La faune des plateaux
Le peintre de mœurs
Il y a trente-cinq ans, c’était un petit employé de ministère, un être exigu, orné d’une barbiche et d’un pince-nez. A cette époque, il écrivait des pièces et des romans mondains. On y voyait de jeunes ducs dissipés, qui faisaient sauter la banque, et les « cercleux » parlaient volontiers de tirage à cinq. A vrai dire, l’auteur, assez étranger au monde des jeunes ducs, n’avait jamais vu de sa vie une partie de baccara.
Maintenant il a cinquante-neuf ans et il est chef de bureau. Il n’a pas augmenté de taille, mais il s’est arrondi, et son importance sociale le fait paraître plus grand. D’ailleurs, à un certain âge, en dépit de ce que pourrait dire la toise, on cesse d’être un homme petit.
C’est le modèle des époux et des pères. Ses deux filles sont mariées confortablement. Il a passé de la petite bourgeoisie dans la bourgeoisie moyenne.
Il a cessé de s’intéresser au grand monde et, suivant la Mode avec autorité, il peint désormais, avec tant d’autres écrivains, les mœurs de la basse pègre. Les soirs où sa compagne et lui ne restent pas au coin du feu, ils vont dans un music-hall écouter une de leurs nouvelles chansons, que profère une femme en cheveux roux, résolument inquiétante. Elle parle sans modération des amours de sa vie, et du « beau môme » dont l’œil la possède.
Tous les descripteurs attitrés des bas-fonds ont été mis à contribution par le brave chef de bureau qui, dans la paix de son cabinet, a mêlé sur du papier les jargons de toutes les époques, l’argot d’Eugène Sue et celui des réalistes de 1875, en y ajoutant quelques expressions plus « à la page » prises dans des productions plus modernes.
Depuis le jour où un flatteur, le félicitant d’une nouvelle chanson d’apaches, lui a dit avec conviction : « Ah ! vous les connaissez bien ! » le peintre de mœurs s’imagine de bonne foi qu’il a vécu avec ses personnages, et que sa grande qualité est de « faire vrai ».
Il a raison, d’ailleurs. La vérité, c’est ce que les bonnes gens croient être la vérité.