes :
Contre le fier Quinson un complot s’est ourdi.
Le choc est annoncé pour cet après-midi.
Armont, venu d’Athène en passant par Phocée,
Dit qu’entre les auteurs la justice est faussée ;
Timmory l’accompagne et, réclamant des lois,
Decourcelle a dressé son beau profil gaulois.
Leurs efforts combinés, hélas ! font que je tremble…
Cet orage qu’ils vont déchaîner tous ensemble,
De Gustave en ce jour menace la maison…
Je pourrais là-dessus me faire une raison…
Mais ces faiseurs de lois, pour que Gustave tombe,
Ont besoin, croyez-moi, d’élargir l’hécatombe.
Un décret contre un seul ne peut être voté.
Et votre époux sera, madame, exécuté !

Elle

Pour triompher, ami, n’as-tu pas d’autres scènes ?

Lui

Ce sera le retour des heures incertaines,
De l’attente anxieuse où sombre notre espoir…
Directeurs étrangers, devrai-je vous revoir ?
Ne connaîtrai-je plus ces façons familières
D’un patron paternel qui se dit, aux premières,
En couvrant de baisers son gendre triomphant,
Que le douze pour cent retourne à son enfant !

Elle

A ce malheur, hélas ! n’est-il point de remède ?
Je ne puis cependant, pour te venir en aide,
M’en aller dès ce soir seule sur le chemin
Et, me jetant aux pieds du Pontife romain,
Obtenir que son bras tout-puissant nous sépare…

Lui

N’augmente pas ainsi mes douleurs, ô barbare !
Tu sais que rien n’atteint mon amour et ma foi,
Jusqu’au dernier soupir je serai sous ta loi.
Pourtant votre propos, tendre épouse que j’aime,
Suscite en mon esprit un rare stratagème…
Divorçons !

Elle

Que dis-tu ?

Lui

Qu’un divorce légal
Déchire aux yeux de tous ce lien conjugal…
Nous semblons nous quitter, mais, sitôt la sentence,
Nous reprendrons tous deux la commune existence
Et saurons retrouver, faussement désunis,
Le doux et libre amour des oiseaux dans leurs nids…
Que le seigneur de Flers croie à notre rupture,
Et ses cruels statuts, dont se rit la Nature,
Grâce à ce dol charmant resteront satisfaits !

Elle

Je t’ai laissé parler, perfide ! Tu pensais
Que j’allais consentir à l’artifice infâme
Dont tu n’aurais usé que pour leurrer ta femme…
Quand elle aurait donné, de son cœur ingénu,
Le faux consentement, tu l’aurais retenu
Et pris ce bon moyen de te séparer d’elle !

Lui, douloureusement

Ah ! peut-on méconnaître un cœur vraiment fidèle !

Elle

Mais pourquoi m’obstiner ? Pourquoi vous retenir ?
Divorcez, si tel est votre secret désir !

(Elle s’apprête à sortir.)

Lui

Ah ! de grâce, écoutez !

Elle

Que faut-il que j’écoute ?

Lui, suppliant

Restez !

Elle

Auteur ingrat, poursuivez votre route !

(Elle sort.)

Lui

Blessé jusques au fond du cœur,
De l’article dix-sept innocente victime,
Me faut-il aujourd’hui quitter ma légitime,
Ou laisser ce théâtre où je règne en vainqueur ?
Je demeure immobile, et mon âme accablée
Maudit cette assemblée…
Des deux côtés m’apparaît ta rigueur,
O destinée amère !
En demeurant, je perds le directeur ;
En divorçant, je renonce au beau-père !

(Assommé par sa douleur et d’un cœur trop sensible au mal de mer pour supporter pendant plus d’une strophe le balancement d’un débat cornélien, il tombe évanoui sur le sol. Musique. Apparition de l’Homme de paille, dont le corps est fait de bottes de paille réunies).

L’Homme de paille,
qui, étant de création relativement récente, s’exprime dans un style plus moderne.

C’est moi qui suis l’homme de paille,
Un être fragile et costaud…
Quand la loi me livre bataille,
J’esquive son glaive pataud.
Je penche sous les coups de taille,
Mais résiste, vaille que vaille,
Et l’estoc a beau traverser
Ma poitrine et mes flancs de paille,
Il ne pourra pas me blesser…

(Fanfare.)

Étant fait de fétus de paille,
Je pèse moins qu’un poids bantam,
Et puis passer, sans aucun dam,
Dessus le code et sa broussaille :
C’est moi qui suis l’Homme de paille !

Lui,
qui renonce, vu l’urgence, à s’expliquer en vers.

Homme de paille, j’aurai recours à toi !

L’Homme de paille

C’est inutile pour le moment… J’arrive de la Société des auteurs…

Lui

Tu es sociétaire ?

L’Homme de paille, gêné

Non… Enfin, mettons que j’aie écouté aux portes. J’ai entendu que l’article 17 était rétabli…

Lui

Malédiction !

L’Homme de paille

Bénédiction, veux-tu dire ! Il n’est rétabli que pour l’avenir, et l’on respecte les droits acquis. Tu continueras à être joué chez ton beau-père et tu n’as plus besoin de divorcer.

Lui

Alors, il n’y a rien de changé ?

L’Homme de paille

Jusqu’à la prochaine. Voici toujours mon adresse.

(Il sort. L’auteur téléphone à sa femme, à l’aide d’un appareil d’appartement.)

Lui

Amène-toi, Jenny. L’affaire est arrangée.

(Mais déjà il est à sa table de travail et commence un nouveau chef-d’œuvre.)

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